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L’école comme système de production : impasses et voies de dépassement
Jusqu’aux années nonante, les politiques scolaires envisageaient l’école comme une institution fondée sur des valeurs (démocratie, épanouissement de la personne, égalité des chances…) qui devait socialiser les jeunes et en faire des citoyens autonomes ou de bons chrétiens, suivant le type d’enseignement. Aujourd’hui, de nouvelles politiques scolaires la considèrent comme une organisation productive, orientée vers des objectifs mesurables. Cette école est désormais pilotée par un État évaluateur associé aux réseaux tandis que les établissements ont perdu de leur autonomie. Non seulement les politiques mises en place sont peu efficaces, mais surtout elles ne proposent pas de principes normatifs susceptibles d’emporter l’adhésion des enseignants, des parents et des élèves. L’école ne peut se réduire à un système de production, mais pourrait être refondée comme projet humaniste qui fasse droit à des valeurs, sans que cela n’arase les spécificités des différentes traditions philosophiques ou religieuses.
Le système scolaire belge s’est construit sur un principe central de « liberté d’enseignement », affirmé dès la création de l’État belge en 1830, celle d’organiser un enseignement et celle de choisir son école. Ce principe a rendu possible une initiative scolaire multiple et décentralisée. Si le rôle de l’État s’est révélé au départ relativement ténu, les normes étatiques encadrant l’enseignement « libre » se sont renforcées au fur et à mesure que l’État a pris en charge une part plus importante de son financement. Cependant, par comparaison avec d’autres systèmes, une caractéristique du système scolaire belge est de combiner un État relativement « faible » et des pouvoirs organisateurs ou des réseaux relativement puissants. Les politiques scolaires sont en permanence le lieu de négociations et de compromis, non seulement entre la coalition des partis au pouvoir, mais aussi avec les principaux « porteurs d’intérêt » scolaires, comme les réseaux ou les organisations syndicales.
Des « règles du jeu » structurent les compromis politiques. Première règle, la politique scolaire doit respecter l’autonomie des différents pouvoirs organisateurs (ou réseaux). Deuxième règle, si l’autonomie est acceptée voire valorisée, il faut néanmoins (sauf crise) respecter l’autonomie de l’autre, et on ne cherchera donc pas à connaitre ou à évaluer publiquement le mode de fonctionnement ou les résultats d’un pouvoir organisateur du réseau opposé. Autrement dit, la discrétion à l’égard des autres « segments » devra être préservée, pour maintenir la coexistence entre « piliers » (Mangez, 2009).
Mais ces réalités scolaires et politiques sont érodées par des évolutions de la société belge (sécularisation et individualisation sociales) et des changements externes (la globalisation économique et l’européanisation des politiques éducatives). Ces évolutions ont une influence profonde, surtout depuis la communautarisation du système d’enseignement en 1989. Ainsi, les politiques éducatives, comme la recherche, sont pensées comme des « ressources » clés dans la compétition économique et comme des « facteurs de production » dans une économie de la connaissance. Les règles du jeu sont dès lors progressivement fragilisées. Autonomie et régulations politiques nouvelles sont en tension ; la « discrétion » est aussi mise à mal par de nouvelles politiques scolaires, qui font appel à de nouveaux modes de régulation basés sur l’évaluation et les indicateurs.
De l’institution au système de production scolaire
Jusqu’aux années quatre-vingt, la définition des politiques scolaires et la lecture de l’école dans cette période s’inscrivent dans un paradigme politique où l’école est lue comme une institution au service de fonctions de socialisation importantes et de valeurs renvoyant à la société ou à l’individu (par exemple, pluralisme, démocratie, libre arbitre, épanouissement de la personne ; égalité des chances). Depuis les années nonante, l’école est progressivement perçue comme un système de production scolaire, équipant les individus/élèves des compétences et savoirs utiles à une insertion sociale et professionnelle. Autrement dit, les décideurs politiques tendraient de plus en plus à penser le système scolaire non plus dans les termes du droit et de la sociologie (institution), mais dans les termes de la théorie des organisations et de l’économie. Ces paradigmes de l’«institution » et du « système de production scolaire » s’opposent sur trois points : les valeurs de référence par rapport auxquelles se définissent l’action publique, les « normes définissant des écarts entre le réel perçu et le réel souhaité » et les théories de l’action promues.
