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L’école a besoin de liberté

Numéro 3 Mars 2013 - enseignement par Albert Bastenier

mars 2013

Pour sor­tir par le haut de la crise de l’é­cole, c’est le socle concep­tuel à par­tir duquel on l’a pen­sée jus­qu’i­ci qui demande à être rééva­lué. Ce sont les signi­fi­ca­tions que les élèves peuvent accor­der au fait d’al­ler en classe et aux ensei­gnants d’y tra­vailler qui doivent être prises en compte. Et à cet égard, la liber­té d’en­sei­gne­ment est irrem­pla­çable. C’est elle qui déter­mine la confiance que l’é­cole peut ins­pi­rer. Elle qui per­met­tra de créer une diver­si­té sco­laire ren­dant pos­sible un contrin­ves­tis­se­ment cultu­rel de l’enseignement.

Lorsque, en 1998, La Revue nou­velle a publié son dos­sier « Libé­rer la liber­té d’enseignement », j’y ai pro­po­sé une contri­bu­tion inti­tu­lée « La liber­té d’enseignement : un droit à réin­ter­ro­ger ». J’y sou­te­nais que pour sur­mon­ter l’interminable crise qui l’affecte, l’école a besoin de liber­té. Ma convic­tion n’a pas changé.

Reve­nant sur une ques­tion qui a ali­men­té tant de polé­miques dans l’histoire de notre pays, je ne cher­chais à déter­rer aucune hache de guerre enfouie dans la Consti­tu­tion. Après la publi­ca­tion du décret mis­sions en 1997 par la ministre Onke­linx — décret obsé­dé par l’idée de par­ve­nir à une plus grande homo­gé­néi­té de l’enseignement mal­gré l’existence des réseaux qui le seg­mente —, je vou­lais reve­nir sur un pro­blème auquel ce décret n’apportait guère de véri­table réponse : à la suite de la démo­cra­ti­sa­tion de l’accès au cycle secon­daire de la fin des années 1950, ce qui pou­vait pas­ser pour une révo­lu­tion cultu­relle et un triomphe de l’école, on a vu le sys­tème sco­laire para­doxa­le­ment s’enfoncer dans une crise dont il n’est tou­jours pas sor­ti. La mas­si­fi­ca­tion des publics dif­fé­ren­ciés que les écoles se trou­vèrent en devoir d’accueillir à par­tir de ce moment n’y fut pas étran­gère. La source de cette crise se situe donc vrai­sem­bla­ble­ment au croi­se­ment entre la ques­tion de l’égalité et celle des ver­tus mobi­li­sa­trices de ce qui est enseigné.

À pro­pos de cette crise, c’est d’un défi­cit du sens atta­ché à la sco­la­ri­sa­tion qu’il faut par­ler. L’école n’est plus per­çue comme un lieu d’émancipation col­lec­tive. Elle conti­nue certes d’élever le niveau géné­ral d’instruction de la popu­la­tion, mais elle est deve­nue une sorte d’instrument public dis­po­nible avant tout pour la pro­mo­tion per­son­nelle de ceux qui sont capables d’en faire un usage opti­mal. Les indi­vi­dus ne croient plus dans l’école, mais l’instrumentalisent. La crise qui en résulte est glo­bale. Elle concerne la défi­ni­tion des objec­tifs offi­ciel­le­ment pour­sui­vis, les attentes du public qui la fré­quente, les pres­ta­tions de ceux qui y exercent leur métier et les méthodes péda­go­giques qu’ils doivent adopter.

Sortir par le haut de la crise de l’école

J’ai défen­du l’idée que si l’on vou­lait sor­tir par le haut du défi que lance cette situa­tion, il était pri­mor­dial de rendre à l’école un sens et des valeurs mobi­li­sa­trices tant pour les familles qui font de leurs enfants ses usa­gers que pour les ensei­gnants qui y tra­vaillent. Et ce sens, selon moi, a bien plus par­tie liée avec ce que le prin­cipe de la liber­té d’enseignement pour­rait per­mettre qu’avec la bonne et ration­nelle ges­tion des moyens qui homo­gé­néi­se­raient les pra­tiques sco­laires et, par là, ren­for­ce­raient l’efficacité d’une ins­ti­tu­tion dont la logique ins­pi­ra­trice, quant à elle, n’aurait pas à être réinterrogée.

