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L’école comme système de production : impasses et voies de dépassement

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Christian Maroy

mai 2010

Jus­qu’aux années nonante, les poli­tiques sco­laires envi­sa­geaient l’é­cole comme une ins­ti­tu­tion fon­dée sur des valeurs (démo­cra­tie, épa­nouis­se­ment de la per­sonne, éga­li­té des chances…) qui devait socia­li­ser les jeunes et en faire des citoyens auto­nomes ou de bons chré­tiens, sui­vant le type d’en­sei­gne­ment. Aujourd’­hui, de nou­velles poli­tiques sco­laires la consi­dèrent comme une orga­ni­sa­tion pro­duc­tive, orien­tée vers des objec­tifs mesu­rables. Cette école est désor­mais pilo­tée par un État éva­lua­teur asso­cié aux réseaux tan­dis que les éta­blis­se­ments ont per­du de leur auto­no­mie. Non seule­ment les poli­tiques mises en place sont peu effi­caces, mais sur­tout elles ne pro­posent pas de prin­cipes nor­ma­tifs sus­cep­tibles d’emporter l’adhé­sion des ensei­gnants, des parents et des élèves. L’é­cole ne peut se réduire à un sys­tème de pro­duc­tion, mais pour­rait être refon­dée comme pro­jet huma­niste qui fasse droit à des valeurs, sans que cela n’a­rase les spé­ci­fi­ci­tés des dif­fé­rentes tra­di­tions phi­lo­so­phiques ou religieuses.

Le sys­tème sco­laire belge s’est construit sur un prin­cipe cen­tral de « liber­té d’enseignement », affir­mé dès la créa­tion de l’État belge en 1830, celle d’organiser un ensei­gne­ment et celle de choi­sir son école. Ce prin­cipe a ren­du pos­sible une ini­tia­tive sco­laire mul­tiple et décen­tra­li­sée. Si le rôle de l’État s’est révé­lé au départ rela­ti­ve­ment ténu, les normes éta­tiques enca­drant l’enseignement « libre » se sont ren­for­cées au fur et à mesure que l’État a pris en charge une part plus impor­tante de son finan­ce­ment. Cepen­dant, par com­pa­rai­son avec d’autres sys­tèmes, une carac­té­ris­tique du sys­tème sco­laire belge est de com­bi­ner un État rela­ti­ve­ment « faible » et des pou­voirs orga­ni­sa­teurs ou des réseaux rela­ti­ve­ment puis­sants. Les poli­tiques sco­laires sont en per­ma­nence le lieu de négo­cia­tions et de com­pro­mis, non seule­ment entre la coa­li­tion des par­tis au pou­voir, mais aus­si avec les prin­ci­paux « por­teurs d’intérêt » sco­laires, comme les réseaux ou les orga­ni­sa­tions syndicales.

Des « règles du jeu » struc­turent les com­pro­mis poli­tiques. Pre­mière règle, la poli­tique sco­laire doit res­pec­ter l’autonomie des dif­fé­rents pou­voirs orga­ni­sa­teurs (ou réseaux). Deuxième règle, si l’autonomie est accep­tée voire valo­ri­sée, il faut néan­moins (sauf crise) res­pec­ter l’autonomie de l’autre, et on ne cher­che­ra donc pas à connaitre ou à éva­luer publi­que­ment le mode de fonc­tion­ne­ment ou les résul­tats d’un pou­voir orga­ni­sa­teur du réseau oppo­sé. Autre­ment dit, la dis­cré­tion à l’égard des autres « seg­ments » devra être pré­ser­vée, pour main­te­nir la coexis­tence entre « piliers » (Man­gez, 2009).

Mais ces réa­li­tés sco­laires et poli­tiques sont éro­dées par des évo­lu­tions de la socié­té belge (sécu­la­ri­sa­tion et indi­vi­dua­li­sa­tion sociales) et des chan­ge­ments externes (la glo­ba­li­sa­tion éco­no­mique et l’européanisation des poli­tiques édu­ca­tives). Ces évo­lu­tions ont une influence pro­fonde, sur­tout depuis la com­mu­nau­ta­ri­sa­tion du sys­tème d’enseignement en 1989. Ain­si, les poli­tiques édu­ca­tives, comme la recherche, sont pen­sées comme des « res­sources » clés dans la com­pé­ti­tion éco­no­mique et comme des « fac­teurs de pro­duc­tion » dans une éco­no­mie de la connais­sance. Les règles du jeu sont dès lors pro­gres­si­ve­ment fra­gi­li­sées. Auto­no­mie et régu­la­tions poli­tiques nou­velles sont en ten­sion ; la « dis­cré­tion » est aus­si mise à mal par de nou­velles poli­tiques sco­laires, qui font appel à de nou­veaux modes de régu­la­tion basés sur l’évaluation et les indicateurs.

De l’institution au système de production scolaire

Jusqu’aux années quatre-vingt, la défi­ni­tion des poli­tiques sco­laires et la lec­ture de l’école dans cette période s’inscrivent dans un para­digme poli­tique où l’école est lue comme une ins­ti­tu­tion au ser­vice de fonc­tions de socia­li­sa­tion impor­tantes et de valeurs ren­voyant à la socié­té ou à l’individu (par exemple, plu­ra­lisme, démo­cra­tie, libre arbitre, épa­nouis­se­ment de la per­sonne ; éga­li­té des chances). Depuis les années nonante, l’école est pro­gres­si­ve­ment per­çue comme un sys­tème de pro­duc­tion sco­laire, équi­pant les individus/élèves des com­pé­tences et savoirs utiles à une inser­tion sociale et pro­fes­sion­nelle. Autre­ment dit, les déci­deurs poli­tiques ten­draient de plus en plus à pen­ser le sys­tème sco­laire non plus dans les termes du droit et de la socio­lo­gie (ins­ti­tu­tion), mais dans les termes de la théo­rie des orga­ni­sa­tions et de l’économie. Ces para­digmes de l’«institution » et du « sys­tème de pro­duc­tion sco­laire » s’opposent sur trois points : les valeurs de réfé­rence par rap­port aux­quelles se défi­nissent l’action publique, les « normes défi­nis­sant des écarts entre le réel per­çu et le réel sou­hai­té » et les théo­ries de l’action promues.