Les valeurs de référence
Dans le paradigme de l’institution, l’école est supposée assurer la socialisation des êtres sociaux, constituer simultanément, et parfois de façon contradictoire, des citoyens, des travailleurs et des personnes. Cependant, en France, l’école était pensée comme vecteur d’un seul programme institutionnel associé à l’État républicain (Dubet, 2002). En Belgique, il n’y a jamais eu de république et plusieurs programmes institutionnels, correspondant à différents réseaux et communautés sociologiques, se sont toujours concurrencés tout en établissant de façon dynamique différents types de compromis de coexistence. Ainsi, selon Anne Van Haecht, tout au long de l’histoire scolaire, on peut déceler deux « modèles forts différents de l’élève à former qui opposent les tenants de l’école “officielle” et tenants de l’école religieuse catholique : “le « citoyen autonome” est le type d’homme valorisé par le projet laïque, le “bon chrétien » est le type d’homme favorisé par le projet catholique”» (Van Haecht, 1985, p. 10).
Dans le système de production scolaire, ces différentes valeurs ne sont pas frontalement évacuées, puisque l’efficacité peut théoriquement être recherchée par rapport à la poursuite d’objectifs multiples, que ce soit le développement de l’épanouissement de chaque élève, la promotion des valeurs citoyennes ou la diminution des sorties d’élèves sans qualification. Il n’empêche que, en pratique, il implique de poursuivre des objectifs qui soient visibles, mesurables, si bien que toutes les finalités ne seront pas poursuivies avec la même intensité et qu’une priorité sera donnée aux finalités les plus mesurables (comme l’amélioration des résultats moyens — une forme d’efficacité — ou l’égalisation des résultats entre genres ou groupes sociaux). Par ailleurs, la recherche d’une meilleure performance, l’amélioration de la qualité et de l’efficacité de l’organisation scolaire tend à devenir une préoccupation permanente qui pourrait se substituer et faire oublier les finalités au nom desquelles on les poursuit, conduisant ainsi à la recherche de la performance en soi, dans un paradigme apparemment compatible avec toutes les finalités possibles.
Les normes définissant des écarts entre le réel perçu et le réel souhaité
Dans le nouveau paradigme, le souhaitable est défini en termes de performances scolaires (relatives à l’acquisition de savoirs, compétences, savoir-faire, « savoir-être »). Plus précisément, ce sont des résultats mesurables qui constituent l’opérationnalisation de ce souhaitable. Des références chiffrées (data) deviennent des standards par rapport auxquels on confronte les résultats effectifs. Les écarts à ces standards dessinent alors les objectifs à poursuivre par la politique. Cela signifie que la définition d’indicateurs et standards devient clé dans la conduite des politiques.
Par opposition, le souhaitable était antérieurement défini en termes de valeurs, de normes ou propriétés référées à la socialisation nécessaire des individus : ainsi entre les réseaux d’enseignement belges, certaines figures de référence pouvaient être partagées (idéal de l’humaniste au terme des humanités), mais déclinées à la lumière de pédagogies reliées à une référence chrétienne révélée ou à une référence laïque valorisant l’«éclairement » et la raison.
Les théories de l’action
Dans le paradigme montant, le problème clé à résoudre est celui de la « qualité des apprentissages », envisagés sous l’angle prioritaire de l’efficacité (« excellence » des apprentissages d’une élite ou niveau moyen d’apprentissage de tous) ou de l’équité (distribution plus ou moins égale des chances d’acquisition des élèves). Les nouveaux modèles de régulation (État-évaluateur et quasi-marché) des systèmes d’enseignement peuvent être considérés comme des théories différentes et combinables d’amélioration de la « qualité de la production scolaire » : l’une insiste sur l’«évaluation », l’autre sur la « compétition » comme vecteurs d’amélioration des résultats du système (Maroy, 2008). Ces théories de l’action alimentent le répertoire des solutions et outils à la disposition des décideurs scolaires.