Disant cela, je n’entendais d’aucune façon for­mu­ler une opi­nion favo­rable à l’un ou l’autre des réseaux sco­laires de notre pays. Cer­tains ont pen­sé que je défen­dais l’enseignement catho­lique. Mon argu­men­ta­tion pre­nait pour­tant dis­tance son égard. Je pense, en effet, que ce réseau ne repré­sente plus que le sédi­ment de ce que, dans les débats intel­lec­tuels et moraux du XIXe siècle, catho­liques et libé­raux pou­vaient com­prendre de l’idée de liber­té. Actuel­le­ment, le catho­li­cisme reste sans doute capable de défendre la place et les avan­tages que ses écoles ont his­to­ri­que­ment acquis dans la socié­té belge. Mais il est dif­fi­cile d’encore le voir comme un pôle de convic­tion dont la vigueur spi­ri­tuelle et intel­lec­tuelle le ren­drait dis­po­nible pour appor­ter une contri­bu­tion signi­fi­ca­tive à l’histoire de la liber­té. Une pen­sée unique — celle des valeurs ren­tables que pro­meut la rai­son ins­tru­men­tale — plane sur le monde de l’éducation. Dans l’ambition de se voir recon­nu un sta­tut de ser­vice public équi­valent à celui du réseau offi­ciel, l’enseignement libre n’a ces­sé de se stan­dar­di­ser et de pro­gres­si­ve­ment se confor­mer aux cri­tères de cette rai­son domi­nante. La ques­tion se pose donc : dans l’enseignement catho­lique, reste-t-il quelque chose de vrai­ment autre qu’une rhé­to­rique de la liber­té ser­vant de jus­ti­fi­ca­tion au fait que tout sim­ple­ment… il existe ?

De leur côté, les écoles du réseau offi­ciel ne donnent pas le change et n’administrent pas la preuve d’une plus grande capa­ci­té à sor­tir de la dégra­da­tion qui affecte le monde de l’enseignement. Ses arti­sans se reposent sans doute un peu rapi­de­ment sur la croyance selon laquelle, en tant que ser­vice public, ils seraient les déten­teurs du mono­pole des ver­tus col­lec­tives. Moins enclines à recher­cher une cor­res­pon­dance avec les attentes affi­chées par un public cultu­rel­le­ment situé et socia­le­ment sélec­tion­né, il est vrai que, dans leur ensemble, les écoles de ce réseau plus que celles du réseau libre accueillent une masse impor­tante de jeunes dont la sco­la­ri­sa­tion s’avère dif­fi­cile. Mais la moindre auto­no­mie admi­nis­tra­tive de leurs éta­blis­se­ments les a sou­mis par contre à une bureau­cra­ti­sa­tion plus pro­non­cée, ren­dant plus dif­fi­cile la ges­tion des cas d’élèves ne cor­res­pon­dant pas au pro­fil stan­dard du jeune sco­la­ri­sable. D’où la ten­dance plus nette que dans le libre à y faire usage dès le pre­mier degré du secon­daire des méca­nismes d’orientation des élèves vers les filières fortes ou faibles. Par ailleurs, il faut bien se rendre à l’évidence que l’esprit libre exa­mi­niste à l’œuvre dans l’officiel n’y a pas insuf­flé une liber­té d’esprit vrai­ment plus grande que dans le libre à l’égard de l’emprise de la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale. L’enseignement ne s’y est pas mon­tré moins inféo­dé aux exi­gences du mar­ché de l’emploi.

Si on peut faire le constat que les formes ins­ti­tu­tion­nelles de l’enseignement issues du XIXe siècle sont datées et mar­quées par leur his­to­ri­ci­té, cela ne veut pas dire pour autant que l’idée de liber­té de l’enseignement ne contient en elle-même plus aucune ver­tu ins­pi­ra­trice. Je pense pour ma part que pour sur­mon­ter son marasme, c’est dans son inter­ac­tion avec la socié­té que l’école en géné­ral doit recher­cher une ins­pi­ra­tion nou­velle. Ce qui est sus­cep­tible de la sor­tir de l’impasse où elle se trouve, c’est qu’elle défi­nisse sa mis­sion sous un autre angle que celui du ser­vice qu’attendent d’elle les porte-paroles de l’utilitarisme qui ne réflé­chissent qu’en termes de ren­ta­bi­li­sa­tion des diplômes. Et pour cela, elle a besoin d’autonomie. C’est pour­quoi je par­lais de la liber­té d’enseignement comme d’un droit à réin­ter­ro­ger.

Je sais donc gré à Mathias El Berhou­mi de faire remar­quer d’entrée de jeu qu’au cours des quinze der­nières années, ce n’est pas dans cette pers­pec­tive que les évo­lu­tions ont été conduites. Si les mondes poli­tique et scien­ti­fique ont pu se mon­trer cri­tiques à l’égard de cer­tains effets per­vers du prin­cipe de cette liber­té, ils ne se sont guère sou­ciés d’une véri­table réin­ter­ro­ga­tion à son propos.

