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L’assistant technique vu par un Africain
À la recherche d’une amitié De ces laïcs, jeunes gens ou jeunes femmes qui s’engagent à exercer une fonction au service du Tiers-Monde, qui partent à titre désintéressé, et acceptent de travailler dans des conditions matérielles ne dépassant pas le niveau de vie des travailleurs qu’ils sont appelés à côtoyer, de ces « volontaires », quelle image se fait l’Africain ? […]
À la recherche d’une amitié
De ces laïcs, jeunes gens ou jeunes femmes qui s’engagent à exercer une fonction au service du Tiers-Monde, qui partent à titre désintéressé, et acceptent de travailler dans des conditions matérielles ne dépassant pas le niveau de vie des travailleurs qu’ils sont appelés à côtoyer, de ces « volontaires », quelle image se fait l’Africain ? Qu’attend-il de lui ? Voici le but de notre entretien, et je suis heureux de pouvoir vous en parler. La question est délicate, la compréhension de sa réponse, capitale. Le volontaire part avec toute sa générosité, sa volonté d’aider, et l’arrivée risque d’être décevante. Ce qu’il n’osera pas tout de suite formuler, montera de son cœur :
« Pourquoi suis-je venu ? Ils n’ont pas l’air de vouloir m’accueillir ? Ils ne semblent pas avoir besoin de ma présence ? »
Il me souvient d’un professeur d’assistance technique, débarquant à l’aérodrome d’un de ces pays. Personne ne l’y attendait. On l’avait pourtant fait venir. Il ne reçut en tout et pour tout comme accueil, lui, sa femme et ses cinq enfants, que le va-et-vient et le brouhaha d’un aérodrome international. Tel le bon Samaritain, un Européen s’étant rendu du compte de son désarroi, s’offrit à lui servir de guide. Personne parmi les responsables de sa venue, ne semblait se rendre compte que cet homme arrivé de si loin devait être affecté à un poste, devait être logé, lui et sa famille. Devinons la déception, la solitude intérieure et l’angoisse dans lesquelles était plongé cet homme débarquant avec enthousiasme ! Était-il préparé à accueillir sa nouvelle situation avec humour et philosophie, qualités essentielles du volontaire dans un pays où l’improvisation semble faire partie du style de vie. Et pourtant, un pays peut-il vivre, au XXe siècle, en se mettant en marge d’une organisation élémentaire.
Aussi, les volontaires arrivent-ils pour inculquer, chacun en son domaine, cette organisation nécessaire. Mais pour qu’ils se fassent accepter, il faudra en quelque sorte, et c’est le comble, se faire pardonner de n’être pas africain. Malgré tout, sous ces dehors déconcertants, et peut-être, au départ, incompréhensibles, l’Africain attend presque avec angoisse, la réaction du volontaire.
Vous étonnerai-je en vous disant que l’Africain n’attend pas d’abord une aide à proprement parler, il attend surtout de savoir si un contact d’égal à égal est encore possible. Il attend avant tout un contact simple, direct, et par là, enrichissant, tel qu’une personne peut l’attendre d’une autre.
C’est une vérité générale, hélas, que tout homme cherche à affirmer sa supériorité en se targuant soit de sa richesse, soit de son nom, soit de sa profession, bref, de tout ce qui ne rencontre pas en autrui son équivalent et lui permet d’ériger cette différence en valeur absolue. L’histoire des nations, des milieux sociaux, et notre petite histoire personnelle vérifient cette tendance de notre nature humaine. Et chacun devant l’étranger — cet être étrange qui a le malheur de n’être pas moi ! — chacun donc, de se créer une importance qui satisfait son appétit de puissance, de domination, d’influence. De cette attitude, la question raciale ne me semble être qu’un corolaire et la différence de couleur permet une affirmation facile de différence de valeur. Montesquieu a d’ailleurs stigmatisé cette attitude de sa fine ironie : « On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. » De même, dans nos conversations, trop souvent l’interlocuteur, même le plus valable, n’accepte pas d’être dérouté par une réponse.
Il veut entendre ce qu’il pense déjà, il croit qu’il sait déjà la réponse ; et il deviendra facilement hostile si celui qui lui parle d’expérience, l’oblige à remettre en question la sécurité de son regard d’homme « adulte et moderne » sur le monde.