À l’inverse, dans le paradigme précédent, la qualité n’était pas la propriété première à améliorer dans le système ; ce qu’il s’agissait de garantir et de définir, c’étaient les qualités sociales et intellectuelles des types d’individus à socialiser. Il s’agissait de socialiser un « bon chrétien », un « citoyen », un « honnête homme », un « homme accompli ou un travailleur qualifié », un « sujet libre ». Par ailleurs, la question de la manière dont ces valeurs s’incarnaient dans une organisation, un curriculum, une pédagogie, une formation des enseignants était aussi cruciale. Dans le paradigme de l’institution, il fallait réfléchir et définir le mode de formation et de socialisation des professeurs et de la direction, le type de contenu et de curriculum privilégiés, le mode de relation pédagogique envisagé ou le mode d’évaluation. Ces processus constituaient des moyens d’«incarner », de concrétiser les valeurs privilégiées des programmes institutionnels contrastés des différents réseaux scolaires.
Crise de l’enseignement et « nouvelles » politiques scolaires
Les années nonante ont été des années de crise : une crise budgétaire qui rend tout à coup difficilement soutenables les politiques scolaires dérivées du passé (en particulier la multiplication des choix de programme offerts aux élèves depuis le « rénové» ; la prolongation de l’obligation scolaire jusque dix-huit ans); une crise sociale (grèves longues dues aux mesures d’austérité budgétaire); le début d’une « crise de sens » des politiques scolaires, organisées autour des équilibres entre réseaux, sans que des finalités claires ne soient assignées à l’ensemble de l’institution scolaire. Enfin, un contexte international, où des organismes internationaux commencent à assigner aux systèmes scolaires des préoccupations d’efficacité et de rendement, tout en proposant des dispositifs d’évaluation des performances sur la base d’enquêtes à grande échelle.
Dès lors, une politique volontariste s’est développée visant à mieux définir les missions et objectifs du système, à réformer ses structures, et à y développer le pilotage. Ce fut l’objet en 1997 du décret Missions, moment charnière de la politique éducative, prolongé ensuite par d’autres décrets. Ces politiques scolaires sont « nouvelles » pour une double raison : d’une part, elles se construisent à l’échelon du système et d’autre part, elles entrent dans la « boite noire » des écoles pour agir sur les conditions de l’efficacité éducative. Autrement dit, elles se réfèrent moins aux finalités axiologiques associées à un programme institutionnel de l’école et se formulent comme des politiques visant à améliorer l’efficacité ou la justice d’un système perçu comme inefficace et injuste, surtout depuis la publication des résultats des enquêtes Pisa (2002). En d’autres termes, les problèmes du système scolaire sont lus à l’aune du nouveau paradigme du système de production scolaire, et les solutions vont être construites en se référant à deux grands modèles de régulation, d’une part le modèle de l’État-évaluateur, d’autre part celui du quasi-marché.
D’un côté, en effet, les politiques scolaires visent à développer le « pilotage » et l’évaluation au sein du système scolaire dans son ensemble via plusieurs décrets successifs1. Il s’agit de mettre en œuvre une forme d’«État évaluateur ». Tout d’abord, le décret Missions va contribuer à unifier un corps de prescriptions pédagogiques transversales aux réseaux, mais il va aussi changer en profondeur la configuration des relations entre l’État, les réseaux et les pouvoirs organisateurs. L’État sort renforcé, les fédérations de pouvoirs organisateurs (à savoir les réseaux) se voient officialisées et associées à l’élaboration des normes centrales et au pilotage du système, alors que les établissements et pouvoirs organisateurs locaux voient leur autonomie corsetée par un cadre législatif et règlementaire plus détaillé et de plus en plus commun à tous les réseaux. Par ailleurs, des dispositifs de « pilotage » destinés à suivre le fonctionnement du système et à proposer des corrections pour favoriser plus d’équité ou d’efficacité sont mis en place : ainsi des dispositifs d’évaluations externes communs (évaluations certificatives comme le certificat d’études de base, le CEB ou « diagnostiques »), développent non seulement une évaluation des acquis des élèves, mais indirectement une évaluation du système et des pratiques pédagogiques. Ces dispositifs coexistent avec d’autres processus de pilotage englobant des questions plus larges (formation des enseignants, manuels, programmes, etc.).