Les valeurs de référence

Dans le para­digme de l’institution, l’école est sup­po­sée assu­rer la socia­li­sa­tion des êtres sociaux, consti­tuer simul­ta­né­ment, et par­fois de façon contra­dic­toire, des citoyens, des tra­vailleurs et des per­sonnes. Cepen­dant, en France, l’école était pen­sée comme vec­teur d’un seul pro­gramme ins­ti­tu­tion­nel asso­cié à l’État répu­bli­cain (Dubet, 2002). En Bel­gique, il n’y a jamais eu de répu­blique et plu­sieurs pro­grammes ins­ti­tu­tion­nels, cor­res­pon­dant à dif­fé­rents réseaux et com­mu­nau­tés socio­lo­giques, se sont tou­jours concur­ren­cés tout en éta­blis­sant de façon dyna­mique dif­fé­rents types de com­pro­mis de coexis­tence. Ain­si, selon Anne Van Haecht, tout au long de l’histoire sco­laire, on peut déce­ler deux « modèles forts dif­fé­rents de l’élève à for­mer qui opposent les tenants de l’école “offi­cielle” et tenants de l’école reli­gieuse catho­lique : “le « citoyen auto­nome” est le type d’homme valo­ri­sé par le pro­jet laïque, le “bon chré­tien » est le type d’homme favo­ri­sé par le pro­jet catho­lique”» (Van Haecht, 1985, p. 10).

Dans le sys­tème de pro­duc­tion sco­laire, ces dif­fé­rentes valeurs ne sont pas fron­ta­le­ment éva­cuées, puisque l’efficacité peut théo­ri­que­ment être recher­chée par rap­port à la pour­suite d’objectifs mul­tiples, que ce soit le déve­lop­pe­ment de l’épanouissement de chaque élève, la pro­mo­tion des valeurs citoyennes ou la dimi­nu­tion des sor­ties d’élèves sans qua­li­fi­ca­tion. Il n’empêche que, en pra­tique, il implique de pour­suivre des objec­tifs qui soient visibles, mesu­rables, si bien que toutes les fina­li­tés ne seront pas pour­sui­vies avec la même inten­si­té et qu’une prio­ri­té sera don­née aux fina­li­tés les plus mesu­rables (comme l’amélioration des résul­tats moyens — une forme d’efficacité — ou l’égalisation des résul­tats entre genres ou groupes sociaux). Par ailleurs, la recherche d’une meilleure per­for­mance, l’amélioration de la qua­li­té et de l’efficacité de l’organisation sco­laire tend à deve­nir une pré­oc­cu­pa­tion per­ma­nente qui pour­rait se sub­sti­tuer et faire oublier les fina­li­tés au nom des­quelles on les pour­suit, condui­sant ain­si à la recherche de la per­for­mance en soi, dans un para­digme appa­rem­ment com­pa­tible avec toutes les fina­li­tés possibles.

Les normes définissant des écarts entre le réel perçu et le réel souhaité

Dans le nou­veau para­digme, le sou­hai­table est défi­ni en termes de per­for­mances sco­laires (rela­tives à l’acquisition de savoirs, com­pé­tences, savoir-faire, « savoir-être »). Plus pré­ci­sé­ment, ce sont des résul­tats mesu­rables qui consti­tuent l’opérationnalisation de ce sou­hai­table. Des réfé­rences chif­frées (data) deviennent des stan­dards par rap­port aux­quels on confronte les résul­tats effec­tifs. Les écarts à ces stan­dards des­sinent alors les objec­tifs à pour­suivre par la poli­tique. Cela signi­fie que la défi­ni­tion d’indicateurs et stan­dards devient clé dans la conduite des politiques.

Par oppo­si­tion, le sou­hai­table était anté­rieu­re­ment défi­ni en termes de valeurs, de normes ou pro­prié­tés réfé­rées à la socia­li­sa­tion néces­saire des indi­vi­dus : ain­si entre les réseaux d’enseignement belges, cer­taines figures de réfé­rence pou­vaient être par­ta­gées (idéal de l’humaniste au terme des huma­ni­tés), mais décli­nées à la lumière de péda­go­gies reliées à une réfé­rence chré­tienne révé­lée ou à une réfé­rence laïque valo­ri­sant l’«éclairement » et la raison.

Les théories de l’action

Dans le para­digme mon­tant, le pro­blème clé à résoudre est celui de la « qua­li­té des appren­tis­sages », envi­sa­gés sous l’angle prio­ri­taire de l’efficacité (« excel­lence » des appren­tis­sages d’une élite ou niveau moyen d’apprentissage de tous) ou de l’équité (dis­tri­bu­tion plus ou moins égale des chances d’acquisition des élèves). Les nou­veaux modèles de régu­la­tion (État-éva­lua­teur et qua­si-mar­ché) des sys­tèmes d’enseignement peuvent être consi­dé­rés comme des théo­ries dif­fé­rentes et com­bi­nables d’amélioration de la « qua­li­té de la pro­duc­tion sco­laire » : l’une insiste sur l’«évaluation », l’autre sur la « com­pé­ti­tion » comme vec­teurs d’amélioration des résul­tats du sys­tème (Maroy, 2008). Ces théo­ries de l’action ali­mentent le réper­toire des solu­tions et outils à la dis­po­si­tion des déci­deurs scolaires.