Et pourtant, cet homme qui cherche à s’affirmer en trouvant en lui un motif de supériorité, ce même homme cherche quelqu’un qui le « comprenne », qui l’accepte dans ses qualités et ses défauts, faisant confiance à ses possibilités. N’est-ce pas déjà réclamer une amitié, un amour ? Vouloir être aimé et aimer, n’est-ce pas accepter l’autre dans sa différence, tel qu’il est, et en toute solidarité, progresser ensemble, selon ses valeurs personnelles, vers un bien commun ?
Je me suis permis d’exposer une vérité générale. C’est son application que l’Africain attend d’abord du volontaire. C’est au fond, ce que tout homme attend d’un autre homme.
Certes il faut apporter une compétence et une compétence sérieuse aussi parfaite que possible, dans le domaine professionnel. Il serait présomptueux de vouloir aller rendre service simplement avec de la bonne volonté.
Certainement, il y a beaucoup de travail et les volontaires trouveraient même à s’engager sans compétence très grande, mais il y aurait trahison de leur vocation, car en définitive, il ne s’agit pas pour eux, de trouver un emploi, mais de contribuer à la formation des cadres dans le pays qui les accueille. Cette exigence de « compétence » est impérative. Disons cependant tout de suite qu’elle ne se traduit pas nécessairement dans tous les cas en une exigence de diplôme universitaire ou d’expérience arrivée à maturité. Ce qu’elle exclut impitoyablement, c’est le « bricoleur » bien intentionné qui pense que « tout est bon puisqu’ils ont besoin de tout ».
La compétence, à elle seule, ne suffit pas. En effet, une action dépend avant tout de la valeur de l’âme qui l’accomplit. « Nous sommes habitués, disait l’Abbé Pierre, à penser que ce qui nous est demandé, lorsque nous nous trouvons réunis autour d’un problème de souffrance, c’est de donner notre argent, notre service, le plus que nous pouvons. C’est vrai, c’est évident que rien n’est possible sans argent et sans don. Mais il n’est pas vrai que ce soit le principal. Avec tout l’argent du monde, on ne fait pas des hommes. Mais avec des hommes et qui s’aiment, on fait tout, y compris l’argent nécessaire ! » « L’Abbé Pierre reprend en écho, cette parole de saint Vincent de Paul répétée pour nous à l’écran. » « C’est pour ton amour et ton amour seul que les hommes te pardonneront le pain que tu leur donneras. »
Aussi le volontaire est-il d’abord quelqu’un qui croit à l’égalité de celui qu’il aide. Égalité en puissance peut-être dans le domaine technique, économique, mais égalité en tant qu’homme.
Reconnaitre l’homme
Évitons les attitudes paternalistes ou débordantes de tendresse comme l’on a envers un enfant à qui l’on apprend à marcher. Cette attitude de protection est blessante pour la dignité. De la même façon, l’erreur possible de la part de l’Africain ne peut être l’occasion d’un découragement et donner lieu à ces réflexions si fréquentes : « vous voyez, ils sont incapables ! Il ne faut rien en attendre ».
Ces réflexions trouvent en moi un lointain écho du « que peut-il sortir de bon de Nazareth ! » les manifestations du péché ou du vice, fruits souvent de la misère, ou tout simplement les manifestations de la faiblesse humaine sont les mêmes partout. Nous avons tous tendance à cataloguer une nation, un organisme, un milieu social ou une race d’après les défauts rencontrés dans l’individu qui la représente à nos yeux. Ainsi, pour l’actif nerveux, le lent est paresseux, et pour un caractère lent, le nerveux est irréfléchi et primesautier. Et par exemple, cette passivité tant reprochée à l’Africain, née peut-être de l’habitude du malheur ou tout simplement de la malnutrition, de longues marches sous le soleil, demanderait pour reprendre vie et activité, plus de confiance, plus de compréhension, plutôt qu’une étiquette dédaigneuse de paresse. Tout homme a, pour ainsi dire le droit d’être faible, j’allais dire « d’être pécheur ». Comprenez-moi bien ! Cela ne signifie pas qu’il est excusable à priori, et ne doit pas tendre à se corriger. Cela signifie qu’il n’a pas à être renié, à être définitivement regardé comme inférieur, comme incapable, parce que, comme tout un chacun, un jour, il est tombé, et s’est révélé faible.