Un deuxième axe aux politiques éducatives cherche à « règlementer » le quasi-marché scolaire, dont nombre de chercheurs s’accordent à dénoncer les effets pervers sur la ségrégation sociale entre les établissements, à l’origine d’inégalités de résultats éducatifs. Les décrets Inscriptions et Mixité visent ainsi à limiter les marges de manœuvre des établissements en matière d’inscription et d’exclusion des élèves, sans pour autant remettre en cause le principe de la liberté de choix de l’école par les parents. À nouveau, ces décrets, par-delà les controverses sur leur bien-fondé ou leurs effets pervers, sont symptomatiques d’une « nouvelle » politique scolaire, car leurs dispositions tendent à s’imposer à l’ensemble des réseaux/pouvoirs organisateurs, et ce au nom de la promotion de conditions favorisant plus d’équité dans les résultats scolaires. Parallèlement, des décrets inspirés par une philosophie de l’équité cherchent à donner des ressources économiques supplémentaires aux établissements dont la population scolaire est plus défavorisée (décrets Discrimination positive et Encadrement différencié).
En définitive, les politiques scolaires des années 1995 – 2010, promouvant le « pilotage » et l’évaluation d’un côté, la règlementation du quasi-marché de l’autre, visent à faire évoluer les modes de régulation du système pour en améliorer l’efficacité et l’équité.
Une efficacité limitée
Les nouvelles politiques scolaires semblent cependant avoir de fortes limites tant en termes d’efficacité par rapport aux objectifs qu’elles se donnent que de légitimité pour les principaux acteurs du système scolaire.
En termes d’efficacité, les règles du jeu visant à préserver l’autonomie des pouvoirs organisateurs et la discrétion inter-segmentaire entre piliers et réseaux conditionnent le contenu des nouvelles politiques scolaires. Elles ont par exemple conduit à une forme « inachevée » du modèle de l’État évaluateur. Tout d’abord, l’évaluateur n’est pas seulement l’État (administration et gouvernement) parce qu’il se concerte avec d’autres acteurs clés du champ scolaire. Ce n’est donc pas un pur « État évaluateur » placé au-dessus des « opérateurs » du système, comme les réseaux d’enseignement ou les organisations syndicales. Ensuite, la logique d’évaluation externe n’a pas été menée jusqu’au bout : il manque, en particulier, la divulgation publique de ses résultats, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays. Seuls les résultats globaux pour l’ensemble de la Communauté française peuvent être divulgués, sans que des résultats par réseau, pouvoirs organisateurs ou établissements puissent être révélés à d’autres que les acteurs directement concernés. L’intention est ici d’éviter d’alimenter la concurrence entre établissements. Mais simultanément cette réserve à la circulation des connaissances est un symptôme de l’impératif de « discrétion inter-segmentaire ». À tel point d’ailleurs que la briser relève du tabou. Ces dispositifs hybrides sont problématiques car ils rendent l’information peu fine et utilisable pour améliorer les pratiques. Les pistes d’améliorations pédagogiques ne risquent-elles pas d’être trop vagues et trop peu ajustées aux situations locales, si l’information renvoyée consiste par exemple en pistes didactiques pour tous les profs de français de deuxième secondaire ?
De même, l’information produite au niveau du système à des fins de « pilotage central » est-elle la seule pertinente dans un système où nombre de décideurs et de décisions restent décentralisés ? Aujourd’hui, il y a un décalage entre les outils d’évaluation mis en place, le type d’information produite et les besoins des enseignants ou les besoins des multiples décideurs dans le système. Dans ces conditions, on peut douter que les politiques de pilotage et d’évaluation puissent être efficaces, du fait des arrangements institutionnels existants.
