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L’autonomie en pratique

Numéro 3 - 2015 par Nicolas Marquis

mai 2015

C’est un fait : l’autonomie a pris aujourd’hui une place sans pré­cé­dent dans notre socié­té. Encore faut-il voir où elle opère. Sommes-nous plus « auto­nomes » que nos ancêtres ? Il y a, pour répondre à cette ques­tion, autant d’arguments qui poussent à l’affirmative que l’inverse. Bien sûr, notre contrôle sur cer­tains choix de vie (ce que l’on croit, qui l’on aime, ce […]

Dossier

C’est un fait : l’autonomie a pris aujourd’hui une place sans pré­cé­dent dans notre socié­té. Encore faut-il voir où elle opère. Sommes-nous plus « auto­nomes » que nos ancêtres ? Il y a, pour répondre à cette ques­tion, autant d’arguments qui poussent à l’affirmative que l’inverse. Bien sûr, notre contrôle sur cer­tains choix de vie (ce que l’on croit, qui l’on aime, ce que l’on choi­sit comme style ves­ti­men­taire, comme études ou comme tra­jec­toire pro­fes­sion­nelle par exemple) s’est consi­dé­ra­ble­ment accru. 

Cepen­dant, à l’inverse, force est de consta­ter que nous sommes plus que jamais dépen­dants d’autres indi­vi­dus voire de sys­tèmes-experts tech­no­lo­giques et imper­son­nels pour réa­li­ser la plu­part des actions de la vie quo­ti­dienne : obte­nir de la nour­ri­ture, dor­mir en sécu­ri­té, se dépla­cer, avoir des enfants, se soi­gner, etc. Qui doute encore par ailleurs qu’il est très bien sur­veillé ? Les cookies, camé­ras de sur­veillance, fol­lo­wers sur Face­book ou Twit­ter n’étant sans doute pas moins effi­cace que le contrôle éco­lo­gique exer­cé par le regard de nos pairs dans des envi­ron­ne­ments autre­fois plus communautaires.

Enfin, on se trom­pe­rait lour­de­ment en consi­dé­rant que « nous les modernes » serions les seuls à pou­voir dire « moi, je », alors que les Azan­dé, Boro­ros, Grecs de l’Antiquité et autres peuples tra­di­tion­nels ou pré­mo­dernes auraient igno­ré le fait de se rap­por­ter à soi comme sujet de pen­sées et d’actions.

Mais là où l’autonomie a très cer­tai­ne­ment acquis un sta­tut nou­veau dans les der­nières décen­nies, c’est dans nos repré­sen­ta­tions. Plus que jamais, l’autonomie est deve­nue une caté­go­rie pres­ti­gieuse, un but que cha­cun devrait pour­suivre (nous aurions, par exemple, du mal à com­prendre que quelqu’un ne cherche pas à se déga­ger d’interférences exté­rieures dans les choix qu’il opère pour lui-même). L’autonomie est le syno­nyme d’une vie réus­sie, d’une vie bonne : « être qui l’on est », « vivre sa vie », « ne pas faire ce que l’on attend de nous, mais ce que l’on désire vrai­ment », etc. sont certes des phrases qui semblent des cli­chés, mais qui ne manquent pour­tant pas de réson­ner en nous. L’autonomie devient aus­si un cri­tère d’évaluation du bon citoyen : « se prendre en charge », « ne pas trop attendre d’autrui ou du ciel », « prendre part à la ges­tion des pro­blèmes qui nous concernent », « bien se tenir », etc. sont des com­por­te­ments valo­ri­sés et récompensés.

