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L’école de l’égalité reste à inventer

Numéro 4 Avril 2006 - Enseignement-enfance par Théo Hachez

avril 2006

Le dos­sier de ce mois se situe dans le pro­lon­ge­ment direct de celui que nous avions consa­cré en juillet-aout der­nier au « Contrat pour l’é­cole ». Au-delà d’une pré­sen­ta­tion cri­tique de son conte­nu et de sa méthode, puis du débat qu’il avait amor­cé dans nos colonnes «, il nous res­tait à reve­nir sur le fond de la question […]

Dossier

Le dos­sier de ce mois se situe dans le pro­lon­ge­ment direct de celui que nous avions consa­cré en juillet-aout der­nier au « Contrat pour l’é­cole ». Au-delà d’une pré­sen­ta­tion cri­tique de son conte­nu et de sa méthode, puis du débat qu’il avait amor­cé dans nos colonnes « 1, il nous res­tait à reve­nir sur le fond de la ques­tion à laquelle se vouait l’éner­gie poli­tique qui y était inves­tie : celle de l’é­ga­li­té scolaire.

Il est vrai que de l’é­ga­li­té nous sommes loin aujourd’­hui, quoique son exi­gence soit déjà ancienne, comme le rap­pellent Domi­nique Groo­taers et Albert Bas­te­nier. Rela­tant sa pre­mière heure de cours dans une école en dis­cri­mi­na­tion posi­tive, le témoi­gnage de David D’Hondt, dans sa nudi­té même, donne le ver­tige. Tout au bout de la chaine de la relé­ga­tion, ce n’est pas tant l’i­gno­rance que l’on doit redou­ter d’af­fron­ter, c’est l’im­passe au fond de laquelle se reflètent les para­doxes d’une ins­ti­tu­tion sco­laire qui pré­tend qua­li­fier, mais dis­qua­li­fie de fait, qui pré­tend inté­grer, mais enclenche une spi­rale du mépris. Seule la ruse et l’o­pi­niâ­tre­té peuvent alors espé­rer désa­mor­cer une vio­lence qui baigne de son incan­des­cence l’é­ta­blis­se­ment, les jeunes et les ensei­gnants ; une vio­lence qui crispe les uns ou conduit les autres à la désertion.

Quoi­qu’on ne sache rien du niveau acquis par ces élèves de troi­sième élec­tro­mé­ca­nique dans les savoirs de base, on convien­dra que la marge sco­laire qui se donne à voir là est aus­si réelle que la poche sta­tis­tique d’é­lèves aux per­for­mances scan­da­leu­se­ment faibles qu’en­re­gistre scru­pu­leu­se­ment l’en­quête Pisa. S’a­git-il de la même réa­li­té, des mêmes jeunes, appré­hen­dés sous des angles dif­fé­rents ? Le prou­ver sera pour le moins aus­si dif­fi­cile que d’ad­mi­nis­trer vala­ble­ment le test déci­sif aux gaillards en ques­tion. Ce n’est pas que nous enten­dions jeter le doute métho­do­lo­gique sur les résul­tats pro­duits par des scien­ti­fiques qui se sont mis au ser­vice d’un orga­nisme, l’OCDE, dont la garan­tie de sérieux tient, aux yeux des poli­tiques de gauche qui s’en auto­risent épi­so­di­que­ment, dans son objet uni­la­té­ra­le­ment éco­no­mique et dans son orien­ta­tion uni­la­té­ra­le­ment libérale.

Quel visage du désastre sco­laire faut-il alors recon­naitre ? Et devra-t-on pour autant récu­ser l’autre ? Dans les deux cas, l’in­ter­pel­la­tion est rude pour le sys­tème qui les pro­duit. En recom­man­dant « plus du même pour tous plus long­temps », en pri­vi­lé­giant l’é­va­lua­tion externe stan­dar­di­sée comme outil de ges­tion, le « contrat pour l’é­cole » a trou­vé dans la figure fina­le­ment ras­su­rante du chiffre l’ad­ver­saire à battre. Et on aligne ain­si le pro­blème sur la solu­tion pour le rec­ti­fier. Par ailleurs, faute d’être recon­nues, les autres com­po­santes de l’i­né­ga­li­té à l’é­cole pous­sées alors au bout aber­rant de leur logique, ne pour­ront se mani­fes­ter que comme autant de faits divers mons­trueux ou conster­nants. Leur mul­ti­pli­ca­tion, après avoir sol­li­ci­té des solu­tions ad hoc, ravi­ve­ra ou confor­te­ra dans l’é­mo­tion géné­rale les pro­jets de faire glis­ser tout ou par­tie du sys­tème sco­laire vers le modèle des colo­nies péni­ten­tiaires du savoir.

