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L’échec des GRH, encore une crise dans la crise

Numéro 11 Novembre 2011 par Thomas Lemaigre

octobre 2011

Un tiers (30%) des Fran­çais « songe sérieu­se­ment » quit­ter l’entreprise qui les emploie. 57% de plus qu’en 2007 ! C’est ce qui res­sort d’une enquête par son­dage dont les résul­tats ont été dif­fu­sés fin sep­tembre par le cabi­net inter­na­tio­nal de conseil en ges­tion des res­sources humaines (GRH) qui l’a réa­li­sée. Peu de détails sont don­nés sur l’échantillon, […]

Un tiers (30%) des Fran­çais « songe sérieu­se­ment » quit­ter l’entreprise qui les emploie. 57% de plus qu’en 2007 ! C’est ce qui res­sort d’une enquête par son­dage dont les résul­tats ont été dif­fu­sés fin sep­tembre par le cabi­net inter­na­tio­nal de conseil en ges­tion des res­sources humaines (GRH) qui l’a réa­li­sée1.

Peu de détails sont don­nés sur l’échantillon, sur la méthode et sur­tout sur la grille d’analyse. On se méfie­ra donc du côté gad­get du son­dage. Cela dit, le peu qui est expli­qué montre que la com­pa­rai­son des résul­tats sur quatre ans et entre les seize pays son­dés est fiable.

Or on parle bien de 57% de sou­haits de défec­tion de plus qu’il y a quatre ans, cela, il faut l’acter… Cette évo­lu­tion n’est pas propre à la France, elle est même plus accen­tuée en Ita­lie et en Espagne, et se mani­feste au Royaume-Uni et aux États-Unis.

On peut lire des tas de choses dans cette « sta­tis­tique », et le contexte géné­ral d’incertitudes sur le fonc­tion­ne­ment de l’économie et les pers­pec­tives des entre­prises doivent don­ner des orien­ta­tions pour l’analyse. On pour­rait en effet voir avant tout à l’œuvre la crainte de licen­cie­ments de masse au vu de la conjonc­ture, mais l’étude montre que le malaise est plus pro­fond. On ne va pas com­men­ter ici dans le détail l’analyse des enquê­teurs, mais plu­tôt par­tir de ce qu’ils ont rele­vé comme prin­ci­pale conclu­sion : « Mal­gré un cer­tain flot­te­ment per­çu chez le lea­deur­ship, les sala­riés estiment que leur entre­prise est plus effi­ciente qu’avant la crise, et qu’ils sont eux-mêmes mieux gérés. Et les sala­riés estiment payer le prix de l’efficience sous la forme d’une forte perte d’autonomie et [de] sen­ti­ment d’accomplissement [per­son­nel].»

Une accélération dans l’émergence de la culture au travail ?

On a long­temps pu com­po­ser avec l’asymétrie dans les rap­ports de force consti­tu­tive du contrat de tra­vail et les rites bana­li­sés de la domi­na­tion à la petite semaine. Cette époque révo­lue serait de la gui­mauve com­pa­rée à ce qui se passe depuis les années quatre-vingt. Souf­france, usure phy­sique et psy­chique, pla­fonds de verre et autres dis­cri­mi­na­tions internes à l’entreprise, déqua­li­fi­ca­tion en chaine, empiè­te­ments sur la sphère pri­vée et sur l’intimité, reculs sur le front de la par­ti­ci­pa­tion et mon­tée des dis­po­si­tifs d’évaluation et d’autocontrôle, sys­té­ma­ti­sa­tion de la mise en concur­rence des indi­vi­dus, inéqui­tés dans les rétri­bu­tions (de façon plus aigüe pour les femmes), dans le cal­cul de la per­for­mance, dans les réponses aux demandes indi­vi­duelles et col­lec­tives, etc.: l’entreprise se main­tient désor­mais « au top » en ins­ti­tuant la méfiance vis-à-vis de son capi­tal humain… sous cou­vert de l’exalter.

« Gérer » des hommes et des femmes au tra­vail, c’est avoir à leur faire endos­ser une exi­gence de per­for­mances infi­ni­ment crois­sante. Mais c’est aus­si avoir à inté­grer des exi­gences indi­vi­duelles tou­jours plus com­plexes et affir­mées, c’est-à-dire où la dimen­sion iden­ti­taire et cultu­relle s’enracine de plus en plus pro­fon­dé­ment, pre­nant notam­ment la forme de recherche de « sens ». Au point qu’aujourd’hui, il n’est par­fois pas pos­sible de construire de consen­sus clairs, même à por­tée locale (site de pro­duc­tion, entre­prise, sec­teur ou métier), sur ce qu’on peut rai­son­na­ble­ment exi­ger ou pas d’une per­sonne à son poste.

Et si ce second mou­ve­ment était le res­sort prin­ci­pal de résul­tats comme celui que nous rele­vions d’entrée de jeu ? La démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement et des indus­tries cultu­relles, deux ten­dances lourdes acti­vées conjoin­te­ment par les déci­deurs publics et les entre­pre­neurs pri­vés, nous auraient ame­nés à un tour­nant. Tout se passe comme si une par­tie crois­sante de la popu­la­tion active en arri­vait à un point où se rééqui­librent des loyau­tés qu’on aurait pu croire cou­lées dans le bronze. Réa­li­sa­tion de soi et réa­li­sa­tion au tra­vail ne se ren­forcent plus sys­té­ma­ti­que­ment l’une l’autre. Au bou­lot, on craint l’étouffement de soi.