À l’inverse, dans le para­digme pré­cé­dent, la qua­li­té n’était pas la pro­prié­té pre­mière à amé­lio­rer dans le sys­tème ; ce qu’il s’agissait de garan­tir et de défi­nir, c’étaient les qua­li­tés sociales et intel­lec­tuelles des types d’individus à socia­li­ser. Il s’agissait de socia­li­ser un « bon chré­tien », un « citoyen », un « hon­nête homme », un « homme accom­pli ou un tra­vailleur qua­li­fié », un « sujet libre ». Par ailleurs, la ques­tion de la manière dont ces valeurs s’incarnaient dans une orga­ni­sa­tion, un cur­ri­cu­lum, une péda­go­gie, une for­ma­tion des ensei­gnants était aus­si cru­ciale. Dans le para­digme de l’institution, il fal­lait réflé­chir et défi­nir le mode de for­ma­tion et de socia­li­sa­tion des pro­fes­seurs et de la direc­tion, le type de conte­nu et de cur­ri­cu­lum pri­vi­lé­giés, le mode de rela­tion péda­go­gique envi­sa­gé ou le mode d’évaluation. Ces pro­ces­sus consti­tuaient des moyens d’«incarner », de concré­ti­ser les valeurs pri­vi­lé­giées des pro­grammes ins­ti­tu­tion­nels contras­tés des dif­fé­rents réseaux scolaires.

Crise de l’enseignement et « nouvelles » politiques scolaires

Les années nonante ont été des années de crise : une crise bud­gé­taire qui rend tout à coup dif­fi­ci­le­ment sou­te­nables les poli­tiques sco­laires déri­vées du pas­sé (en par­ti­cu­lier la mul­ti­pli­ca­tion des choix de pro­gramme offerts aux élèves depuis le « réno­vé» ; la pro­lon­ga­tion de l’obligation sco­laire jusque dix-huit ans); une crise sociale (grèves longues dues aux mesures d’austérité bud­gé­taire); le début d’une « crise de sens » des poli­tiques sco­laires, orga­ni­sées autour des équi­libres entre réseaux, sans que des fina­li­tés claires ne soient assi­gnées à l’ensemble de l’institution sco­laire. Enfin, un contexte inter­na­tio­nal, où des orga­nismes inter­na­tio­naux com­mencent à assi­gner aux sys­tèmes sco­laires des pré­oc­cu­pa­tions d’efficacité et de ren­de­ment, tout en pro­po­sant des dis­po­si­tifs d’évaluation des per­for­mances sur la base d’enquêtes à grande échelle.

Dès lors, une poli­tique volon­ta­riste s’est déve­lop­pée visant à mieux défi­nir les mis­sions et objec­tifs du sys­tème, à réfor­mer ses struc­tures, et à y déve­lop­per le pilo­tage. Ce fut l’objet en 1997 du décret Mis­sions, moment char­nière de la poli­tique édu­ca­tive, pro­lon­gé ensuite par d’autres décrets. Ces poli­tiques sco­laires sont « nou­velles » pour une double rai­son : d’une part, elles se construisent à l’échelon du sys­tème et d’autre part, elles entrent dans la « boite noire » des écoles pour agir sur les condi­tions de l’efficacité édu­ca­tive. Autre­ment dit, elles se réfèrent moins aux fina­li­tés axio­lo­giques asso­ciées à un pro­gramme ins­ti­tu­tion­nel de l’école et se for­mulent comme des poli­tiques visant à amé­lio­rer l’efficacité ou la jus­tice d’un sys­tème per­çu comme inef­fi­cace et injuste, sur­tout depuis la publi­ca­tion des résul­tats des enquêtes Pisa (2002). En d’autres termes, les pro­blèmes du sys­tème sco­laire sont lus à l’aune du nou­veau para­digme du sys­tème de pro­duc­tion sco­laire, et les solu­tions vont être construites en se réfé­rant à deux grands modèles de régu­la­tion, d’une part le modèle de l’État-évaluateur, d’autre part celui du quasi-marché.

D’un côté, en effet, les poli­tiques sco­laires visent à déve­lop­per le « pilo­tage » et l’évaluation au sein du sys­tème sco­laire dans son ensemble via plu­sieurs décrets suc­ces­sifs1. Il s’agit de mettre en œuvre une forme d’«État éva­lua­teur ». Tout d’abord, le décret Mis­sions va contri­buer à uni­fier un corps de pres­crip­tions péda­go­giques trans­ver­sales aux réseaux, mais il va aus­si chan­ger en pro­fon­deur la confi­gu­ra­tion des rela­tions entre l’État, les réseaux et les pou­voirs orga­ni­sa­teurs. L’État sort ren­for­cé, les fédé­ra­tions de pou­voirs orga­ni­sa­teurs (à savoir les réseaux) se voient offi­cia­li­sées et asso­ciées à l’élaboration des normes cen­trales et au pilo­tage du sys­tème, alors que les éta­blis­se­ments et pou­voirs orga­ni­sa­teurs locaux voient leur auto­no­mie cor­se­tée par un cadre légis­la­tif et règle­men­taire plus détaillé et de plus en plus com­mun à tous les réseaux. Par ailleurs, des dis­po­si­tifs de « pilo­tage » des­ti­nés à suivre le fonc­tion­ne­ment du sys­tème et à pro­po­ser des cor­rec­tions pour favo­ri­ser plus d’équité ou d’efficacité sont mis en place : ain­si des dis­po­si­tifs d’évaluations externes com­muns (éva­lua­tions cer­ti­fi­ca­tives comme le cer­ti­fi­cat d’études de base, le CEB ou « diag­nos­tiques »), déve­loppent non seule­ment une éva­lua­tion des acquis des élèves, mais indi­rec­te­ment une éva­lua­tion du sys­tème et des pra­tiques péda­go­giques. Ces dis­po­si­tifs coexistent avec d’autres pro­ces­sus de pilo­tage englo­bant des ques­tions plus larges (for­ma­tion des ensei­gnants, manuels, pro­grammes, etc.).