Je vou­lais aus­si ancrer la réflexion au-delà du cadre belge. S’interroger en pro­fon­deur sur la crise de l’école demande de ne pas s’enfermer à prio­ri dans les spé­ci­fi­ci­tés de notre sys­tème d’enseignement. Cela oriente trop rapi­de­ment vers la seule ques­tion de la concur­rence entre ses réseaux qui, disent les experts, fonc­tionnent comme un qua­si-mar­ché. Or, la crise de l’école sévit dans divers contextes natio­naux où la ques­tion des réseaux n’intervient pas. Par­tout dans le monde, les sys­tèmes d’enseignement sont entrés dans d’interminables convul­sions. Dès le début des années 1960, les contro­verses allaient bon train et on ne pou­vait s’y trom­per : quant à sa contri­bu­tion à l’égalité démo­cra­tique des condi­tions, l’institution sco­laire a débou­ché dans une impasse où elle stagne. Il reste certes pos­sible de dis­cu­ter la vision, mytho­lo­gique selon cer­tains, de ce qu’auraient été anté­rieu­re­ment les ver­tus de l’école. Mais dès cette époque, la socio­lo­gie de Pierre Bour­dieu (1964) a de toute façon énon­cé avec force la per­cep­tion cri­tique que l’on peut désor­mais avoir à son sujet. Outre-Atlan­tique, d’autres élé­ments de diag­nos­tic ont été for­mu­lés par Paul Good­man (1966) et Ivan Illich (1971) qui sou­lignent en quoi les éta­blis­se­ments sco­laires se sont pro­gres­si­ve­ment ali­gnés sur l’imaginaire tech­ni­ciste qui domine notre culture. Et qu’à par­tir de ce ral­lie­ment, ils se sont prio­ri­tai­re­ment orien­tés vers le ser­vice de ceux sus­cep­tibles d’en être les cadres. On a donc assis­té à une mise de l’enseignement au ser­vice de cer­taines caté­go­ries d’individus plu­tôt que vers l’émancipation cultu­relle du plus grand nombre.

Les enjeux de ce qu’on appelle le capi­tal cultu­rel étaient ain­si mis en lumière. La for­ma­tion sco­laire n’apparait plus actuel­le­ment comme un bien­fait pour l’ensemble des membres de la socié­té. Elle est pas­sée prio­ri­tai­re­ment au ser­vice d’une démo­cra­tie res­tric­ti­ve­ment méri­to­cra­tique qui engendre une nou­velle oli­gar­chie fon­dée non plus sur la richesse ou la nais­sance, mais sur les apti­tudes. Elle habi­lite ceux qui, par leur talent per­son­nel ou l’entregent de leur milieu, sont capables d’accomplir les par­cours sco­laires qui les orientent vers des rôles enviables au sein des élites éco­no­miques, poli­tiques ou intel­lec­tuelles. Dans le même temps, d’une part elle pré­dis­pose la majo­ri­té des jeunes au pro­fil stan­dard à se satis­faire des dif­fé­rents postes de tra­vail inter­mé­diaires que la socié­té sala­riale conti­nue de rela­ti­ve­ment pro­té­ger, tan­dis que, d’autre part, le plus grand nombre des jeunes issus des classes subal­ternes, mal équi­pés au départ pour répondre aux exi­gences de la culture sco­laire, quitte l’école sans qua­li­fi­ca­tion véri­table. Elle les conduit à se recon­naitre incom­pé­tents et à devoir trai­ner der­rière eux leur dos­sier sco­laire vide tout le res­tant de leur vie.

Tout cela ne couvre pas l’école d’une énorme gloire, ni n’augure d’un grand pro­grès intel­lec­tuel et moral pour la démo­cra­tie. Or, jusqu’aux envi­rons des années 1960, l’école n’a pas été, ou tout au moins n’a pas été per­çue, comme l’institution d’une pareille tri­via­li­té col­lec­tive. Elle n’a pas tou­jours limi­té ses ambi­tions à la mise sur orbite de pri­vi­lé­giés ou même à la seule pré­pa­ra­tion des futurs pra­ti­ciens de l’ensemble des pro­fes­sions ima­gi­nables. Il ne faut cer­tai­ne­ment pas idéa­li­ser le pas­sé de l’école parce qu’il est vrai qu’elle n’a jamais ces­sé d’être un lieu d’ambigüités, d’inégalités et de luttes sociales plus ou moins dis­si­mu­lées. Tou­te­fois, une large part du monde des ensei­gnants a, par le pas­sé, mon­tré le désir de situer ses enjeux au-delà de la seule ques­tion de l’accès des jeunes à la vie active. Au tra­vers du rap­port qu’ils ont cher­ché à entre­te­nir avec les aspi­ra­tions éman­ci­pa­trices de la moder­ni­té, l’école s’est avé­rée mobi­li­sa­trice en per­met­tant aux indi­vi­dus de croire à la pro­messe de la démo­cra­tie sous ses dif­fé­rents aspects.