Face au déca­lage entre ce qu’est prête à offrir l’entreprise et l’expérience vécue d’un nombre semble-t-il crois­sant de sala­riés, et compte tenu que le malaise au niveau indi­vi­duel se pro­page vers le som­met des pyra­mides, les hié­rar­chies s’arcboutent sur leur pou­voir et leurs orga­ni­grammes, et bri­colent avec les remèdes des manuels de GRH à la mode. L’autocratie devien­drait le maitre mot, comme une nou­velle consé­cra­tion de l’arbitraire des grands chefs au lea­deur­ship imma­nent autant que des « petits chefs ».

Serions-nous en marche vers l’échec du mana­ge­ment libé­ral, voire à une sorte de régres­sion ? Cet appa­reil impres­sion­nant de jus­ti­fi­ca­tion des dif­fé­rences éco­no­miques entre groupes et entre indi­vi­dus se grippe et vacille, comme l’entrevoyait Le nou­vel esprit du capi­ta­lisme (Bol­tans­ki et Chia­pel­lo) il y a dix ans. Suf­fi­sam­ment implan­té pour résis­ter, n’aurait-il même plus besoin de trou­ver un nou­veau souffle, comme le conclut en 2008 l’un des auteurs de cet ouvrage incon­tour­nable2 ?

La mesure de ce qui se joue

Moins convain­cante pour ses propres troupes, l’entreprise par­vien­dra-t-elle encore long­temps à mobi­li­ser le reste de la socié­té ? Le capi­ta­lisme fait face, en plus de crises de son finan­ce­ment et de sa crois­sance, à une obso­les­cence grave des modes d’organisation du pou­voir pri­vé. Or ce pan du pou­voir se pose comme une véri­table boite noire, état de fait consa­cré depuis tou­jours par le droit (pro­prié­té, libre entre­prise, etc.). Il est le plus pos­sible sous­trait au poli­tique. Mal­gré toutes les modes et couches his­to­riques, des rela­tions indus­trielles à la cor­po­rate gover­nance, les pro­prié­taires et les gérants du monde pri­vé refusent de toutes les façons pos­sibles que le reste de la socié­té se mêle de cet aspect.

Et au-delà des grilles de l’entreprise ? On n’ose même pas pen­ser aux effets éco­no­miques et humains que cela génère sur les franges du mar­ché de l’emploi. Com­ment mobi­li­ser l’école ? Com­ment ali­men­ter le sou­ci d’insertion qui, impo­sé aux exclus, per­met de jus­ti­fier les trans­ferts dont ils béné­fi­cient (qui ose encore par­ler de reve­nus de rem­pla­ce­ment…?). Com­ment ani­mer des ter­ri­toires tou­chés par des taux de chô­mage dépas­sant les 40%? Où est le « grand inté­gra­teur » de rechange ? Com­ment le capi­ta­lisme va-t-il sur­vivre à l’identique s’il ne peut plus poser le tra­vail sala­rié comme res­sort par excel­lence de la réa­li­sa­tion de soi ?

On parle beau­coup ces mois-ci de la manière dont l’économie mon­dia­li­sée se délite par le haut, du chaos de la sphère finan­cière, des risques de décon­fi­ture des États, grandes banques et fonds spé­cu­la­tifs. Pour prendre la mesure de ce qui se joue, le regard doit aus­si être por­té plus près du sol : com­ment vit au tra­vail son col­lègue, son cou­sin, son voisin ?

Il est temps — enfin ! — de s’intéresser sérieu­se­ment à la démo­cra­tie éco­no­mique et à ce qu’elle pro­pose pour ouvrir au poli­tique le pou­voir des entre­pre­neurs : par­ta­ger l’emploi, (re)définir des salaires mini­maux et maxi­maux, ouvrir les conseils d’administration, ins­ti­tuer à tous les niveaux des prin­cipes coopé­ra­tifs de redis­tri­bu­tion des pro­fits, repen­ser en pro­fon­deur le rôle des syn­di­cats3.

Ce que le son­dage cité découvre, c’est à court terme et à coup sûr des sommes incom­men­su­rables d’insatisfactions, d’anxiétés et de souf­frances indi­vi­duelles. À long terme — et plus encore pour les acteurs de régions où le mar­ché de l’emploi est défi­ni­ti­ve­ment dés­équi­li­bré —, c’est éven­tuel­le­ment un poten­tiel de recréa­tion, d’autonomie et de libé­ra­tion ines­pé­ré à condi­tion de par­ve­nir à le trans­for­mer socia­le­ment4.

  1. Leur com­mu­ni­qué de presse a été lar­ge­ment réper­cu­té par la presse éco­no­mique fran­çaise : www.mercer.fr/press-releases/1425980.
  2. Voir à cet égard le pré­cieux com­men­taire de Jean-Pierre Del­chambre : « Rendre la réa­li­té inac­cep­table. À pro­pos de La pro­duc­tion de l’idéologie domi­nante, de Luc Bol­tans­ki », La Revue nou­velle, sep­tembre 2009
  3. Voir l’excellent manuel Et si on chan­geait tout…, dir. Phi­lippe Fré­meaux, Alter­na­tives éco­no­miques Poche n° 49 d’avril 2011.
  4. Pour­quoi pas en com­men­çant par (re)lire le pro­gramme ébau­ché par André Gorz, pour qui liber­tés indi­vi­duelles et liber­tés col­lec­tives dépendent intrin­sè­que­ment les unes des autres ? On peut aus­si relire l’édito de La Revue nou­velle, avril 2009 : « Relan­cer le débat sur le tra­vail, le temps et donc le social » par Benoît Lechat, en accès libre

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).