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L’école par (au moins) quatre chemins

Numéro 5 - 2016 par Thomas Lemaigre

août 2016

Une révo­lu­tion cultu­relle de l’école ne suf­fi­ra pas, et per­sonne ne voit d’où elle pour­rait par­tir. Réin­ven­ter les struc­tures du monde sco­laire néces­site de faire sau­ter la chape de cer­tains com­pro­mis his­to­riques, ce que les déten­teurs du pou­voir tendent à voir comme contraire à leurs inté­rêts, de fac­to deve­nus des rentes de situa­tion. Sans pro­jet clair, il ne peut sor­tir d’améliorations d’une remise à plat de tous les outils, chaque année plus nom­breux, qui ins­tru­mentent la ges­tion et la régu­la­tion du sys­tème sco­laire et des éta­blis­se­ments, allant de la tuyau­te­rie des ins­tances de concer­ta­tion à l’ingénierie des indi­ca­teurs sans oublier l’inflation des pro­cé­dures. Et une entrée par les pro­jets locaux et l’innovation por­tée par des pra­ti­ciens réflexifs ne contre­ba­lan­ce­ra pas le poids des struc­tures et l’asphyxie par les ins­tru­ments. Mais qui a déjà ten­té d’emprunter de façon coor­don­née ces che­mins mul­tiples ? Qui a déjà cher­ché à déco­der, déblo­quer et réin­ven­ter leurs interdépendances ?

Dossier

Fina­li­tés et repré­sen­ta­tions sont insé­pa­rables. Ber­nard Del­vaux1 avec son récent ouvrage ou Fran­cis Til­man avec sa contri­bu­tion à Réflé­chir l’école de demain2 pro­posent une mise à jour du « pro­gramme ins­ti­tu­tion­nel3 » de l’école. Le monde évo­lue, avec lui les aspi­ra­tions que nour­rissent les indi­vi­dus aux dif­fé­rents moments de leur vie où ils ren­contrent l’institution scolaire.

L’entrée par les finalités

La forme sco­laire4 tra­di­tion­nelle est obso­lète, et cette obso­les­cence est le fil rouge de la plu­part des pro­blé­ma­tiques et ten­sions qui tra­versent aujourd’hui l’école de haut en bas, y com­pris l’enseignant lui-même chaque fois qu’il est l’heure de « faire classe » ou de don­ner de la voix dans le débat public. Et comme l’aurait dit Ein­stein « Nous ne pou­vons pas résoudre les pro­blèmes avec la même façon de pen­ser que celle qui les a engen­drés ». Nous avons donc besoin, comme d’air pour faire res­pi­rer l’école, d’un pro­jet, de l’image pro­jec­tive et dési­rable d’une « tout autre école ». Bref, la réforme de l’école sera un chan­ge­ment cultu­rel ou ne sera pas.

Des contri­bu­tions comme celles de Del­vaux et Til­man nous emmènent de la réforme vers la trans­for­ma­tion. Elles peuvent être vues comme un pro­lon­ge­ment des (plus si) « nou­velles péda­go­gies », qu’elles ne man­que­ront pas de renou­ve­ler. Celles-ci sont mises en acte depuis long­temps par des éta­blis­se­ments inno­vants, situés pour la plu­part en marge du sys­tème, et aus­si par des ensei­gnants ou des col­lec­tifs d’enseignants inno­vants et entre­pre­nants… sans que leurs pra­tiques fassent lar­ge­ment école et sans avoir un réel effet systémique.

Les Assises de l’enseignement il y a deux décen­nies avaient ouvert le débat sur les fina­li­tés et sur le sens. Elles avaient débou­ché sur un décret Mis­sion au conte­nu plu­tôt robuste, mais aus­si sur une pétri­fi­ca­tion des struc­tures par le même décret5. En écho, il semble bien qu’entrer dans la réforme par les fina­li­tés et le sens soit vain. Pourquoi ?

Des structures stérilisantes

À notre sens, cet éter­nel rapla­tis­se­ment n’est pas le fait des pénu­ries bud­gé­taires. Ce n’est pas le fait de l’inertie inhé­rente au sta­tut du per­son­nel ensei­gnant. Ce n’est pas non plus le fait des conser­va­tismes, qu’on dit plus actifs et plus mas­sifs dans l’enseignement qu’ailleurs. C’est plu­tôt, d’abord, le fait du poids des structures.