Confiance ou défiance à l’égard de l’école

Sur la base de ce qui pré­cède, il me semble que l’on peut sou­te­nir que le cadre large à par­tir duquel il convient d’explorer les voies d’une sor­tie de crise de l’école se situe dans la confiance ou la défiance qu’elle sus­cite. Elle est actuel­le­ment en perte de sens parce que son modèle ins­pi­ré par une logique sociale qui long­temps a pu faire aller ensemble l’unité natio­nale, la rai­son, le pro­grès et la des­ti­née des indi­vi­dus, n’est plus à même de conqué­rir l’adhésion dans les socié­tés où les attentes de l’individu démo­cra­tique sont deve­nues pré­gnantes. Une dis­jonc­tion s’est his­to­ri­que­ment pro­duite entre ces élé­ments et il n’y a plus de cor­res­pon­dance étroite entre le ver­sant psy­cho­cul­tu­rel de l’expérience sco­laire et le ver­sant éco­no­mi­co­so­cial des attentes de mobi­li­té. Le savoir qui était posé comme l’instrument de l’accès à une plus grande huma­ni­té a per­du ce sta­tut et, pour une large part, s’est réduit à un rôle uti­li­taire. La dyna­mique exis­ten­tielle du monde de l’éducation y perd beau­coup de ses capa­ci­tés mobilisatrices.

C’est pour­quoi, face à ceux qui rai­sonnent prio­ri­tai­re­ment en termes de ratio­na­li­sa­tion ou de moyens qui redon­ne­raient vie à ce modèle, je sou­tiens que quelque chose pré­cède les mesures maté­rielles qui contri­bue­raient à sor­tir l’école de son impasse. Or, ce que fait appa­raitre l’inventaire des évo­lu­tions dres­sé par Mathias El Berhou­mi pour les quinze années qui nous séparent de l’entrée en vigueur du décret mis­sions, c’est que dans le cadre de la liber­té sub­si­diée qui carac­té­rise notre sys­tème d’enseignement, c’est essen­tiel­le­ment une pro­blé­ma­tique réor­ga­ni­sa­trice visant à l’efficacité du sys­tème et com­man­dée par une ratio­na­li­sa­tion des couts qui s’est impo­sée. Et que c’est aus­si dans ce cadre que la liber­té d’enseignement a connu de mul­tiples limitations.

Je ne pré­tends pas que cer­taines mesures ne sont pas néces­saires et même fécondes en matière d’allocation des res­sources. Mais je défends l’idée que la crise des ver­tus mobi­li­sa­trices de l’école est d’abord un pro­blème cultu­rel qui entre­tient un lien impor­tant avec la liber­té péda­go­gique. L’autoritarisme est mort et en matière d’efficacité aucune contrainte ins­ti­tu­tion­nelle n’est à même d’obliger les indi­vi­dus à apprendre. La capa­ci­té des ensei­gnants à convaincre repose sur la confiance qui leur est faite lorsqu’elle est sou­te­nue par le par­tage d’une pro­messe d’émancipation qui est cultu­relle en même temps que sociale.

Actuel­le­ment, l’école ne fait espé­rer à per­sonne un quel­conque dépas­se­ment social et moral de la vie col­lec­tive. S’y accom­plissent des tâches de for­ma­tion dont on ne peut se pas­ser, mais qui sont deve­nues ingrates ou démo­bi­li­sa­trices. De mul­tiples enquêtes indiquent que peu de jeunes, même par­mi ceux qui réus­sissent bien, trouvent une réelle satis­fac­tion dans leur expé­rience sco­laire. Il faut par­ler aus­si d’un phé­no­mène de déser­tion pro­fes­sion­nelle dont l’école porte le stig­mate : dans notre pays, envi­ron 40% des ensei­gnants quittent ce métier moins de cinq ans après y être entrés. Plus encore : l’épuisement du modèle édu­ca­tif semble s’être aggra­vé au cours des der­nières décen­nies puisque, dans un nombre crois­sant d’établissements, on ne par­vient pas à sur­mon­ter l’impuissance que sus­cite la frac­tion popu­laire du public sco­laire recom­po­sé à par­tir de la pré­sence des jeunes issus de l’immigration. L’expérience qu’y font un grand nombre de ces der­niers n’est pas celle de leur entrée dans un pro­ces­sus de qua­li­fi­ca­tion cultu­relle qui engage leur ave­nir, mais de leur pré­coce dis­qua­li­fi­ca­tion intel­lec­tuelle et sociale. Pour eux, l’école est deve­nue un lieu qu’ils détestent parce qu’ils y font l’expérience de leur pre­mière humi­lia­tion publique.