Et c’est reconnaitre l’homme comme son égal que de lui permettre, autant qu’on le voudrait pour soi, une possibilité d’échecs sans crainte d’une perte de confiance. Autrement dit, l’Africain demande au volontaire que sa compétence et le don de sa personne ne soient pas pour lui un écrasement, mais permettent avant tout, cet échange si profitable d’homme à homme, ce terrain de partage d’égal à égal. Hélas ! le Maitre Puntilla de Bertold Brecht avait besoin d’être ivre pour pouvoir reconnaitre en son valet Matti les valeurs si appréciables que l’on attend d’un ami, et pour pouvoir échanger avec lui d’homme à homme. Mais la sobriété venant, Maitre et valet se retrouvaient devant leur route irréductibles et parallèlement solitaires. Il ne faudrait pas qu’il en soit ainsi entre Africain et volontaire, et si vous me permettez un exemple familier, je voudrais que telle Madame Jourdain à son gendre, chacun puisse dire à l’autre en toute simplicité : « Mettez-vous là et dinez avec moi. »
Cependant, pour que s’établisse cet échange d’égal à égal, il faut que le volontaire croie en la dignité de l’Africain, comme en la dignité de toute personne humaine.
Le volontaire est généralement d’une civilisation qui veut affirmer le respect, reconnaitre la dignité de la personne.
L’Africain attend de lui ce témoignage de vie à son égard. Le volontaire va donc se trouver devant des êtres qui, comme lui, ont soif de dignité, peut-être parce qu’ils en ont été trop longtemps frustrés. Quels gestes, quelle parole ne se permet-on pas envers « l’autre » jugé inférieur ? Quelles conversations, quelle tenue n’hésite-t-on pas à prendre devant lui ? Les exemples donnés par Irving dans son livre Dans la peau d’un noir ne sont que trop vrais, et que trop révélateurs ! Ainsi, jadis, l’on se permettait tout devant ses serviteurs, leur refusant la capacité de pouvoir juger du Maitre ! Pourquoi refuser à un autre homme toute dignité, simplement parce qu’il est extérieurement différent, ou ne jouit pas des mêmes privilèges !
Respect des valeurs africaines
Il semble, par ailleurs, que les manifestations extérieures de la civilisation africaine ne soient trop souvent considérées comme un exotisme, qu’il faut sauvegarder s’il est pittoresque, ou bien, corriger s’il est jugé enfantin.
Or, l’Africain réclame d’être traité comme ayant des valeurs, valeurs différentes, peut-être, mais aussi respectables et aussi absolues que celles des Blancs. L’Africain ne veut plus, ne peut plus être le perpétuel relatif qui ne prend valeur que dans la mesure où il rejoint l’Europe. Et pour reprendre une remarque savoureuse d’un ami européen : « C’est un Congolais très bien ! C’est un des rares qui aient vraiment tout pris de l’Europe ! »
Permettez-moi de citer encore quelques exemples plus ou moins pénibles ou humoristiques !
Quelle ne fut pas l’indignation d’un ancien missionnaire devant l’offre d’une femme que lui faisait le chef du village où il venait d’établir sa mission ! « Quelle débauche, dit-il ! Quelles mœurs de sauvages ! Comment leur apprendre la dignité de la femme ! » Mais en approfondissant la situation, l’on s’aperçoit que cette attitude était également dictée par le souci de protéger les femmes de la tribu. Jusqu’à présent, les Blancs qui s’étaient présentés dans le village, avaient abusé largement de toutes les femmes, les considérant comme leur possession. Et présenter ainsi au Blanc, — ils ignoraient encore la qualité du missionnaire, — une femme choisie pour faire, si vous me permettez l’expression, la part du feu, était pour le village la seule façon trouvée pour se défendre de la loi du plus fort et endiguer les méfaits de ce « droit du seigneur », nouveau modèle ! Il faut pourtant avouer que dans certaines tribus, il était de mise, quand on recevait un grand ami, un ami intime, de le pourvoir aussi d’une femme, durant le temps de sa visite. C’était, semblait-il, prendre souci de toutes nécessités ! Aurait-il été plus admissible et plus compréhensible de lui montrer les boites de nuit, si elles avaient existé chez nous, à cette époque ? Y a‑t-il donc là, en définitive, motif à nous refuser tout souci de dignité ?