La ques­tion de l’autonomie est tra­ver­sée par plu­sieurs ambigüi­tés et para­doxes. Les cher­cheurs en sciences sociales qui s’inspirent du socio­logue Émile Dur­kheim sont très concer­nés par ceux-ci : dans les socié­tés contem­po­raines, que l’on appelle indi­vi­dua­listes parce qu’elles accordent une atten­tion sans pré­cé­dent à l’individu et à son bien-être, l’autonomie indi­vi­duelle est une valeur que nous avons pro­ba­ble­ment choi­sie de façon très peu auto­nome, puisque le fait de se conduire par soi-même est deve­nu une attente sociale. D’un point de vue indi­vi­duel, acqué­rir son auto­no­mie sup­pose de lut­ter contre cer­taines normes sociales (celles de sa famille trop conser­va­trice, de son milieu trop petit-bour­geois, etc.). D’un point de vue glo­bal, l’autonomie est cepen­dant elle-même une norme sociale. On peut donc dif­fi­ci­le­ment s’affranchir de l’affranchissement per­son­nel, de même qu’il est dif­fi­cile d’échapper à la ques­tion, que de nom­breux dis­po­si­tifs (psys, sociaux, éco­no­miques, cultu­rels, etc.) nous ren­voient, de savoir quelle vie nous vou­lons mener, en insis­tant sur notre res­pon­sa­bi­li­té dans cette affaire.

Il ne faut pas cher­cher très loin pour trou­ver des indices de ce para­doxe : dans les ouvrages de déve­lop­pe­ment per­son­nel qui conjuguent la ques­tion de l’autonomie à l’impératif ; dans la façon dont les éco­liers puis les étu­diants sont aujourd’hui dres­sés à construire leur propre pro­jet de for­ma­tion, de pro­fes­sion, de vie ; dans le lan­gage de la reprise en main de soi et du choix per­son­nel qu’utilisent coaches et repré­sen­tants des pou­voirs publics à des­ti­na­tion de groupes de popu­la­tions à la marge ou pré­ca­ri­sés, etc.

Voi­ci cepen­dant un autre para­doxe appa­rent à pro­pos de l’autonomie. Il concerne les réac­tions que ce terme sus­cite. Dans le sens com­mun, c’est-à-dire dans nos repré­sen­ta­tions socia­le­ment par­ta­gées, l’autonomie est le plus sou­vent consi­dé­rée un puis­sant moteur d’amélioration et de mieux-être indi­vi­duel comme col­lec­tif. Nous por­tons encore pour nous-mêmes cet espoir sus­ci­té par les phi­lo­sophes des Lumières que l’accession à l’autonomie (le refus de l’hétéronomie, la sor­tie de l’état de mino­ri­té) est ce qui nous per­met­tra de mener une vie d’adulte accom­pli (aujourd’hui, on dirait aus­si une vie authen­tique, conforme à notre inté­rio­ri­té, à qui nous sommes vrai­ment). On désire l’autonomie pour soi, mais éga­le­ment pour autrui. De nom­breux corps pro­fes­sion­nels ont pour mis­sion de favo­ri­ser l’autonomie d’autres per­sonnes. Les soins, par exemple psy­chia­triques, visent à rendre le malade à lui-même. Le tra­vail social doit per­mettre de mettre en place les condi­tions pos­sibles de l’action sur soi et sur le monde de ceux qui en béné­fi­cient. L’enseignement doit pro­duire des indi­vi­dus capables de se débrouiller dans la vie. Plus lar­ge­ment, l’autodétermination est reven­di­quée par les per­sonnes comme par les groupes, sui­vant l’idée libé­rale selon laquelle mon auto­no­mie s’arrête là où elle com­mence à concer­ner d’autres per­sonnes. En bref, l’autonomie est, dans le sens com­mun, un bien, une valeur hau­te­ment pri­sée, qui dépasse de nom­breux cli­vages (ceux-ci concernent plu­tôt la façon dont il faut ame­ner les indi­vi­dus à l’autonomie).