L’obligation sco­laire n’est pas vécue comme l’accès à un bien social pri­maire auquel, comme tout autre, ils ont droit. Elle s’est trans­for­mée en une contrainte à la source de ce qu’on appelle leur décro­chage, leur pre­mière déviance sociale qui résulte de la honte de leur abais­se­ment. Fran­çois Dubet (2005) y voit la source de la révolte de ceux qu’il nomme les vain­cus du sys­tème. À par­tir de là, com­ment se conten­ter de par­ler d’une effi­ca­ci­té insuf­fi­sante de l’appareil sco­laire ? Il s’agit en réa­li­té d’une frac­ture sociale que le sys­tème d’enseignement méri­to­cra­tique engendre et qui a fait naitre un nou­veau lieu de violence.

Réévaluer le socle de la réflexion

Une telle situa­tion exige une rééva­lua­tion du socle concep­tuel à par­tir duquel on s’est conten­té jusqu’ici de conce­voir la sor­tie du marasme sco­laire. C’est à par­tir des signi­fi­ca­tions que les élèves peuvent accor­der au fait d’aller à l’école et les ensei­gnants d’y tra­vailler qu’il faut réflé­chir. Et de ce point de vue, il faut redire qu’il y a un puis­sant motif à reve­nir sur la notion de liber­té d’enseignement.

Le récit de Mathias El Berhou­mi montre tou­te­fois que dans la Com­mu­nau­té fran­çaise, ce n’est pas dans cette direc­tion que les réflexions ont été déve­lop­pées au cours des der­nières années. Au contraire, observe-il, une série de dis­po­si­tions légales sont mon­tées à l’assaut de cette liber­té. Divers arbi­trages que le Conseil d’État a don­nés du décret mis­sions ont fait subir de nom­breuses res­tric­tions à la liber­té d’enseignement. Son récit ne par­vient cepen­dant pas à mas­quer l’opinion selon laquelle l’érosion de cette liber­té était une chose fatale et même peut-être néces­saire. Il ava­lise ain­si la thèse selon laquelle l’enseignement catho­lique serait à la source d’un cloi­son­ne­ment qui entrave l’objectif de l’égalité par l’efficacité qui est deve­nue la prio­ri­té des pou­voirs publics. S’étonnera-t-on à par­tir de là que les arti­sans du réseau libre affirment, non sans rai­son d’ailleurs, n’avoir de leçon à rece­voir de per­sonne en ce qui concerne le cout moyen des jeunes sco­la­ri­sés dans leurs éta­blis­se­ments et la lutte contre l’échec ?

Mais mon atten­tion a sur­tout été rete­nue par le fait que, sur la base du recul de la pra­tique reli­gieuse, El Berhou­mi en vient à se deman­der s’il n’y a pas quelque chose d’anachronique à vou­loir struc­tu­rer le sys­tème sco­laire autour de la réfé­rence reli­gieuse ou phi­lo­so­phique des éta­blis­se­ments. Pour ren­for­cer son ques­tion­ne­ment, il évoque même les réserves que sus­cite l’exercice de la liber­té d’enseignement par les musul­mans. Quitte pour ce faire, à hélas adop­ter l’un des pon­cifs en la matière : les risques du repli com­mu­nau­ta­riste. C’est là, à mes yeux, un fâcheux déra­page dans l’argumentation. C’est sur­tout l’aveu que, pour lui non plus, le prin­cipe de la liber­té d’enseignement ne doit pas faire l’objet d’un véri­table ques­tion­ne­ment. Comme pour la majo­ri­té des poli­tiques et des scien­ti­fiques, son inter­ro­ga­tion porte sur l’opportunité de voir un tel fac­teur inter­ve­nir dans la pla­ni­fi­ca­tion sco­laire. Il s’agirait donc d’atténuer sinon de se débar­ras­ser d’une com­po­sante cultu­relle socia­le­ment dépas­sée qui com­plexi­fie inuti­le­ment le tra­vail de ratio­na­li­sa­tion néces­saire pour par­ve­nir à l’efficacité.