De peu légitimes politiques scolaires
Mais, par-delà les limites en termes d’efficacité, il y a les limites plus profondes du nouveau paradigme inspirant ces politiques, pensant l’école comme un « système de production scolaire ». Il est peu susceptible de proposer des horizons de sens, des principes normatifs susceptibles de construire une légitimité des politiques scolaires et partant une adhésion des enseignants, des parents, voire des élèves. Améliorer en permanence les performances de mon établissement ou de mon enseignement (tant du point de vue de l’efficacité que de l’équité), est-ce suffisant pour fonder l’engagement (des profs, mais aussi des élèves) dans une démarche de scolarisation et d’éducation ? Améliorer le niveau moyen du système par rapport à ses partenaires/concurrents internationaux, est-ce vraiment ce qui va mobiliser les principaux acteurs de l’école ? Poser la question, c’est y répondre.
Est-il possible de re-fonder, de préserver le sens et les fondements normatifs des démarches éducatives, à partir des ressources symboliques, proposées par le décret Missions ? Elles me semblent insuffisantes pour plusieurs raisons. La proclamation des « missions » communes et plurielles de l’enseignement n’est pas suffisante car elles sont en tension les unes avec les autres : on peut invoquer l’une contre l’autre (par exemple, le développement de la personne contre l’«appropriation des savoirs et compétences ») ou au contraire, on peut les invoquer successivement pour contourner ces tensions (tantôt mettre en avant l’égalité des chances, tantôt l’éducation à la citoyenneté, ou le développement de la personne). Plus fondamentalement, dans leur mise en œuvre opérationnelle par différents outils de pilotage (les compétences, les épreuves externes, etc.), on peut craindre que certaines missions soient de facto délaissées (le développement personnel de chaque élève) au détriment d’une focalisation sur les apprentissages des savoirs et compétences dans plusieurs matières de base, objets centraux des évaluations externes (langue maternelle, mathématique, sciences, langues étrangères).
Un consensus « pédagogique » sur les méthodes (approche par compétences) est-il une piste alternative ? Probablement que non, car il est partiel et très fragile (voir dans ce numéro la contribution de Carette et Darimont). De plus, le risque est que ce consensus ne se fasse au fond que sur les outils pédagogiques, sur les moyens pour réaliser les buts, plutôt que sur des fondements normatifs à l’éducation. Or un consensus instrumental est insuffisant pour refonder le projet sous-jacent à une politique scolaire.
Ainsi, il y a une faiblesse des « nouvelles politiques scolaires » et du nouveau paradigme : elles tendent à se réduire à des logiques instrumentales.
Un nouveau Pacte scolaire ?
Pour aller plus loin dans l’amélioration des résultats du système (équité, efficacité), tout en tenant compte des contraintes de financement, ne faut-il pas dès lors refonder un nouveau Pacte scolaire qui permette de dégager un nouveau « consensus scolaire » ? Pour éviter une perte de sens complète de la démarche éducative, ne faut-il pas que les politiques éducatives se re-fondent aussi sur un plan normatif, sur le plan de leurs visées fondamentales ? Le paradigme du « système de production scolaire » n’est-il pas fondamentalement limité, car circonscrit à la question du « comment » ?
Il n’y a pas de recette miracle pour pouvoir atteindre ce consensus, tant en terme de procédures que de contenu. Je vais simplement évoquer quelques-uns des nœuds qu’il faudrait dénouer, sans du tout prétendre à présenter ici autre chose qu’une réflexion ouverte, inachevée.
Les enjeux en termes instrumentaux
La visée du processus serait d’abord de changer les « règles du jeu » héritées de l’histoire, car elles commencent à constituer des freins plutôt que des ressources et elles hypothèquent au moins partiellement la possibilité d’atteindre les objectifs d’efficacité et d’équité que ces politiques se donnent.