Un deuxième axe aux poli­tiques édu­ca­tives cherche à « règle­men­ter » le qua­si-mar­ché sco­laire, dont nombre de cher­cheurs s’accordent à dénon­cer les effets per­vers sur la ségré­ga­tion sociale entre les éta­blis­se­ments, à l’origine d’inégalités de résul­tats édu­ca­tifs. Les décrets Ins­crip­tions et Mixi­té visent ain­si à limi­ter les marges de manœuvre des éta­blis­se­ments en matière d’inscription et d’exclusion des élèves, sans pour autant remettre en cause le prin­cipe de la liber­té de choix de l’école par les parents. À nou­veau, ces décrets, par-delà les contro­verses sur leur bien-fon­dé ou leurs effets per­vers, sont symp­to­ma­tiques d’une « nou­velle » poli­tique sco­laire, car leurs dis­po­si­tions tendent à s’imposer à l’ensemble des réseaux/pouvoirs orga­ni­sa­teurs, et ce au nom de la pro­mo­tion de condi­tions favo­ri­sant plus d’équité dans les résul­tats sco­laires. Paral­lè­le­ment, des décrets ins­pi­rés par une phi­lo­so­phie de l’équité cherchent à don­ner des res­sources éco­no­miques sup­plé­men­taires aux éta­blis­se­ments dont la popu­la­tion sco­laire est plus défa­vo­ri­sée (décrets Dis­cri­mi­na­tion posi­tive et Enca­dre­ment différencié).

En défi­ni­tive, les poli­tiques sco­laires des années 1995 – 2010, pro­mou­vant le « pilo­tage » et l’évaluation d’un côté, la règle­men­ta­tion du qua­si-mar­ché de l’autre, visent à faire évo­luer les modes de régu­la­tion du sys­tème pour en amé­lio­rer l’efficacité et l’équité.

Une efficacité limitée

Les nou­velles poli­tiques sco­laires semblent cepen­dant avoir de fortes limites tant en termes d’efficacité par rap­port aux objec­tifs qu’elles se donnent que de légi­ti­mi­té pour les prin­ci­paux acteurs du sys­tème scolaire.

En termes d’efficacité, les règles du jeu visant à pré­ser­ver l’autonomie des pou­voirs orga­ni­sa­teurs et la dis­cré­tion inter-seg­men­taire entre piliers et réseaux condi­tionnent le conte­nu des nou­velles poli­tiques sco­laires. Elles ont par exemple conduit à une forme « inache­vée » du modèle de l’État éva­lua­teur. Tout d’abord, l’évaluateur n’est pas seule­ment l’État (admi­nis­tra­tion et gou­ver­ne­ment) parce qu’il se concerte avec d’autres acteurs clés du champ sco­laire. Ce n’est donc pas un pur « État éva­lua­teur » pla­cé au-des­sus des « opé­ra­teurs » du sys­tème, comme les réseaux d’enseignement ou les orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Ensuite, la logique d’évaluation externe n’a pas été menée jusqu’au bout : il manque, en par­ti­cu­lier, la divul­ga­tion publique de ses résul­tats, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays. Seuls les résul­tats glo­baux pour l’ensemble de la Com­mu­nau­té fran­çaise peuvent être divul­gués, sans que des résul­tats par réseau, pou­voirs orga­ni­sa­teurs ou éta­blis­se­ments puissent être révé­lés à d’autres que les acteurs direc­te­ment concer­nés. L’intention est ici d’éviter d’alimenter la concur­rence entre éta­blis­se­ments. Mais simul­ta­né­ment cette réserve à la cir­cu­la­tion des connais­sances est un symp­tôme de l’impératif de « dis­cré­tion inter-seg­men­taire ». À tel point d’ailleurs que la bri­ser relève du tabou. Ces dis­po­si­tifs hybrides sont pro­blé­ma­tiques car ils rendent l’information peu fine et uti­li­sable pour amé­lio­rer les pra­tiques. Les pistes d’améliorations péda­go­giques ne risquent-elles pas d’être trop vagues et trop peu ajus­tées aux situa­tions locales, si l’information ren­voyée consiste par exemple en pistes didac­tiques pour tous les profs de fran­çais de deuxième secondaire ?

De même, l’information pro­duite au niveau du sys­tème à des fins de « pilo­tage cen­tral » est-elle la seule per­ti­nente dans un sys­tème où nombre de déci­deurs et de déci­sions res­tent décen­tra­li­sés ? Aujourd’hui, il y a un déca­lage entre les outils d’évaluation mis en place, le type d’information pro­duite et les besoins des ensei­gnants ou les besoins des mul­tiples déci­deurs dans le sys­tème. Dans ces condi­tions, on peut dou­ter que les poli­tiques de pilo­tage et d’évaluation puissent être effi­caces, du fait des arran­ge­ments ins­ti­tu­tion­nels existants.