« Quand j’étais accom­pa­gna­teur péda­go­gique dans un réseau [une fédé­ra­tion de pou­voirs orga­ni­sa­teurs – NDLR], je m’étais mis à orga­ni­ser la mise en place de classes-pro­jets. C’était incroyable, ça mar­chait du ton­nerre ! À un moment don­né, le grand patron m’a dit : “C’est très chouette ce que tu fais, mais pas plus de sep­tante classes à la fois.” Il a tenu parole, à la soixante-neu­vième je me suis fait f… en l’air. » Les profs inno­vants vous le diront après quelques heures de vol, et nombre d’acteurs exté­rieurs qui col­la­borent avec le monde sco­laire s’en rendent vite compte : il y a quelque chose de fos­si­li­sé dans l’univers sco­laire, qui ren­voie tou­jours in fine à la manière intan­gible dont le jeu des forces en pré­sence s’organise, en par­ti­cu­lier les stra­té­gies des réseaux, et dans une moindre mesure des syn­di­cats ensei­gnants et des fédé­ra­tions de parents.

In fine, cela ne veut rien dire d’autre que « dans les fon­da­tions du sys­tème » : le Pacte sco­laire, la manière dont il est béton­né dans les textes, jusqu’à la Consti­tu­tion, limi­tant ain­si la marge de manœuvre et le champ du débat puisqu’offrant un droit de véto sur pra­ti­que­ment toute pro­po­si­tion à tous les acteurs clés du sys­tème. C’est une grille d’analyse de la poli­tique belge que pro­po­sait Luc Van Cam­pen­houdt dans un édi­to­rial il y a deux ans. C’est la lec­ture de Mathias El Berhou­mi, dans sa contri­bu­tion à notre récent dos­sier sur le com­pro­mis en poli­tique : la manière dont a été tran­ché un conflit entre des forces sociales oppo­sées il y a bien­tôt soixante ans, dans une Bel­gique confor­miste tra­vaillée par un rap­port au reli­gieux qui a conti­nué d’évoluer, nous empêche de poser une série de débats et nous prive de pers­pec­tives pour répondre aux enjeux contem­po­rains de l’école. Qu’elles le veuillent ou non, nombre d’innovations péda­go­giques contestent ces com­pro­mis fon­da­teurs et en pointent en creux l’obsolescence. L’institué abo­lit la pos­si­bi­li­té même de l’instituant, ou comme le disait pro­saï­que­ment le mou­ve­ment étu­diant à la sor­tie des Assises de l’enseignement, « Les WC sont fer­més de l’intérieur ». C’est aus­si ce dont s’est offus­quée la ministre Mil­quet à la fin de l’automne der­nier, dans un débat mal emman­ché, mais lan­cé à bon escient sur la juste quan­ti­té de pou­voir (de blo­cage) sys­té­mique qui revient aux réseaux6.

Ce cha­pitre des struc­tures n’est évi­dem­ment pas réduc­tible au Pacte sco­laire, aus­si struc­tu­rant soit-il. Il y a d’autres pro­blèmes qui se posent, tout un mika­do de tuyau­te­ries para­ly­santes à repen­ser. L’analyse que le CEF a faite de la (non-)mise en œuvre du Contrat pour l’école peut en consti­tuer une belle illustration.

La gestion par les instruments

Accé­lé­rons le pro­pos : si les struc­tures sont intan­gibles, si les fina­li­tés sont taboues, où sont les marges de manœuvre pour le déci­deur qui refuse de suc­com­ber aux ten­ta­tions de l’impuissance ? Comme dans nombre de poli­tiques depuis l’avènement du nou­veau mana­ge­ment public, et donc au moins depuis le décret Mis­sions, il s’est agi de pri­vi­lé­gier l’entrée par les ins­tru­ments, avec en par­ti­cu­lier des vagues suc­ces­sives de réfé­ren­tiels de com­pé­tences ter­mi­nales et, plus récem­ment, une mesure des per­for­mances des élèves telles que ren­dues com­men­su­rables par les résul­tats des éva­lua­tions externes (CEB, CESS et autres), des enquêtes Pisa ou encore d’autres indi­ca­teurs dits d’out­put.