À l’inverse d’une approche tech­no­cra­tique de ce type, qui d’une manière géné­rale sou­tient que c’est l’anachronisme des sub­jec­ti­vi­tés qui com­plexi­fie les pro­blèmes de la vie sociale dont la solu­tion exi­ge­rait davan­tage de ratio­na­li­té ges­tion­naire, je pense que l’on contri­bue­ra à sor­tir l’école de sa crise non pas en neu­tra­li­sant ses dimen­sions cultu­relles, mais au contraire en allant vers elles et en appro­fon­dis­sant leur signi­fi­ca­tion. L’obsession du chiffre que répandent les enquêtes Pisa n’éclaire pas beau­coup la nature des ques­tions qui s’y posent. Ces inves­ti­ga­tions pro­cèdent de la vision éco­no­mique déve­lop­pée par l’OCDE qui dif­fuse une concep­tion très dis­cu­table du type de per­for­mances — comme les socles de com­pé­tence — vers lequel devraient tendre les sys­tèmes édu­ca­tifs. Au mieux de cette façon par­vien­dra-t-on à faire dis­pa­raitre des sta­tis­tiques un cer­tain nombre de ceux qui, en fin de par­cours, sont répu­tés en deçà des exi­gences de l’employabilité. Mais demeu­re­ra entière la ques­tion des signi­fi­ca­tions col­lec­tives qu’il y a dans la trans­mis­sion des savoirs et la volon­té de les acquérir.

Pour un contrinvestissement culturel de l’école

Pour avoir du sens, l’école doit être tra­ver­sée par des valeurs, des convic­tions qui naissent de la culture et qui font par­tie inté­grante de l’enseignement sans que l’on doive les oppo­ser à l’objectivité des com­pé­tences. Car c’est seule­ment au tra­vers d’un acte uni­taire asso­ciant les connais­sances et les convic­tions d’une option sub­jec­tive sur le monde qu’une rela­tion péda­go­gique mobi­li­sa­trice peut être recons­truite. Dans ses réflexions sur la crise de l’éducation, Han­nah Arendt (1972) énonce bien cette exi­gence en affir­mant que l’éducateur ne peut élu­der sa res­pon­sa­bi­li­té d’adulte devant l’enfant qui ne dis­pose que d’une capa­ci­té réduite d’assumer un monde cultu­rel­le­ment et mora­le­ment non uni­fié. C’est donc au nom de ses convic­tions et en pre­nant la res­pon­sa­bi­li­té du monde devant ses élèves, quitte à recon­naitre qu’il le sou­hai­te­rait dif­fé­rent, que l’enseignant réa­lise le cou­plage de son tra­vail avec les enjeux de la socié­té. De la même façon du côté de l’élève, ce qui sus­cite une pos­ture men­tale favo­rable à l’apprentissage ne réside pas dans une simple attente de ser­vices régie par le cal­cul d’intérêt, mais dans la confiance qu’il peut avoir en ceux qui, tout en lui don­nant à voir le monde, valo­risent son iden­ti­té en l’appelant à l’effort d’apprendre. Et si la notion de liber­té de l’enseignement inter­vient dans ce pro­ces­sus, c’est pré­ci­sé­ment parce qu’elle rend pos­sible un contrin­ves­tis­se­ment cultu­rel de l’école (Ber­the­lot, 1982) qui aide à ne pas sou­mette la démarche d’apprentissage à la seule ratio­na­li­té ins­tru­men­tale qui consti­tue la source de la méri­to­cra­tie sco­laire dont on sait à qui elle profite.

L’enseignement consi­dé­ré comme un bien pri­maire auquel tout le monde a droit n’implique pas qu’il doive se réa­li­ser dans le cadre d’une école unique et neutre qui serait soi-disant débar­ras­sée de toute spé­ci­fi­ci­té cultu­relle et sociale. Ce qui carac­té­rise le pro­blème de l’école, c’est qu’elle se trouve dans une posi­tion mitoyenne entre l’État qui doit garan­tir l’accès de tous aux savoirs et la socié­té civile qui l’investit d’une fonc­tion d’éducation. À par­tir de la diver­si­té des sen­si­bi­li­tés de ceux qui la com­posent, cette der­nière a aus­si légi­ti­me­ment le droit de faire entendre son point de vue (Ricœur, 1995). On ne peut donc pas pré­tendre que l’enseignement soit une tâche qui appar­tient seule­ment à l’État. Il n’est pas pro­prié­taire des jeunes qu’il aurait à façon­ner selon ses seuls dési­dé­ra­tas ou ceux du mar­ché que, trop sou­vent, il se contente d’ailleurs de relayer. Les familles gardent un droit sub­jec­tif inalié­nable dans le deve­nir de leurs enfants. Cela veut dire que le prin­cipe de liber­té d’enseignement est ce qui fait droit à une valeur qui est non seule­ment indi­vi­duelle, mais aus­si col­lec­tive. Dans notre socié­té où les pou­voirs publics et le mar­ché sont les relais d’une même rai­son tech­no­cra­tique, l’exercice de ce type de liber­té peut consti­tuer un lieu d’expérience sociale créa­tive où s’exprime la diver­si­té cultu­relle en mou­ve­ment. Évi­dem­ment, cette culture en mou­ve­ment est quelque chose qui gêne la logique des experts ratio­na­li­sa­teurs pré­ci­sé­ment parce qu’elle…résiste à l’expertise.