De peu légitimes politiques scolaires

Mais, par-delà les limites en termes d’efficacité, il y a les limites plus pro­fondes du nou­veau para­digme ins­pi­rant ces poli­tiques, pen­sant l’école comme un « sys­tème de pro­duc­tion sco­laire ». Il est peu sus­cep­tible de pro­po­ser des hori­zons de sens, des prin­cipes nor­ma­tifs sus­cep­tibles de construire une légi­ti­mi­té des poli­tiques sco­laires et par­tant une adhé­sion des ensei­gnants, des parents, voire des élèves. Amé­lio­rer en per­ma­nence les per­for­mances de mon éta­blis­se­ment ou de mon ensei­gne­ment (tant du point de vue de l’efficacité que de l’équité), est-ce suf­fi­sant pour fon­der l’engagement (des profs, mais aus­si des élèves) dans une démarche de sco­la­ri­sa­tion et d’éducation ? Amé­lio­rer le niveau moyen du sys­tème par rap­port à ses partenaires/concurrents inter­na­tio­naux, est-ce vrai­ment ce qui va mobi­li­ser les prin­ci­paux acteurs de l’école ? Poser la ques­tion, c’est y répondre.

Est-il pos­sible de re-fon­der, de pré­ser­ver le sens et les fon­de­ments nor­ma­tifs des démarches édu­ca­tives, à par­tir des res­sources sym­bo­liques, pro­po­sées par le décret Mis­sions ? Elles me semblent insuf­fi­santes pour plu­sieurs rai­sons. La pro­cla­ma­tion des « mis­sions » com­munes et plu­rielles de l’enseignement n’est pas suf­fi­sante car elles sont en ten­sion les unes avec les autres : on peut invo­quer l’une contre l’autre (par exemple, le déve­lop­pe­ment de la per­sonne contre l’«appropriation des savoirs et com­pé­tences ») ou au contraire, on peut les invo­quer suc­ces­si­ve­ment pour contour­ner ces ten­sions (tan­tôt mettre en avant l’égalité des chances, tan­tôt l’éducation à la citoyen­ne­té, ou le déve­lop­pe­ment de la per­sonne). Plus fon­da­men­ta­le­ment, dans leur mise en œuvre opé­ra­tion­nelle par dif­fé­rents outils de pilo­tage (les com­pé­tences, les épreuves externes, etc.), on peut craindre que cer­taines mis­sions soient de fac­to délais­sées (le déve­lop­pe­ment per­son­nel de chaque élève) au détri­ment d’une foca­li­sa­tion sur les appren­tis­sages des savoirs et com­pé­tences dans plu­sieurs matières de base, objets cen­traux des éva­lua­tions externes (langue mater­nelle, mathé­ma­tique, sciences, langues étrangères).

Un consen­sus « péda­go­gique » sur les méthodes (approche par com­pé­tences) est-il une piste alter­na­tive ? Pro­ba­ble­ment que non, car il est par­tiel et très fra­gile (voir dans ce numé­ro la contri­bu­tion de Carette et Dari­mont). De plus, le risque est que ce consen­sus ne se fasse au fond que sur les outils péda­go­giques, sur les moyens pour réa­li­ser les buts, plu­tôt que sur des fon­de­ments nor­ma­tifs à l’éducation. Or un consen­sus ins­tru­men­tal est insuf­fi­sant pour refon­der le pro­jet sous-jacent à une poli­tique scolaire.

Ain­si, il y a une fai­blesse des « nou­velles poli­tiques sco­laires » et du nou­veau para­digme : elles tendent à se réduire à des logiques instrumentales.

Un nouveau Pacte scolaire ?

Pour aller plus loin dans l’amélioration des résul­tats du sys­tème (équi­té, effi­ca­ci­té), tout en tenant compte des contraintes de finan­ce­ment, ne faut-il pas dès lors refon­der un nou­veau Pacte sco­laire qui per­mette de déga­ger un nou­veau « consen­sus sco­laire » ? Pour évi­ter une perte de sens com­plète de la démarche édu­ca­tive, ne faut-il pas que les poli­tiques édu­ca­tives se re-fondent aus­si sur un plan nor­ma­tif, sur le plan de leurs visées fon­da­men­tales ? Le para­digme du « sys­tème de pro­duc­tion sco­laire » n’est-il pas fon­da­men­ta­le­ment limi­té, car cir­cons­crit à la ques­tion du « comment » ?

Il n’y a pas de recette miracle pour pou­voir atteindre ce consen­sus, tant en terme de pro­cé­dures que de conte­nu. Je vais sim­ple­ment évo­quer quelques-uns des nœuds qu’il fau­drait dénouer, sans du tout pré­tendre à pré­sen­ter ici autre chose qu’une réflexion ouverte, inachevée.

Les enjeux en termes instrumentaux

La visée du pro­ces­sus serait d’abord de chan­ger les « règles du jeu » héri­tées de l’histoire, car elles com­mencent à consti­tuer des freins plu­tôt que des res­sources et elles hypo­thèquent au moins par­tiel­le­ment la pos­si­bi­li­té d’atteindre les objec­tifs d’efficacité et d’équité que ces poli­tiques se donnent.