Mais de tels ins­tru­ments, décon­nec­tés des fina­li­tés sont déve­lop­pés sans que soit pen­sée assez loin une cohé­rence entre eux qui ne va pas de soi. Ils sont qua­si impos­sibles à légi­ti­mer dans les écoles mêmes dans la mesure où ils sont pré­sen­tés comme exo­gènes (l’Europe, l’OCDE, l’Etnic, ISO) et ils s’avèrent vite insuf­fi­sants à chan­ger les choses en pro­fon­deur et com­plexi­fient remar­qua­ble­ment le sys­tème, sa régu­la­tion et la par­tie pro­pre­ment poli­tique de son pilo­tage7. La manière dont l’enseignement qua­li­fiant peine à s’acculturer à la péda­go­gie des com­pé­tences est un cas d’école de ce syn­drome : face aux nou­veaux réfé­ren­tiels de for­ma­tion cen­trés sur les acquis d’apprentissage, face à la modu­la­ri­sa­tion des cur­sus, les acteurs de ter­rain font le gros dos, se démo­tivent, râlent, rusent pour conti­nuer à don­ner leur cours ou à pilo­ter leur éta­blis­se­ment comme ils l’ont tou­jours fait. On s’épuise contre le para­doxe poin­té par Vincent Dupriez : le chan­ge­ment de l’école s’appuie in fine sur le chan­ge­ment des pra­tiques ensei­gnantes… qui lui offrent très peu de prise. La dif­fi­cul­té de réfor­mer l’école « s’explique entre autres par la struc­ture cel­lu­laire des sys­tèmes édu­ca­tifs et la situa­tion d’isolement de chaque ensei­gnant au sein de sa classe. La fai­blesse de la ligne hié­rar­chique dans les sys­tèmes édu­ca­tifs et les incer­ti­tudes liées aux choix péda­go­giques aident éga­le­ment à com­prendre pour­quoi chaque ensei­gnant dans sa classe béné­fi­cie d’une auto­no­mie impor­tante et peut igno­rer ou contour­ner un cer­tain nombre d’injonctions for­mu­lées par les auto­ri­tés édu­ca­tives8. »

Plus par­ti­cu­liè­re­ment, face à la ges­tion par les indi­ca­teurs de per­for­mance, telle que la sou­tient un acteur comme McKin­sey, la pente natu­relle sera de repa­ra­mé­trer l’activité éva­luée dans le but d’améliorer les scores. « C’est ain­si que la tâche des ensei­gnants risque d’être redé­fi­nie comme la pré­pa­ra­tion des élèves aux tests Pisa. Ce serait bien natu­rel : si les pro­fes­seurs sont blâ­més pour les mau­vais scores de leurs élèves, le plus simple pour eux serait de les entrai­ner à l’épreuve et de rabattre ain­si sur quelques résul­tats limi­tés les fina­li­tés mul­tiples habi­tuel­le­ment assi­gnées au sys­tème édu­ca­tif. La par­tie pour le tout, le simple pour le com­plexe », écri­vions-nous en édi­to de la revue il y a un an et demi9. Cas typiques de confis­ca­tion aux tra­vailleurs du sens de leur action et de sa dimen­sion col­lec­tive et auto­nome, d’où « échec par embour­be­ment bureau­cra­tique, incom­pré­hen­sion des exé­cu­tants et dilu­tion du pro­jet : les outils contre la réforme10 ». Et contre les femmes et les hommes de bonne volon­té qu’elle mobi­lise sur le terrain.

Dans le ser­vice public, les spé­cia­listes de la « moder­ni­sa­tion » de la « socié­té blo­quée » recom­mandent de parer à ce risque en cou­plant les réformes par les ins­tru­ments à des réformes par la ges­tion des res­sources humaines. C’est loin d’être infai­sable, la Flandre l’a fait, en pen­sant et en ins­ti­tuant pro­gres­si­ve­ment et conjoin­te­ment depuis vingt-cinq ans sa poli­tique de la car­rière des ensei­gnants et sa poli­tique de la qua­li­té d’enseignement, ados­sée toutes deux à des fina­li­tés réac­tua­li­sées, ce qui l’a ame­née à réfor­mer en pro­fon­deur l’inspection, l’accompagnement péda­go­gique (et donc le rôle des réseaux), la for­ma­tion conti­nue. L’évaluation du tra­vail des ensei­gnants par des pairs for­més à cet exer­cice est deve­nue pra­tique cou­rante11. Pen­dant ce temps, chez nous, on créait l’Institut de la for­ma­tion en cours de car­rière des ensei­gnants (IFC) en 2002 pour sou­te­nir par de la for­ma­tion conti­nue plus cen­tra­li­sée la mise en place des réformes cen­trées sur la péda­go­gie des com­pé­tences, et on lui infli­geait pen­dant ses dix pre­mières années de fonc­tion­ne­ment une dimi­nu­tion de bud­get de près d’un tiers (à prix constants)12. Vous aviez dit inves­tir dans les com­pé­tences ? Bref, une clé de lec­ture (par­mi d’autres) des dif­fé­ren­tiels dans les résul­tats Pisa au nord et au sud du pays.