Plusieurs enjeux sont liés à la définition de leurs priorités. Les débats récents sur les décrets Inscriptions et Mixité ont montré par exemple qu’il n’y a pas de conceptions univoques et consensuelles, ni de l’équité et de la justice scolaire ni même de l’efficacité ou de la qualité de l’enseignement. A fortiori, la question de savoir s’il faut donner la priorité à l’équité pour améliorer l’efficacité, ou l’inverse, n’est pas tranchée. Ainsi, on peut envisager l’efficacité scolaire comme l’amélioration des résultats moyens des élèves ou, à l’opposé, penser l’efficacité du point de vue des « meilleurs du système » : plusieurs associations de parents se sont inquiétées de ce que les performances des « meilleurs » puissent être touchées par la politique de mixité sociale des écoles. Pour eux, il y avait un risque que l’équité soit défavorable à l’efficacité, définie par référence aux meilleurs élèves. À l’inverse, le ministre et bien d’autres acteurs ont défendu que l’équité n’était pas contradictoire avec l’efficacité, car cette dernière était pensée comme la moyenne des résultats des élèves.
Mais dans ce débat, diverses conceptions de la justice scolaire sont en lice. Le prescrit légal pose clairement l’égalité des acquis à la fin de l’enseignement fondamental (premier degré du secondaire) comme l’objectif à poursuivre en priorité : tous les élèves doivent réussir et s’approprier les « socles de compétences ». Peu d’acteurs vont s’opposer à une telle finalité. Le problème commence cependant dès lors qu’une telle priorité en met en question d’autres, aussi ou même davantage valorisées. Par exemple, dans certaines écoles concentrant un public scolaire en difficulté, certains enseignants peuvent penser que l’objectif n’est pas réaliste et tendront à favoriser la préservation de la dignité et de l’estime de soi de leurs élèves, arrivant ainsi à mettre en cause une logique trop « productive » du système scolaire et pas assez « socioaffective ». À l’inverse, des parents de milieu socioculturel favorisé peuvent être d’accord sur le principe de la mixité, mais à condition que cela n’affecte pas la possibilité de développer les compétences des élèves les plus avancés. Bref, les controverses sur les conceptions de la justice scolaire sont loin d’être réglées et elles se révèlent en particulier dans la mise en œuvre concrète des politiques. Par ailleurs, au-delà de l’enseignement du fondement, quelle conception de la justice scolaire promeut-on ? une forme classique d’égalité des chances ? l’égalité des acquis ? une simple égalité de dignité de tous, tolérant la diversité des filières et des formes d’accomplissement de soi ? Voilà encore des options qui restent ouvertes.
Les possibles scénarios
Si l’on se penche à présent sur les moyens pour poursuivre ces objectifs, plusieurs voies possibles cohabitent. Un premier scénario consiste à poursuivre sur le « sentier » politique frayé depuis une dizaine d’années, de continuer avec un modèle de pilotage et de régulation conjointe — soit le pilotage, appuyé sur divers lieux « interréseaux » associant dans une coopération conflictuelle, le gouvernement, les réseaux scolaires, l’administration, les organisations syndicales, l’inspection, les experts, etc. Le problème de ce scénario est de savoir comment vont être dépassées les limites d’efficacité, tout en tenant compte des règles du jeu à respecter (autonomie des pouvoirs organisateurs, discrétion inter-segmentaire). La collaboration va-t-elle durer si la discrétion entre réseaux est rompue ou fragilisée ? En effet, dans ce scénario, beaucoup dépend du type de confiance établie entre décideurs pour tracer la voie d’accords avec un bénéfice d’ensemble, sans que les intérêts fondamentaux de chaque partie ne soient lésés.
Une deuxième voie est l’accentuation d’un pilotage intégré, ce qui signifie en fait simultanément la diminution de l’autonomie des entités décentralisées (pouvoirs organisateurs/réseaux) et de la discrétion inter-segmentaire. Ce cadrage accru de leur autonomie prolongerait la tendance actuelle d’un renforcement de la régulation par les règles émises par l’État, couplée à un développement de la régulation par l’évaluation et la reddition de compte des établissements. Ceux-ci deviendraient autonomes quant à leurs moyens, mais contrôlés, évalués sur leurs résultats, monitorés sur leurs efforts d’amélioration de la qualité. Ce scénario pose évidemment le problème de la légitimation d’une telle centralisation, qui risque de rencontrer la fronde des réseaux/pouvoirs organisateurs subventionnés (libres ou officiels) et des professionnels locaux, du corps enseignant, si leur autonomie (de réflexion et de décision) dans leurs pratiques diminue.