Plu­sieurs enjeux sont liés à la défi­ni­tion de leurs prio­ri­tés. Les débats récents sur les décrets Ins­crip­tions et Mixi­té ont mon­tré par exemple qu’il n’y a pas de concep­tions uni­voques et consen­suelles, ni de l’équité et de la jus­tice sco­laire ni même de l’efficacité ou de la qua­li­té de l’enseignement. A for­tio­ri, la ques­tion de savoir s’il faut don­ner la prio­ri­té à l’équité pour amé­lio­rer l’efficacité, ou l’inverse, n’est pas tran­chée. Ain­si, on peut envi­sa­ger l’efficacité sco­laire comme l’amélioration des résul­tats moyens des élèves ou, à l’opposé, pen­ser l’efficacité du point de vue des « meilleurs du sys­tème » : plu­sieurs asso­cia­tions de parents se sont inquié­tées de ce que les per­for­mances des « meilleurs » puissent être tou­chées par la poli­tique de mixi­té sociale des écoles. Pour eux, il y avait un risque que l’équité soit défa­vo­rable à l’efficacité, défi­nie par réfé­rence aux meilleurs élèves. À l’inverse, le ministre et bien d’autres acteurs ont défen­du que l’équité n’était pas contra­dic­toire avec l’efficacité, car cette der­nière était pen­sée comme la moyenne des résul­tats des élèves.

Mais dans ce débat, diverses concep­tions de la jus­tice sco­laire sont en lice. Le pres­crit légal pose clai­re­ment l’égalité des acquis à la fin de l’enseignement fon­da­men­tal (pre­mier degré du secon­daire) comme l’objectif à pour­suivre en prio­ri­té : tous les élèves doivent réus­sir et s’approprier les « socles de com­pé­tences ». Peu d’acteurs vont s’opposer à une telle fina­li­té. Le pro­blème com­mence cepen­dant dès lors qu’une telle prio­ri­té en met en ques­tion d’autres, aus­si ou même davan­tage valo­ri­sées. Par exemple, dans cer­taines écoles concen­trant un public sco­laire en dif­fi­cul­té, cer­tains ensei­gnants peuvent pen­ser que l’objectif n’est pas réa­liste et ten­dront à favo­ri­ser la pré­ser­va­tion de la digni­té et de l’estime de soi de leurs élèves, arri­vant ain­si à mettre en cause une logique trop « pro­duc­tive » du sys­tème sco­laire et pas assez « socioaf­fec­tive ». À l’inverse, des parents de milieu socio­cul­tu­rel favo­ri­sé peuvent être d’accord sur le prin­cipe de la mixi­té, mais à condi­tion que cela n’affecte pas la pos­si­bi­li­té de déve­lop­per les com­pé­tences des élèves les plus avan­cés. Bref, les contro­verses sur les concep­tions de la jus­tice sco­laire sont loin d’être réglées et elles se révèlent en par­ti­cu­lier dans la mise en œuvre concrète des poli­tiques. Par ailleurs, au-delà de l’enseignement du fon­de­ment, quelle concep­tion de la jus­tice sco­laire pro­meut-on ? une forme clas­sique d’égalité des chances ? l’égalité des acquis ? une simple éga­li­té de digni­té de tous, tolé­rant la diver­si­té des filières et des formes d’accomplissement de soi ? Voi­là encore des options qui res­tent ouvertes.

Les possibles scénarios

Si l’on se penche à pré­sent sur les moyens pour pour­suivre ces objec­tifs, plu­sieurs voies pos­sibles coha­bitent. Un pre­mier scé­na­rio consiste à pour­suivre sur le « sen­tier » poli­tique frayé depuis une dizaine d’années, de conti­nuer avec un modèle de pilo­tage et de régu­la­tion conjointe — soit le pilo­tage, appuyé sur divers lieux « inter­ré­seaux » asso­ciant dans une coopé­ra­tion conflic­tuelle, le gou­ver­ne­ment, les réseaux sco­laires, l’administration, les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, l’inspection, les experts, etc. Le pro­blème de ce scé­na­rio est de savoir com­ment vont être dépas­sées les limites d’efficacité, tout en tenant compte des règles du jeu à res­pec­ter (auto­no­mie des pou­voirs orga­ni­sa­teurs, dis­cré­tion inter-seg­men­taire). La col­la­bo­ra­tion va-t-elle durer si la dis­cré­tion entre réseaux est rom­pue ou fra­gi­li­sée ? En effet, dans ce scé­na­rio, beau­coup dépend du type de confiance éta­blie entre déci­deurs pour tra­cer la voie d’accords avec un béné­fice d’ensemble, sans que les inté­rêts fon­da­men­taux de chaque par­tie ne soient lésés.

Une deuxième voie est l’accentuation d’un pilo­tage inté­gré, ce qui signi­fie en fait simul­ta­né­ment la dimi­nu­tion de l’autonomie des enti­tés décen­tra­li­sées (pou­voirs organisateurs/réseaux) et de la dis­cré­tion inter-seg­men­taire. Ce cadrage accru de leur auto­no­mie pro­lon­ge­rait la ten­dance actuelle d’un ren­for­ce­ment de la régu­la­tion par les règles émises par l’État, cou­plée à un déve­lop­pe­ment de la régu­la­tion par l’évaluation et la red­di­tion de compte des éta­blis­se­ments. Ceux-ci devien­draient auto­nomes quant à leurs moyens, mais contrô­lés, éva­lués sur leurs résul­tats, moni­to­rés sur leurs efforts d’amélioration de la qua­li­té. Ce scé­na­rio pose évi­dem­ment le pro­blème de la légi­ti­ma­tion d’une telle cen­tra­li­sa­tion, qui risque de ren­con­trer la fronde des réseaux/pouvoirs orga­ni­sa­teurs sub­ven­tion­nés (libres ou offi­ciels) et des pro­fes­sion­nels locaux, du corps ensei­gnant, si leur auto­no­mie (de réflexion et de déci­sion) dans leurs pra­tiques diminue.