Dans les termes de la théo­rie de la jus­tice de John Rawls (1987), où le phi­lo­sophe amé­ri­cain s’oppose d’ailleurs à l’utilitarisme domi­nant, on pour­rait dire qu’il y a des désac­cords rai­son­nables au sujet de l’école et que la culture démo­cra­tique demande que la plau­si­bi­li­té des argu­ments qui fondent les posi­tions des uns et des autres au sujet de son orga­ni­sa­tion soit recon­nue. La cohé­sion sociale doit alors être recher­chée non pas à par­tir d’une impo­si­tion idéo­lo­gique uni­la­té­rale, mais d’un modus viven­di entre les dif­fé­rents pôles consti­tu­tifs de l’existence col­lec­tive. C’est cela que recouvre la liber­té de l’enseignement que, sous cer­taines condi­tions de qua­li­fi­ca­tion, les idéaux démo­cra­tiques enjoignent aux États de res­pec­ter. Dit autre­ment : dès lors que l’enseignement est obli­ga­toire (et il est bon qu’il le soit), devient obli­ga­toire aus­si d’y rendre pos­sible une marge de liber­té. Diverses manières d’honorer cette exi­gence peuvent évi­dem­ment exis­ter. Elles ne sont certes pas immuables, s’expliquent le plus sou­vent comme le pro­duit des his­toires natio­nales, mais se retrouvent pra­ti­que­ment par­tout. Même dans un pays comme la France, où la pen­sée poli­tique subor­donne radi­ca­le­ment la socié­té civile à l’État, ce prin­cipe figure dans les lois orga­niques de la République.

Les diverses caté­go­ries sociales entre­tiennent des rap­ports dif­fé­ren­ciés avec le monde sco­laire, non seule­ment sur la base de la connais­sance qu’elles ont de son fonc­tion­ne­ment, mais aus­si selon la valeur qu’elles lui attri­buent et l’enjeu social dont elles l’investissent. Et si tout le monde a droit à une éga­li­té de trai­te­ment face à l’enseignement, la même tâche fon­da­men­tale qui doit rendre l’acquisition des savoirs acces­sibles à cha­cun peut être assu­rée par divers types d’établissements capables de coexis­ter au béné­fice de tous dans un cadre légal qui borne les exi­gences col­lec­tives. Le contrin­ves­tis­se­ment cultu­rel de l’école dont nous par­lons n’est alors rien d’autre que ce qui doit per­mettre que s’y opère le recou­plage des savoirs à trans­mettre avec les valeurs anthro­po­lo­giques vivantes au sein des groupes sociaux d’élèves qu’il s’agit de faire accé­der aux connaissances.

Créer de la diversité scolaire

Sinon un jaco­bi­nisme immo­deste et l’adhésion aux concep­tions que les classes domi­nantes se font du rôle de la culture, rien n’oblige de croire qu’il est néces­saire d’enseigner à tous de la même manière, ni que la part du public sco­laire qui n’a pas héri­té d’un capi­tal cultu­rel accor­dé à celui des plus favo­ri­sés d’aujourd’hui doive être ensei­gnée comme le furent les enfants de la bour­geoi­sie d’hier. Autre­ment dit, la sor­tie de la crise de l’école peut se conce­voir par un éloi­gne­ment de sa subor­di­na­tion à l’idéologie méri­to­cra­tique qui sert de leurre face à l’égalité qu’elle pro­met, mais ne réa­lise jamais. Ceci implique non pas de construire une école de masse qui tente de cor­ri­ger ou qui s’adapte aux exi­gences de l’économie, mais au contraire de créer des écoles diverses, proches des indi­vi­dus et de la situa­tion concrète de leurs appar­te­nances socié­tales diverses. Il s’agit de cette façon de favo­ri­ser tout ce qui accorde les pro­cé­dures d’apprentissage que l’école met en œuvre avec les condi­tions cultu­relles de départ des dif­fé­rents groupes sociaux qui tous doivent pou­voir en béné­fi­cier, à com­men­cer par les plus dému­nis. Mais pour réa­li­ser cela, les éta­blis­se­ments sco­laires doivent pou­voir s’appuyer sur des groupes de réfé­rence, des mou­ve­ments ou des cou­rants d’idées pour les­quels les enjeux de l’égalité dans la vie col­lec­tive ne sont pas des chi­mères, ni l’enseignement réduc­tible à la trans­mis­sion de connais­sances asep­ti­sées à pro­pos des­quelles il n’y aurait pas à penser.