Exit la réforme par les ins­tru­ments de ges­tion ? On ne peut gou­ver­ner sans ins­tru­ments de gou­ver­ne­ment. L’enjeu n’est donc pas de réfor­mer par les ins­tru­ments, mais de réfor­mer les ins­tru­ments. En sup­pri­mer cer­tains, en fusion­ner d’autres, en créer peu de nou­veaux. Ché­rir ceux qui marchent (par exemple le Tabor com­mu­ni­qué par le ser­vice des sta­tis­tiques rela­tives à l’enseignement en Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles [Etnic] aux direc­tions d’établissement depuis quelques années semble faire ses preuves), écou­ter les retours d’expérience de ceux qui les uti­lisent. On ne peut plus faire l’économie de ce qu’est un bon ins­tru­ment de ges­tion : issu de fina­li­tés expli­ci­te­ment ados­sées aux fina­li­tés du sys­tème ? cohé­rent (voire en homo­lo­gie) avec ses fina­li­tés ? conçu dans l’optique d’offrir de façon équi­li­brée des plus-values effec­tives à toutes ses par­ties pre­nantes ? Sur­tout mini­mi­sant les effets per­vers, en par­ti­cu­lier ceux qui poussent les direc­tions ou les ensei­gnants à agir à rebours de ce qu’ils pensent (par exemple poids du méca­nisme de cal­cul du nombre total de périodes pro­fes­seurs [NTPP] et des « titres et fonc­tions » sur les choix de pro­gram­ma­tion des sec­tions dans l’enseignement qua­li­fiant, d’ailleurs qua­si gelé depuis jan­vier 2016 pour cause de tra­vaux). Le chan­tier a ceci d’intéressant qu’il pousse à mettre en évi­dence ce qui marche avant de s’autoflageller à pro­pos de ce qui ne marche pas. Il a ceci d’ambitieux — d’autres diront de vain — qu’il est com­plè­te­ment imbri­qué dans le chan­tier des fina­li­tés, dans celui des struc­tures et dans celui des pra­tiques et projets…

Le temps des projets ?

Avant de se tirer une balle dans la tête, le réfor­ma­teur peut être ten­té de lâcher prise et de tout miser sur la voie évo­quée plus haut : si ceux qui sont vrai­ment prêts à chan­ger l’enseignement sont en bas de la socié­té et pas en haut, alors c’est sur eux qu’il convient de miser. La méthode consis­te­rait à acti­ver et culti­ver tout ce qu’il y a comme acteurs dans l’école et autour : profs, classes, direc­tions, conseils de par­ti­ci­pa­tion, PO, asso­cia­tions, etc. Créons de nou­velles écoles (il y a jus­te­ment des moyens pour cela), pre­nons le pou­voir dans nos com­munes puisqu’elles sont des PO, for­mons les jeunes profs aux nou­velles péda­go­gies, for­mons les nou­velles direc­tions aux nou­velles manières d’organiser un éta­blis­se­ment (intel­li­gence col­lec­tive et com­pa­gnie), réfor­mons les temps sco­laires pour faire entrer vrai­ment les acteurs socio­cul­tu­rels dans les murs, et lan­çons des dizaines d’écoles pilotes, mille inno­va­tions péda­go­giques et mille classes pro­jets, jetons les ponts de col­la­bo­ra­tions locales entre les éta­blis­se­ments de réseaux et de niveaux dif­fé­rents, etc. Bref, n’attendons pas que le poli­tique se réveille, que l’usine à gaz se désen­gorge, acti­vons la par­tie mobile du sys­tème, jouons la conta­gion cultu­relle, les effets papillons.