Pourquoi aussi attribuer à l’Africain une étrange mentalité, ainsi que le signalait récemment un quotidien de Kinshasa, simplement parce qu’il ne différencie pas dans son vocabulaire, par exemple, l’oncle paternel du père. En réalité, le manque de mots spécifiques manifeste une conception profonde des relations familiales selon une logique implacable.
Je donne le même nom à toutes les personnes du même sang, sang qui m’a donné la vie. Tous leurs enfants sont donc des frères et des sœurs pour moi. Je les désigne par le seul nom de frère et sœur. Pourquoi alors inventer un mot distinctif qui m’obligerait à prendre quelques distances par rapport à eux ? Et pourquoi, parce que le vocabulaire ne différencie pas l’oncle du neveu des cousins, y voir la marque d’un désordre familial ?
« Désordre familial » — N’est-ce pas trop dire ? Pourtant, lorsqu’un employé vient vous expliquer que son père est mort et vous demande quelques jours de congé, vous l’acceptez normalement. Mais lorsque, six mois après, par exemple, il vous demande encore un congé pour la mort de son père, vous refusez net. L’Africain essuie alors soit un rire avec ces paroles adressées à un tiers, « c’est encore son père qui meurt » ou, « ils ont de la chance ces gens-là, de mourir plusieurs fois ! », ou bien essuie-t-il aussi un regard de malveillance : n’essaie-t-il pas de tirer des jours de congé sur le dos d’un malheur de sa famille ? Le volontaire ne réalise pas alors dans quelle situation familiale difficile l’Africain sera plongé du fait de son absence aux obsèques et combien est pénible pour lui ce regard d’ironie ou de mépris. Ne serait-il pas plus simple de lui demander honnêtement s’il s’agit de son vrai père, celui qui l’a engendré, lui, et de lui donner en conséquence, les jours de congé plus ou moins nombreux que ses obligations familiales impliquent.
Encore un exemple plus profond : le Blanc n’a jamais compris que nous ne puissions pas avoir de « nom de famille », d’où l’impossibilité d’établir correctement un état civil. Que je sois le seul à m’appeler Ekwa, par exemple, et que je ne porte pas le nom de mon père et que chacun de mes frères et sœurs aient un nom différent du mien, voilà ce qu’un Occidental comprend difficilement. Il faut convenir alors qu’il y a des circonstances qui mettent en déroute le cartésianisme ; et le cartésien de dire : « Où commence, où finit cette famille ? » Or, il est impensable, pour nous Africains, que deux personnes puissent porter le même nom. Car le nom n’est pas chez nous une étiquette administrative, c’est la définition même de mon « moi ». Mais que deux personnes ne portent pas le même nom, n’ayant pas le même « moi », voilà une vérité à l’encontre des exigences de l’administration qui, il faut bien l’avouer, s’implante de jour en jour dans nos pays.
Ainsi, les volontaires qui vont être en présence d’Africains verront en ces manifestations, non pas des coutumes déconcertantes, mais des valeurs possibles à pénétrer pour les comprendre et les respecter. C’est cette dignité que réclame de leur partl’Africain.
Il y a plus encore ! Ce n’est pas respecter que de priver l’autre des moyens de s’affirmer. « L’Africain a maintenant l’impression que tant qu’il y aura des Blancs, leur suprématie s’imposera ! Ils en viennent à douter d’eux-mêmes. L’Européen note avec orgueil l’adoption superficielle de sa culture par les Africains et c’est le critère selon lequel il mesure les progrès vers la civilisation ». Ainsi le remarque Colin Turnbull, dans son livre L’Africain désemparé. Et pourtant, cette adoption, dans la mesure où elle est renoncement à ses valeurs personnelles, est une dégradation pour l’Africain. « Pour l’Européen, continue Turnbull, c’est simplement une question de commodité d’avoir table à part, transport à part, en fait, séparation partout où c’est possible, en sorte que le problème d’avoir ou non des relations sociales avec l’Africain ne se pose même pas. Ou bien, il se justifie en disant que les facilités offertes aux Africains sont aussi bonnes que celles des Européens. Ce qui n’est, du reste, pas toujours vrai. Mais pour l’Africain, cette séparation est insultante et dégradante ; il a autant de fierté et de sens de sa dignité quel’Européen. »
Pourquoi, alors qu’il a acquis les mêmes titres universitaires ou autres, et une éducation qui dépasse parfois de beaucoup celle des Européens qui l’entourent, et cela au prix d’efforts considérables, pourquoi donc essuie-t-il ce refus aveugle de le reconnaitre comme égal. D’où le découragement, engendrant la révolte ou le désespoir. Ou encore ce réflexe de défense : « ne plus avoir affaire à aucun Blanc, même à mes anciens amis ».