Aus­si bien vaut-il mieux, comme Domi­nique Groo­taers, s’in­ter­ro­ger, en amont de ces deux figures, sur les res­sorts du sys­tème sco­laire. Et consta­ter avec elle que, fati­gués, ces res­sorts his­to­riques ne pro­duisent plus la moti­va­tion interne indis­pen­sable au fonc­tion­ne­ment de l’é­cole. La méri­to­cra­tie, dépri­mée par le contexte social, met à mal l’é­qui­libre des mis­sions sco­laires. S’il convient tou­jours de lever les obs­tacles clas­siques à l’é­ga­li­té, de nou­velles voies doivent être trou­vées pour rani­mer l’in­té­rêt. Par­mi les pistes que l’au­teur iden­ti­fie, on relè­ve­ra celle d’é­lar­gir les savoirs com­muns, qui inter­roge les ten­dances uti­li­ta­ristes de res­ser­re­ment sur les savoirs de base. Il est légi­time bien sûr d’at­tendre de l’é­cole qu’elle apprenne à cha­cun à lire et à cal­cu­ler. Mais le sta­tut d’ob­jec­tif préa­lable et prio­ri­taire de telles com­pé­tences (plu­tôt que de moyens ou d’ex­ter­na­li­té posi­tive) est-il péda­go­gi­que­ment tenable ? Il est vrai que, plus que d’autres, de telles com­pé­tences s’offrent au regard du tech­no­crate avec le charme et l’au­to­ri­té du chiffre qui lui four­nit en retour un ali­bi pour ses com­pu­ta­tions obstinées.

Avec Albert Bas­te­nier, on se deman­de­ra si face à la crise de l’é­cole, dument consta­tée aujourd’­hui, on ne tente pas d’exor­ci­ser un cer­tain désar­roi en réha­bi­li­tant les vieilles lunes refou­lées de la grande machine sco­laire conçue pour accom­pa­gner la for­ma­tion des socié­tés natio­nales et leur entrée dans l’ère indus­trielle. Mais qu’a­vait-on fait alors, sinon emprun­ter aux congré­ga­tions reli­gieuses un modèle éli­taire qu’on a, tant bien que mal, éten­du à des popu­la­tions de plus en plus diverses ? Plu­tôt que d’a­van­cer ain­si tou­jours à recu­lons, ne vau­drait-il pas mieux par­tir du constat que l’é­cole de masse reste à inven­ter ? La com­plexi­té du défi sco­laire tel qu’il se pose aujourd’­hui dans des socié­tés démo­cra­tiques tient mani­fes­te­ment pour une large part à la diver­si­té de ses publics qui fait cou­rir le dan­ger d’en exclure ou d’en dis­qua­li­fier cer­tains. Mais ce qui appa­rait comme un pro­blème ne peut-il pas être consi­dé­ré comme une res­source, tant il est vrai que, si elles veulent le res­ter, les socié­tés démo­cra­tiques contem­po­raines se doivent d’être à la fois plu­ra­listes et multiculturelles ?

La vigueur de l’in­ter­pel­la­tion sur l’i­né­ga­li­té, aus­si bien que l’ap­pa­rente évi­dence des solu­tions qu’elle entraine à sa suite, tendent à clas­ser à droite ceux qui résistent à une réduc­tion idéo­lo­gique dont la bru­ta­li­té se dis­si­mule sous le voile rose des bons sen­ti­ments affi­chés. Toute cri­tique adres­sée au « contrat » pas­se­rait-elle pour mora­le­ment condam­nable du moment qu’elle se reven­dique éga­le­ment de valeurs telles que la liber­té ou la diver­si­té, immé­dia­te­ment sus­pectes d’en­trer en concur­rence avec l’é­ga­li­té et de faire ain­si figure de che­val de Troie du marché ?

À rebours d’une approche som­maire, la pers­pec­tive prise par les auteurs dégage la ques­tion de l’é­ga­li­té du gou­lot tech­nique où on l’a réduite. Elle rap­pelle que le savoir ne peut pas être trai­té sur le décalque des « uti­li­ties » (l’eau, le gaz ou les connexions télé­pho­niques) et ser­vir de ter­rain de repli pour la réaf­fir­ma­tion d’un mono­pole public qui a dû pro­gres­si­ve­ment s’en des­sai­sir. S’il faut s’as­su­rer de l’ac­cès égal au savoir, il faut d’a­bord prendre en compte le sens qu’on lui donne et qui seul sus­cite les moti­va­tions que les appre­nants peuvent y inves­tir. Sans quoi l’é­ga­li­té n’est même pas une ques­tion, mais un faux-fuyant. Per­sonne ne peut s’ar­ro­ger le mono­pole du sens. Recon­naitre la spé­ci­fi­ci­té de la pro­blé­ma­tique sco­laire, c’est donc la désen­cla­ver pour élar­gir le contact de l’é­cole avec la socié­té dans sa diversité.

  1. Affir­mer l’é­ga­li­té ! », Pla­te­forme contre l’é­chec sco­laire, La Revue nou­velle, n° 11, novembre 2005, p. 73.

Théo Hachez


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