Un troisième scénario est un pilotage séparé qui accentue l’autonomie de chaque réseau dans la conduite du pilotage des établissements en son sein. Cela suppose que les établissements rendent compte non pas à un pouvoir central, mais à leur « réseau », érigé dès lors en « pilote » de « ses » écoles. La question est alors double : avec quelle autonomie du réseau en termes d’objectifs, de « résultats à atteindre » ? À qui, à quel organe de pilotage central vont rendre compte les réseaux/pouvoirs organisateurs ? Le risque dans ce cas de figure est alors, d’une part, l’accentuation d’une concurrence instrumentale entre réseaux et établissements, d’autre part la faible légitimation de cette régulation par le réseau/pouvoirs organisateurs aux yeux des enseignants, (et des organisations syndicales). On a en effet pu constater que le front commun syndical tend à préférer traiter directement avec l’État dans une logique « bipartite » que dans une logique « tripartite » reconnaissant aux pouvoirs organisateurs/employeurs un fort pouvoir discrétionnaire (voir dans ce numéro Marc Zune et Xavier Delgrange).
Enfin, une dernière piste est un pilotage territorialisé par zone ou bassin scolaire. Comme le proposait Bernard Delvaux (2005), il s’agit de développer (à un niveau « inter-réseaux » notamment) une responsabilité collective des acteurs locaux d’une « zone », à propos des enjeux d’efficacité et d’équité, de décrochage, de formation continuée, d’articulation entre enjeux scolaires et sociaux. Ces acteurs devraient bénéficier d’outils d’évaluation et d’analyse au niveau territorial, articulé aux données produites par le pilotage central. Un tel pilotage territorialisé devrait en outre être couplé avec le pilotage « conjoint » au niveau central dont la dynamique coopérative serait favorisée par les dynamiques locales (voir le premier scénario). En effet, sur le terrain, n’est-on pas plus proche et plus prêt à une collaboration qu’on ne le croit au « sommet » ? Les enjeux et problèmes territoriaux (à Bruxelles, en Hainaut par exemple) ne sont-ils pas de plus en plus vécus et identifiés comme tels par tous les acteurs quel que soit le réseau, avec une ouverture vers des collaborations pour y répondre ?
Les enjeux en termes de sens
Les scénarios que je viens d’esquisser ne permettent cependant pas de résoudre la question de la légitimité et du sens de l’école considérée comme institution, même si, bien entendu, les questions de définition de l’équité ou de l’efficacité concernent déjà le projet normatif des politiques scolaires. Mais plus fondamentalement, on peut se demander par rapport à quel type de référents axiologiques on peut penser l’éducation des jeunes aujourd’hui, dans un monde mondialisé. Sur quelles ressources symboliques peut-on re-fonder un consensus de base sur le projet d’une école, dont le programme institutionnel devrait être renouvelé ? Cette question ne prend évidemment sens que si l’on accepte que l’école ne peut se réduire à un simple « système de production scolaire ».
Une telle question ne peut bien entendu être traitée de façon complète dans les limites de cet article. À cet égard, je me bornerai à baliser deux tentatives opposées qui ont été faites, dans la période récente, pour refonder le sens du projet scolaire.
Certains voulurent ainsi « libérer la liberté d’enseignement » (La Revue nouvelle, 1998). Mais une telle piste, si elle eut le mérite de poser le problème en des termes clairement axiologiques, a reçu peu de soutien, tant d’acteurs institutionnels du système scolaire que de divers chercheurs ou intellectuels. Et en effet, elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout, tant sur un plan symbolique qu’instrumental. Ainsi, outre une vision assez postmoderne de notre société, le risque est que ce projet ne nourrisse les tendances lourdes du système à la fragmentation de ses offres éducatives, favorable aux ségrégations sociales ou ethniques. Une telle option accentuerait les difficultés de coordination et serait ainsi peu favorable à une politique concertée et volontariste vers plus d’efficacité et d’équité.