Car personne, pas même un saint, ne peut vivre privé du sentiment de sa valeur individuelle. « Les racistes blancs, nous dit Irving, ont magistralement réussi à frustrer les Noirs de ce sentiment. De tous les crimes raciaux, c’est le moins évident, mais le plus odieux, car il détruit l’esprit et le plaisir de vivre. »
Prendrai-je un exemple dans la vie scolaire ? Bon nombre de professeurs dans les cours de mathématiques, nous dit-on, s’évertuaient, il y a peu, à prouver une thèse : l’incapacité congénitale du nègre à comprendre les mathématiques.
Or, cette intention, avouée ou non, avec le sentiment de mésestime qui l’accompagnait, a engendré chez les élèves un sentiment d’infériorité fort préjudiciable. Ce complexe d’infériorité nait aussi en Europe chez les élèves moins doués face à des maitres peu pédagogues ! Mais l’élève africain est arrivé à douter non seulement de lui-même, mais aussi du sérieux des valeurs de son pays puisque le mépris de son maitre ne pesait pas simplement sur lui, mais sur toute sa race. L’exemple n’est-il pas exagéré, direz-vous ? Je ne le pense pas. Voyez-vous, les blessures à l’heure actuelle, ne se font plus tellement à coup de « mesures ségrégatives », humiliantes, comme naguère. Vous constaterez plutôt des attitudes de méfiance : « Peut-on se faire soigner chez un docteur africain ? » Vous entendez des réflexions déplaisantes : « Ces pays ne retrouveront jamais leur stabilité » et vous verrez en contrepartie chez l’Africain : indifférence, réserve ou révolte.
Ainsi, dans les autres domaines, le Noir qui n’a jamais été traité comme « individu », mais comme « Noir », a fini par ne plus croire en la valeur personnelle du Noir. Alors une atteinte est portée à sa dignité et se trouve dégradée sa substance même, d’où cette violente réaction qui, plus d’une fois, a étonné et étonnera les volontaires.
Pour les volontaires, il s’agit donc de faire confiance en l’aspiration profonde de chacun, de croire en sa richesse véritable. De qui les volontaires doivent-ils apprendre ? Avec qui vont-ils établir un dialogue ? Avec les hommes et les femmes du pays même. Ces hommes et ces femmes sont les premiers responsables de leur pays et les volontaires ne doivent pas l’oublier. Le rôle des volontaires est d’entrer dans les vues et de servir les aspirations du peuple qui les accepte, en vue de le soutenir dans l’accomplissement de sa propre vocation dans la famille des nations.
Un amour humble et patient
Il existe une misère mondiale plus profonde que la misère physique ou économique, qui sème des haines ravageuses et appelle un amour pratique.
Sans doute, la venue des volontaires aidera les Africains à avoir des experts, des moniteurs, des moyens de mise en valeur qui leur permettront de s’assoir en égaux à la table de famille, elle leur rendra confiance dans leur dignité par le respect et la simplicité qui inspireront les rapports d’homme à homme. En réalité, la venue des volontaires sera plus que tout cela ; elle sera aussi l’acceptation d’une réparation pour une faute commise jadis contre l’humanité. Cette faute, c’est d’avoir traité des hommes non en adultes, mais comme des enfants qui doivent se conformer aux ordres sans mot dire, c’est d’avoir agi partout et toujours en leurs lieu et place pour la mise en valeur de leur propre pays, sans les associer à cet effort autrement que par le travail au niveau de l’exécution, c’est d’avoir soumis des hommes au régime déshumanisant stigmatisé aujourd’hui sous le nom de colonialisme qui n’aurait jamais dû être synonyme de colonisation. Cette faute, comme toute faute, a engendré et continue à engendrer une souffrance dont d’autres ont déjà porté le poids et que vous sentirez, à votre tour, peser sur vos épaules et parfois lourdement.