À par­tir de là, plu­tôt que d’entretenir l’idée ram­pante d’une plus grande effi­ca­ci­té de l’école à laquelle on par­vien­drait à par­tir d’un réseau unique d’enseignement ou par l’imposition de pro­cé­dures péda­go­giques à ce point stan­dar­di­sées qu’elles en seraient l’équivalent, il serait plus appro­prié d’approfondir et de sti­mu­ler ce que le prin­cipe de liber­té d’enseignement ouvre comme pos­si­bi­li­tés non encore explo­rées face aux effets de la mas­si­fi­ca­tion sco­laire. Il faut non pas limi­ter ou faire dis­pa­raitre la liber­té d’enseignement, mais la déga­ger de l’espace où elle se trouve confi­née aujourd’hui pour que, selon toutes sortes de moda­li­tés à inven­ter, on par­vienne à recou­pler ce qui n’aurait jamais dû être dis­joint : la trans­mis­sion des savoirs et les convic­tions mobilisatrices.

Gouverner l’école de demain avec les outils d’hier ?

Née comme on l’a dit au croi­se­ment des ques­tions posées par les attentes de l’individu contem­po­rain, de la quête d’égalité démo­cra­tique et de la perte de ver­tu mobi­li­sa­trice des connais­sances trans­mises par l’école, la crise de cette der­nière est cultu­relle en même temps que liée à des impé­ra­tifs éco­no­miques d’efficacité visant l’égalité. Son ampleur pose un pro­blème qui ne peut être réso­lu que sur la longue période. Mais cette durée ne ser­vi­rait à rien si on ne s’enquérait pas dès à pré­sent des choix qui engagent l’avenir de la démo­cra­tie sco­laire que nous vou­lons. Or, bien que Mathias El Berhou­mi affirme par­ta­ger la convic­tion que j’énonçais dans mon essai de 1998 — à savoir : l’école doit être tra­ver­sée par des valeurs pour avoir du sens —, rien dans les sug­ges­tions qu’il for­mule fina­le­ment pour le futur de la liber­té d’enseignement ne me semble prendre la mesure des enjeux de la crise du sens telle que j’ai ten­té d’en ana­ly­ser les com­po­santes. Pour l’essentiel, au nom de la recherche d’une plus grande éga­li­té entre les élèves, il en reste à affir­mer que, puisque la liber­té de l’enseignement demeure une contrainte juri­dique forte, il fau­dra se conten­ter de mesures sus­cep­tibles d’assurer son pilo­tage. Mais en sug­gé­rant que, en les amé­na­geant autant que faire se peut, il fau­dra gou­ver­ner l’école de demain avec les outils d’hier, c’est vers une ver­sion pauvre de la liber­té d’enseignement qu’il oriente la réflexion. À mes yeux, c’est là une façon d’en res­ter à des consi­dé­ra­tions qui augurent sans doute ce que risque bien de deve­nir cette liber­té dans le cadre de la Com­mu­nau­té fran­çaise. Mais en n’apportant aucune véri­table pers­pec­tive de dépas­se­ment à la crise de l’école.

Fina­le­ment, je dirais que les réflexions que nous livre Mathias El Berhou­mi se rat­tachent clai­re­ment à la tra­di­tion poli­tique qui, à gauche comme à droite, pré­fère sou­mettre les indi­vi­dus aux impé­ra­tifs d’une citoyen­ne­té homo­gène qu’à celle qui, à l’inverse, cherche plu­tôt à limi­ter l’emprise du poli­tique sur les indi­vi­dus en vue de per­mettre l’expression de leurs dif­fé­rences et le res­pect public de leurs droits sub­jec­tifs. Dois-je l’avouer ? La lec­ture de son texte m’a rap­pe­lé cette réflexion de Toc­que­ville qui, médi­tant sur ce qui à ses yeux sont les dérives de la pas­sion de l’égalité qui tra­verse les socié­tés démo­cra­tiques, croit devoir consta­ter qu’elle conduit ses membres à pré­fé­rer l’égalité dans la ser­vi­tude à l’inégalité dans la liberté.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.