Là où elle met d’accord le sens com­mun, l’autonomie sus­cite, dans le champ des sciences sociales, diverses posi­tions, qui ont cou­tume de se déchi­rer. Il y a d’abord ceux qui, comme les tenants de la socio­lo­gie du sujet, se font les por­te­voix des reven­di­ca­tions d’autonomie, en sou­li­gnant com­bien les indi­vi­dus, « acteurs de leur exis­tence », sont « réflexifs », aspi­rant à une vie faite de liber­té mâti­née de quelques contraintes qu’ils auraient volon­tai­re­ment accep­tées. Il y a ensuite ceux, beau­coup plus nom­breux, qui se méfient de l’autonomie (aus­si parce qu’il faut se méfier de tout ce qui connait un cer­tain suc­cès) et accusent les pre­miers de tom­ber dans le pan­neau du fan­tasme de l’individu moderne qui pense tenir tout seul. Dans cette pers­pec­tive, une pre­mière dénon­cia­tion revient très fré­quem­ment : le dis­cours de l’autonomie, qui parle si bien le lan­gage de la liber­té et des droits indi­vi­duels, et s’acoquine trop sou­vent avec la psy­cho­lo­gie à des­ti­na­tion des masses, consti­tue en réa­li­té le nou­vel habit du pou­voir. « Sois auto­nome ! », « Prends-toi en charge ! », ces injonc­tions para­doxales tra­hissent l’exercice de la « gou­ver­ne­men­ta­li­té », pour reprendre le terme de Michel Fou­cault, cette façon de nor­ma­li­ser les indi­vi­dus en leur fai­sant croire qu’ils peuvent jus­te­ment être uniques. 

Une seconde dénon­cia­tion assez pré­sente dans les sciences sociales insiste sur les mala­dies de l’autonomie, qui tou­che­raient à la fois l’individu (dépres­sion, stress, burn-out, états limites, etc.) et la socié­té (dés­in­ves­tis­se­ment de la sphère publique, socié­té du nar­cis­sisme, perte des repères, déclin des ins­ti­tu­tions, etc.). 

Il y a enfin les tenants d’une troi­sième pos­ture, plus nuan­cée, selon laquelle l’autonomie est une notion pleine de pro­messes, mais dont le conte­nu sub­ver­sif aurait aujourd’hui été dévoyé, voire réin­té­gré par le capi­ta­lisme, qui en fait un nou­veau mode de mana­ge­ment pesant lour­de­ment sur ceux sur qui il s’exerce.

Alors, faut-il se réjouir ou s’inquiéter de la réfé­rence constante à l’autonomie ?

Ce dos­sier est l’œuvre de socio­logues qui cherchent à poser un regard neuf sur cette ques­tion. Il pour­suit deux objec­tifs inter­con­nec­tés. Le pre­mier est de mon­trer que l’autonomie est tout à la fois une norme (qui impose) et une valeur (qui est ché­rie et reven­di­quée); une contrainte pesant sur le com­por­te­ment et une res­source de sens et d’action ; un dis­cours qui met en avant cer­taines façons d’être au monde et une pra­tique qui implique cer­tains com­por­te­ments par rap­port à soi et à autrui ; un concept mul­ti­forme pour les sciences humaines et sociales et une caté­go­rie pro­fane que tout un cha­cun peut mobi­li­ser pour expri­mer ce qu’il désire ou ce qu’il craint, ce qu’il trouve juste et bon, ou injuste et indé­si­rable ; un puis­sant moteur éthique et un pro­duc­teur d’inégalités sociales d’une forme nouvelle.

Le second objec­tif est de mon­trer ce qu’une pers­pec­tive socio­lo­gique — et non seule­ment morale — peut appor­ter à la com­pré­hen­sion des impli­ca­tions d’un envi­ron­ne­ment nor­ma­tif satu­ré par la notion d’autonomie. Les domaines de la culture (Cyn­thia Dal et Jean-Pierre Del­chambre), de l’environnement pro­fes­sion­nel des tra­vailleurs sociaux (Véro­nique Degraef), des soins et de la san­té men­tale (Natha­lie Zac­caï-Rey­ners, Robin Suss­wein et Nico­las Mar­quis), des façons d’habiter en par­ta­geant ou non son loge­ment (Fran­çois Demon­ty) seront ain­si investigués.