Un troi­sième scé­na­rio est un pilo­tage sépa­ré qui accen­tue l’autonomie de chaque réseau dans la conduite du pilo­tage des éta­blis­se­ments en son sein. Cela sup­pose que les éta­blis­se­ments rendent compte non pas à un pou­voir cen­tral, mais à leur « réseau », éri­gé dès lors en « pilote » de « ses » écoles. La ques­tion est alors double : avec quelle auto­no­mie du réseau en termes d’objectifs, de « résul­tats à atteindre » ? À qui, à quel organe de pilo­tage cen­tral vont rendre compte les réseaux/pouvoirs orga­ni­sa­teurs ? Le risque dans ce cas de figure est alors, d’une part, l’accentuation d’une concur­rence ins­tru­men­tale entre réseaux et éta­blis­se­ments, d’autre part la faible légi­ti­ma­tion de cette régu­la­tion par le réseau/pouvoirs orga­ni­sa­teurs aux yeux des ensei­gnants, (et des orga­ni­sa­tions syn­di­cales). On a en effet pu consta­ter que le front com­mun syn­di­cal tend à pré­fé­rer trai­ter direc­te­ment avec l’État dans une logique « bipar­tite » que dans une logique « tri­par­tite » recon­nais­sant aux pou­voirs organisateurs/employeurs un fort pou­voir dis­cré­tion­naire (voir dans ce numé­ro Marc Zune et Xavier Delgrange).

Enfin, une der­nière piste est un pilo­tage ter­ri­to­ria­li­sé par zone ou bas­sin sco­laire. Comme le pro­po­sait Ber­nard Del­vaux (2005), il s’agit de déve­lop­per (à un niveau « inter-réseaux » notam­ment) une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive des acteurs locaux d’une « zone », à pro­pos des enjeux d’efficacité et d’équité, de décro­chage, de for­ma­tion conti­nuée, d’articulation entre enjeux sco­laires et sociaux. Ces acteurs devraient béné­fi­cier d’outils d’évaluation et d’analyse au niveau ter­ri­to­rial, arti­cu­lé aux don­nées pro­duites par le pilo­tage cen­tral. Un tel pilo­tage ter­ri­to­ria­li­sé devrait en outre être cou­plé avec le pilo­tage « conjoint » au niveau cen­tral dont la dyna­mique coopé­ra­tive serait favo­ri­sée par les dyna­miques locales (voir le pre­mier scé­na­rio). En effet, sur le ter­rain, n’est-on pas plus proche et plus prêt à une col­la­bo­ra­tion qu’on ne le croit au « som­met » ? Les enjeux et pro­blèmes ter­ri­to­riaux (à Bruxelles, en Hai­naut par exemple) ne sont-ils pas de plus en plus vécus et iden­ti­fiés comme tels par tous les acteurs quel que soit le réseau, avec une ouver­ture vers des col­la­bo­ra­tions pour y répondre ?

Les enjeux en termes de sens

Les scé­na­rios que je viens d’esquisser ne per­mettent cepen­dant pas de résoudre la ques­tion de la légi­ti­mi­té et du sens de l’école consi­dé­rée comme ins­ti­tu­tion, même si, bien enten­du, les ques­tions de défi­ni­tion de l’équité ou de l’efficacité concernent déjà le pro­jet nor­ma­tif des poli­tiques sco­laires. Mais plus fon­da­men­ta­le­ment, on peut se deman­der par rap­port à quel type de réfé­rents axio­lo­giques on peut pen­ser l’éducation des jeunes aujourd’hui, dans un monde mon­dia­li­sé. Sur quelles res­sources sym­bo­liques peut-on re-fon­der un consen­sus de base sur le pro­jet d’une école, dont le pro­gramme ins­ti­tu­tion­nel devrait être renou­ve­lé ? Cette ques­tion ne prend évi­dem­ment sens que si l’on accepte que l’école ne peut se réduire à un simple « sys­tème de pro­duc­tion scolaire ».

Une telle ques­tion ne peut bien enten­du être trai­tée de façon com­plète dans les limites de cet article. À cet égard, je me bor­ne­rai à bali­ser deux ten­ta­tives oppo­sées qui ont été faites, dans la période récente, pour refon­der le sens du pro­jet scolaire.

Cer­tains vou­lurent ain­si « libé­rer la liber­té d’enseignement » (La Revue nou­velle, 1998). Mais une telle piste, si elle eut le mérite de poser le pro­blème en des termes clai­re­ment axio­lo­giques, a reçu peu de sou­tien, tant d’acteurs ins­ti­tu­tion­nels du sys­tème sco­laire que de divers cher­cheurs ou intel­lec­tuels. Et en effet, elle pose plus de pro­blèmes qu’elle n’en résout, tant sur un plan sym­bo­lique qu’instrumental. Ain­si, outre une vision assez post­mo­derne de notre socié­té, le risque est que ce pro­jet ne nour­risse les ten­dances lourdes du sys­tème à la frag­men­ta­tion de ses offres édu­ca­tives, favo­rable aux ségré­ga­tions sociales ou eth­niques. Une telle option accen­tue­rait les dif­fi­cul­tés de coor­di­na­tion et serait ain­si peu favo­rable à une poli­tique concer­tée et volon­ta­riste vers plus d’efficacité et d’équité.