C’est la voie que semble pri­vi­lé­gier Vincent Dupriez dans son ouvrage Peut-on réfor­mer l’école ? Au risque de retrou­ver le poids des struc­tures, le jeu pré­dé­ter­mi­né et sur­dé­ter­mi­nant des acteurs ins­ti­tués, la ruse avec les ins­tru­ments de ges­tion, comme semble l’indiquer notre témoin avec ses soixante-neuf classes pro­jets. Au risque des visions infan­ti­li­santes et des dis­cours sté­ri­li­sants que tout ce pas­sif pro­duit. C’est que l’innovation péda­go­gique doit être accom­pa­gnée, outillée, ani­mée, inter­vi­sée, inté­grée dans la for­ma­tion ini­tiale et conti­nuée, etc. Elle passe inévi­ta­ble­ment par le tra­vail col­lec­tif entre ensei­gnants, et donc inter­roge l’école en tant qu’organisation, pro­duc­trice de règles, de conven­tions et de cultures. Elle va aus­si sou­vent tendre à débor­der la « forme sco­laire ». Bref, péda­go­gique ou autre, à un moment ou l’autre, l’innovation crée for­cé­ment un rap­port de force avec l’institué.

Si cette voie ascen­dante est tou­jours féconde tant il est vrai qu’on ne réforme rien par décret, notre hypo­thèse ici reste de dire qu’il faut atta­quer la mon­tagne par tous les fronts, y com­pris la face nord des struc­tures. La méthode sera mul­ti­fa­cettes ou elle ne sera point. L’idée n’est pas de dire qu’elle est simple, sur­tout quand sera venu le moment de la cou­ler dans une stra­té­gie d’action qui doit arti­cu­ler fine­ment les avan­cées sur chaque face de la mon­tagne. Il n’y a pas de recette miracle (pour aucune vraie réforme, d’ailleurs), il y a les nœuds d’une pro­blé­ma­tique située dans la socié­té et dans l’histoire, et les liens par­ti­cu­liers à faire, défaire et/ou refaire entre ces nœuds.

Et si on rechaussait le cordonnier ?

Peut-être n’est-il pas néces­saire d’ouvrir de front la ques­tion du Pacte sco­laire, même si ce ne serait pas un luxe. Pour­quoi ne pas uti­li­ser les « écoles de l’État » — dites désor­mais Wal­lo­nie-Bruxelles Ensei­gne­ment — comme ter­rain d’action pri­vi­lé­gié, comme une répé­ti­tion géné­rale de ce scé­na­rio mul­ti­fa­cettes ? De l’aveu de ses pilotes les moins adeptes de la langue de bois, ce réseau est dans un état déplo­rable : cor­po­ra­tismes, sous-loca­lismes, bureau­cra­tie, iden­ti­té faible, absence de stra­té­gies col­lec­tives, pilo­tage impuis­sant, etc. L’utiliser comme ter­rain de déploie­ment de stra­té­gies radi­ca­le­ment alter­na­tives et inno­vantes fait sens : la FWB est mai­tresse chez elle, et on opère ain­si à une échelle sus­cep­tible de don­ner un effet sys­té­mique aux pro­jets. Mais en fai­sant quoi de ce réseau ? Avec son décret Argo, la Flandre a confié, il y a vingt-cinq ans, le PO de l’enseignement de l’État à un conseil indé­pen­dant, dans un sou­ci d’efficacité et de démo­cra­ti­sa­tion13.

La Consti­tu­tion a déjà été adap­tée pour le per­mettre. Pour­quoi ne pas ima­gi­ner une ini­tia­tive simi­laire, mais qui aille beau­coup plus loin dans une démo­cra­ti­sa­tion par le haut comme par le bas ?

Elle appro­fon­di­rait le pro­jet démo­cra­tique en ima­gi­nant des scé­na­rios d’ancrage local des éta­blis­se­ments. Il en existe plein, par exemple à l’américaine (school­boards états-uniens et com­mis­sions sco­laires qué­bé­coises, direc­te­ment élus au suf­frage uni­ver­sel). Il paraît que cela ne marche pas bien ? Réin­ven­tons mieux. Démo­cra­ti­sa­tion, décen­tra­li­sa­tion, débu­reau­cra­ti­sa­tion, inno­va­tion, et, à l’arrivée, qua­li­té, effi­ca­ci­té, remo­ti­va­tion et dimi­nu­tion des inéga­li­tés. On peut parier ensuite sur un mini­mum d’émulation : magie des qua­si-mar­chés sco­laires, les autres réseaux ne vou­dront pas être en reste. Ils repren­dront le modèle ou en déve­lop­pe­ront d’autres simi­laires, avec à la clé une sor­tie par le haut du blo­cage actuel. En deux législatures.