Chaque article pose, à sa façon, la ques­tion de savoir ce que change concrè­te­ment la réfé­rence plus ou moins fré­quente à l’autonomie que font ou que subissent les indi­vi­dus, et montre que la cri­tique gagne à être subor­don­née à une pers­pec­tive des­crip­tive (qui n’implique pas for­cé­ment d’abandonner la pre­mière). Comme le dit Alain Ehren­berg dans son article sur « la socié­té de l’autonomie comme condi­tion », la mise au pinacle de l’autonomie requiert non pas tant des dénon­cia­tions mas­sives (qui nous en apprennent géné­ra­le­ment plus sur les craintes de ceux qui les clai­ronnent que sur le sujet sur lequel ils se penchent) que des diag­nos­tics des­crip­tifs et dif­fé­ren­tiels : qui est concer­né par l’autonomie et dans quel contexte ? Pour qui est-elle plu­tôt un style de vie appa­rem­ment choi­si et pour qui est-elle une contrainte impo­sée de l’extérieur — bien que les deux aspects soient sou­vent conco­mi­tants ? De quoi parlent les reven­di­ca­tions d’autonomie indi­vi­duelle, dans les domaines des pra­tiques cultu­relles, des façons d’habiter ou des envi­ron­ne­ments pro­fes­sion­nels ? Que signi­fie le fait de tra­vailler sur l’autonomie d’autrui, dans le champ des soins ou de la san­té mentale ?

L’enjeu est de com­prendre ce qui se trame pour mieux sai­sir les façons dont, dans ce contexte social par­ti­cu­lier, les indi­vi­dus mobi­lisent le voca­bu­laire de l’autonomie pour don­ner du sens à leur exis­tence et remettre le pied à l’étrier. Mais il faut aus­si rendre visibles les nou­veaux types de capi­taux, de dis­tinc­tions et d’inégalités que ces pra­tiques peuvent induire, les façons dont sont redes­si­nés les rap­ports sociaux et revi­si­tées les manières de faire société.


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Les ouvrages de déve­lop­pe­ment per­son­nel, qui pré­tendent nous aider à « ces­sez d’être gen­til pour être vrai », à « chan­ger pour deve­nir la per­sonne que l’on devrait être », à « vaincre la dépres­sion » ou encore à « com­mu­ni­quer de façon saine », sont aujourd’hui les pro­mo­teurs très visibles (et par ailleurs sou­vent cri­ti­qués) de l’autonomie per­son­nelle. Aus­si cari­ca­tu­raux que soient les pro­pos tenus par cer­tains de ces livres, ce serait une erreur de pas­ser à côté du dis­cours des lec­teurs qui disent que ces ouvrages ont « chan­gé leur vie ».

Du bien-être au mar­ché du malaise prend au sérieux cette expé­rience de lec­ture, en décor­ti­quant l’interaction concrète entre un livre qui recèle de nom­breuses pro­messes, et un lec­teur qui attend, de façon par­fois urgente, que quelque chose change dans son exis­tence. Loin de dire si le suc­cès de ces ouvrages est une bonne ou une mau­vaise chose, loin d’affirmer que les lec­teurs ont tort ou rai­son de s’y plon­ger pour sur­mon­ter les contin­gences de leur exis­tence, cette pre­mière enquête sur les lec­teurs per­met de com­prendre en quoi le déve­lop­pe­ment per­son­nel est l’une des ins­ti­tu­tions les plus frap­pantes des socié­tés indi­vi­dua­listes, qui ont mis l’autonomie et l’action de soi sur soi-même au pinacle de leurs valeurs.

Mar­quis Nico­las, Du bien-être au mar­ché du malaise. La socié­té du déve­lop­pe­ment per­son­nel, PUF, 2014.

Voir aus­si le dos­sier « Le tra­vail sur soi », La Revue nou­velle, octobre 2007.

Nicolas Marquis


Auteur

sociologue, chargé de cours en sociologie, méthodologie et méthodes quantitatives à l’université Saint-Louis Bruxelles, codirecteur du Casper, nicolas.marquis@usaintlouis.be