Une piste oppo­sée est de cher­cher des bases nor­ma­tives com­munes entre réseaux/pouvoirs orga­ni­sa­teurs, sus­cep­tibles de fon­der un consen­sus édu­ca­tif, qui dépasse les oppo­si­tions nor­ma­tives (dé)passées (?) entre le pro­jet édu­ca­tif confes­sion­nel et un pro­jet édu­ca­tif por­té par l’enseignement public. Il s’agirait donc d’aller au-delà d’une vision des réseaux sco­laires cen­trée sur des oppo­si­tions irré­duc­tibles. Par exemple, une vision laïque exa­cer­bant les contra­dic­tions nor­ma­tives entre l’essence de tout pro­jet d’enseignement confes­sion­nel (catho­lique ou musul­man) consi­dé­ré par défi­ni­tion comme anti­mo­derne et le pro­jet de l’enseignement offi­ciel et public, per­çu comme seul com­pa­tible avec la moder­ni­té poli­tique. Ou à l’inverse, une vision confes­sion­nelle asso­ciant tout pro­jet d’enseignement public à un ratio­na­lisme pure­ment ins­tru­men­tal et sans fon­de­ment moral.

Cette voie appa­rait éga­le­ment à prio­ri peu pra­ti­cable, car on peut dou­ter du sou­tien dont elle béné­fi­cie­rait de la part des prin­ci­paux acteurs poli­tiques et ins­ti­tu­tion­nels actuels (voir le faible suc­cès dans le pas­sé de l’idée d’un réseau d’écoles plu­ra­listes à côté des réseaux tra­di­tion­nels por­tée par cer­tains libé­raux). Cette voie n’est pour­tant pas sans attrait, car elle aurait d’abord le mérite de lever cer­tains obs­tacles nor­ma­tifs et phi­lo­so­phiques à l’intégration du sys­tème sco­laire du point de vue de son pilotage.

Mais, elle est inté­res­sante aus­si et sur­tout d’un point de vue nor­ma­tif. Une piste esquis­sée par Gau­chet, par exemple, insiste sur les pos­si­bi­li­tés de conver­gences entre ensei­gne­ment public et pri­vé, à par­tir d’un pro­jet édu­ca­tif « huma­niste » plu­tôt que « natu­ra­liste » (Gau­chet, 2004). Le pro­jet édu­ca­tif « huma­niste » prend au sérieux la néces­si­té d’une média­tion cultu­relle pour for­mer les êtres sociaux d’une socié­té démo­cra­tique : pour édu­quer, on ne peut se pas­ser d’une média­tion, du rôle d’une culture, d’une éthique, d’un savoir ancré dans des tra­di­tions, celles par exemple de l’humanisme laïc ou chré­tien. Il s’agit de refon­der des « huma­ni­tés » dans une socié­té d’individus, réflexive et mon­dia­li­sée (voir dans ce numé­ro Luc Van Cam­pen­houdt). Pré­ci­sons d’ailleurs qu’un tel accord ne vise­rait pas à faire dis­pa­raitre toute spé­ci­fi­ci­té « phi­lo­so­phique » de chaque réseau, liée à l’histoire et à son iden­ti­té. Elle pour­rait être pré­ser­vée dans le cadre d’un « plu­ra­lisme situé », plu­ra­lisme accep­té, valo­ri­sé (car consub­stan­tiel à la moder­ni­té poli­tique) tout en s’appuyant sur des options nor­ma­tives fortes liées à une tra­di­tion phi­lo­so­phique ou reli­gieuse (voir Van Cam­pen­houdt, 2009). Bref, il s’agirait de for­ger un nou­veau consen­sus nor­ma­tif à la fois res­pec­tueux de la moder­ni­té et de la tra­di­tion huma­niste de chaque réseau. Un tel accord aurait la ver­tu de ne pas réduire l’éducation à un pro­jet ins­tru­men­tal, tout en lais­sant la porte ouverte à des accords plus ambi­tieux, en termes de col­la­bo­ra­tion et coor­di­na­tion, sur le plan de l’organisation du « sys­tème de pro­duc­tion scolaire ».

N’y a‑t-il pas là une voie qui ras­sem­ble­rait nombre d’enseignants, de parents et de pou­voirs orga­ni­sa­teurs, tant ce pro­jet « huma­niste » est consub­stan­tiel du pro­jet de l’institution sco­laire ? Cela ne per­met­trait-il pas de renouer avec un para­digme de l’institution et un nou­veau pro­gramme ins­ti­tu­tion­nel de l‘école ? N’est-ce pas ce qui est sour­de­ment sou­hai­té par de plus en plus de monde au sein de la « com­mu­nau­té édu­ca­tive » et au-delà dans la socié­té civile ?

Cet article s’inscrit dans le cadre du pro­jet de recherche euro­péen n° 28848 « KNO­Wand­POL » (The role of know­ledge in the construc­tion and regu­la­tion of health and edu­ca­tion poli­cy in Europe : conver­gences and spe­ci­fi­ci­ties among nations and sec­tors), finan­cé par le sixième pro­gramme cadre.

  1. Décrets Mis­sions (1997), Pilo­tage (2002); Éva­lua­tions externes et CEB (2005), Réforme de l’inspection et du conseil péda­go­gique (2007), Éva­lua­tions externes 2 (2009) notamment.

Christian Maroy


Auteur

sociologue, professeur émérite de l’[UC-> http://www.uclouvain.be]L et chercheur au[Girsef -> http://www.uclouvain.be/girsef.html]. Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les politiques éducatives et professeur titulaire à l’université de Montréal de 2010 à 2019, il a publié L’école québécoise à l’épreuve de la gestion axée sur les résultats. Sociologie de la mise en œuvre d’une politique néolibérale. Il mène des recherches comparatives sur les politiques éducatives et la gouvernance des systèmes scolaires.