Il n’y a rien qui empêche de com­men­cer à la ren­trée qui vient.

  1. Del­vaux B., Une tout autre école, Gir­sef-UCL, 2015.
  2. Til­man Fr., « Pour de nou­velles fina­li­tés », dans Del­vaux, Alba­rel­lo et Bou­hon (dir.), Réflé­chir l’école de demain, édi­tions De Boeck supérieur.
  3. « À savoir, les prin­cipes et valeurs qui fondent l’institution ain­si que leur tra­duc­tion concrète dans des formes orga­ni­sa­tion­nelles et des dis­po­si­tifs de socia­li­sa­tion » (Del­vaux B. dans ce dos­sier, p. 58).
  4. « Ce concept de forme sco­laire a été pro­po­sé par Guy Vincent dans sa thèse trai­tant de l’histoire de l’école pri­maire en France (1980). Il désigne les carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales de cette forme par­ti­cu­lière d’éducation qu’est l’école, carac­té­ris­tiques qui la dis­tinguent d’autres formes d’éducation telles que le com­pa­gnon­nage ou l’apprentissage, et qui demeurent mal­gré les réformes sco­laires » (Del­vaux B., p. 55).
  5. Voir l’ana­lyse tou­jours actuelle de Théo Hachez dans l’introduction au dos­sier « Libé­rer la liber­té d’enseignement » (octobre 1998).
  6. « Les réseaux se sont octroyé trop de pou­voir », Bos­co d’Otreppe, La Libre Bel­gique, 11 décembre 2015.
  7. Lemaigre Th., « Note ana­ly­tique. Inven­taire des ins­tances de concer­ta­tion Ensei­gne­ment, For­ma­tion et Emploi en Wal­lo­nie et à Bruxelles », CEF et CCFEE, 2014.
  8. Dupriez V., Peut-on réfor­mer l’école ? Approches orga­ni­sa­tion­nelle et ins­ti­tu­tion­nelle du chan­ge­ment péda­go­gique, coll. « Péda­go­gies en déve­lop­pe­ment », De Boeck Supé­rieur, 2015.
  9. Nous conti­nuions avec l’exemple mal­heu­reux des trans­ports en com­mun : « En réa­li­té, nous voyons déjà se déve­lop­per de nom­breux exemples de ce type de démarche. […] La STIB, aupa­ra­vant, avait déjà déve­lop­pé ce type de pra­tique, scin­dant des lignes de tram pour garan­tir la ponc­tua­li­té sur la deuxième por­tion du tra­jet, même en cas de retard sur la pre­mière. Pour les voya­geurs, la consé­quence en est un allon­ge­ment des temps de par­cours et une évi­dente dimi­nu­tion du confort. »
  10. Jean­not G. et Guille­mot D., « Réfor­mer par les outils ou par les hommes ? Un bilan quan­ti­ta­tif de la moder­ni­sa­tion de la ges­tion de l’État », Poli­tiques et mana­ge­ment public, vol. 27/4, 2010.
  11. Groupe d’experts Refer­net Bel­gique fran­co­phone, « Le sou­tien des ensei­gnants et des for­ma­teurs par rap­port aux réformes et à la qua­li­té de l’enseignement qua­li­fiant et de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle », note pour le Cede­fop à paraitre en anglais.
  12. Cal­culs per­son­nels sur la base de Chris­tiane Blon­din et Florent Che­nu, « La for­ma­tion et le déve­lop­pe­ment pro­fes­sion­nel des ensei­gnants et des chefs d’établissement de l’enseignement obli­ga­toire », ULg et minis­tère de la FWB, avril 2014.
  13. Fannes P., Vran­ckx B., Simon Fr. et Depaepe M., « L’enseignement en Com­mu­nau­té fla­mande (1988 – 2013)», Cour­rier heb­do­ma­daire, n° 2186 – 2187, Crisp, 2013.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).