Une piste opposée est de chercher des bases normatives communes entre réseaux/pouvoirs organisateurs, susceptibles de fonder un consensus éducatif, qui dépasse les oppositions normatives (dé)passées (?) entre le projet éducatif confessionnel et un projet éducatif porté par l’enseignement public. Il s’agirait donc d’aller au-delà d’une vision des réseaux scolaires centrée sur des oppositions irréductibles. Par exemple, une vision laïque exacerbant les contradictions normatives entre l’essence de tout projet d’enseignement confessionnel (catholique ou musulman) considéré par définition comme antimoderne et le projet de l’enseignement officiel et public, perçu comme seul compatible avec la modernité politique. Ou à l’inverse, une vision confessionnelle associant tout projet d’enseignement public à un rationalisme purement instrumental et sans fondement moral.
Cette voie apparait également à priori peu praticable, car on peut douter du soutien dont elle bénéficierait de la part des principaux acteurs politiques et institutionnels actuels (voir le faible succès dans le passé de l’idée d’un réseau d’écoles pluralistes à côté des réseaux traditionnels portée par certains libéraux). Cette voie n’est pourtant pas sans attrait, car elle aurait d’abord le mérite de lever certains obstacles normatifs et philosophiques à l’intégration du système scolaire du point de vue de son pilotage.
Mais, elle est intéressante aussi et surtout d’un point de vue normatif. Une piste esquissée par Gauchet, par exemple, insiste sur les possibilités de convergences entre enseignement public et privé, à partir d’un projet éducatif « humaniste » plutôt que « naturaliste » (Gauchet, 2004). Le projet éducatif « humaniste » prend au sérieux la nécessité d’une médiation culturelle pour former les êtres sociaux d’une société démocratique : pour éduquer, on ne peut se passer d’une médiation, du rôle d’une culture, d’une éthique, d’un savoir ancré dans des traditions, celles par exemple de l’humanisme laïc ou chrétien. Il s’agit de refonder des « humanités » dans une société d’individus, réflexive et mondialisée (voir dans ce numéro Luc Van Campenhoudt). Précisons d’ailleurs qu’un tel accord ne viserait pas à faire disparaitre toute spécificité « philosophique » de chaque réseau, liée à l’histoire et à son identité. Elle pourrait être préservée dans le cadre d’un « pluralisme situé », pluralisme accepté, valorisé (car consubstantiel à la modernité politique) tout en s’appuyant sur des options normatives fortes liées à une tradition philosophique ou religieuse (voir Van Campenhoudt, 2009). Bref, il s’agirait de forger un nouveau consensus normatif à la fois respectueux de la modernité et de la tradition humaniste de chaque réseau. Un tel accord aurait la vertu de ne pas réduire l’éducation à un projet instrumental, tout en laissant la porte ouverte à des accords plus ambitieux, en termes de collaboration et coordination, sur le plan de l’organisation du « système de production scolaire ».
N’y a‑t-il pas là une voie qui rassemblerait nombre d’enseignants, de parents et de pouvoirs organisateurs, tant ce projet « humaniste » est consubstantiel du projet de l’institution scolaire ? Cela ne permettrait-il pas de renouer avec un paradigme de l’institution et un nouveau programme institutionnel de l‘école ? N’est-ce pas ce qui est sourdement souhaité par de plus en plus de monde au sein de la « communauté éducative » et au-delà dans la société civile ?
Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche européen n° 28848 « KNOWandPOL » (The role of knowledge in the construction and regulation of health and education policy in Europe : convergences and specificities among nations and sectors), financé par le sixième programme cadre.
- Décrets Missions (1997), Pilotage (2002); Évaluations externes et CEB (2005), Réforme de l’inspection et du conseil pédagogique (2007), Évaluations externes 2 (2009) notamment.