Et peut-être le volontaire comme cet Européen devant le manque de résultats spectaculaires de sa tâche, ne pourra-t-il témoigner de son passage qu’en disant : « j’ai tenu ». Il ne s’agit plus de savoir qui est le plus fautif, quelle est la part de responsabilité chacun. Il ne s’agit plus que d’un fait : la souffrance est là ! Et tel ce Curé de campagne, de Bernanos, prendre conscience des germes de mal qui sont dans l’air et à cause de cela, de n’en plus pouvoir vivre.
Car il n’y a pas de doute ! Tout mal, toute fermeture, toute haine risquent dans la logique humaine, d’engendrer mal, fermeture, haine, et encore une fois, le volontaire va avoir à souffrir. Je laisse de côté les réelles difficultés de la vie matérielle : confort limité, eau parfois rare en pleine chaleur, facilité intermittente de nourriture, sentiment d’insécurité.
Je ne parle pas non plus de la solitude qui donne la tentation de profiter de la vie facile et luxueuse de certains, de ceux qui, au contraire du volontaire, gagnent là-bas beaucoup d’argent. Le volontaire souffrira davantage de constater que l’esprit nouveau qui nous anime, nous autres Africains « en place », n’est peut-être pas mieux que le colonialisme et semble ne rien apporter à l’amélioration du pays. Les injustices ne sont-elles pas innombrables, l’exploitation de la masse, flagrante, et le souci du bien commun ne nous est-il pas plus étranger qu’aux volontaires eux-mêmes ?
Aussi, constateront-ils d’écœurants détournements de fonds, alors que des gosses déguenillés les poursuivront d’une agaçante mendicité, réclamant pour tous gestes, un « matabish », c’est-à-dire, un pourboire. Je n’ai pas à vous rappeler les griefs justes parfois, portés contre l’Africain ; vous avez dû les entendre ou faire l’expérience de leur fondement, mieux que moi. À quoi bon alors leur donner tant d’argent ; dépenser tant de millions, tant d’années de jeunesse, tant de vie ? Pourquoi aller vers une tâche si ingrate ? De cela, je suis conscient. Et ne croyez pas que, jusqu’à présent, mon exposé n’ait voulu être qu’un « plaidoyer pro domo ». J’ai voulu vous montrer ce que l’Africain attendait du volontaire et pour cela vous expliquer qui il était. Ainsi vous avez senti, je pense, quelle était notre exigence à son égard, et quelle est aussi notre révolte, notre hostilité parfois, notre ingratitude souvent, notre nonchalance assez coutumière, et toujours notre attitude déconcertante, ne serait-ce que par l’exagération d’une affirmation de soi.
Laissez-moi seulement vous demander : hier, l’Afrique était-elle moins décevante parce qu’elle était l’Afrique du silence ? Et laissez-moi vous prier de continuer à vouloir tenir, dans le désintéressement, dans la patience, dans l’humilité, avec le poids de souffrance que cela implique. Laissez-moi vous supplier d’aimer parfois sans comprendre comme le demande tout amour, pour que votre rencontre avec les Africains puisse être un renouveau de confiance en chacun, de part et d’autre, d’où de progrès mutuel.
Cela est possible. N’avons-nous pas l’exemple de ce jeune volontaire qui découvrit que la jeunesse délinquante plongée dans la misère, devenait de jour en jour un danger pour la cité. Il mit la main à la pâte en essayant de vivre comme eux, pour devenir leur ami, pour mieux les connaitre et alerter ensuite les responsables des milieux sociaux, et il y réussit.
Plus que tout autre Africain, j’ai vécu dans mon pays, le massacre d’une autre catégorie de volontaires, les missionnaires. Rien n’a pu cependant empêcher les survivants de retourner là où précisément leurs confrères avaient succombé sous leurs yeux.
Alors le volontaire doit-il se poser en « sauveur » ? Non pas ! Il va tout simplement à la rencontre d’autres hommes, ensemble solidaires d’erreurs et de leurs conséquences, ensemble décidés à aimer dans une estime et une collaboration mutuelle, conscients chacun qu’ils sont « homme et que rien de ce qui est humain ne peut leur être étranger ».
Encore une fois, pour l’Africain, la venue d’un volontaire est avant tout, l’espérance d’une rencontre qui rende chacun plus digne dans sa vocation d’homme. Que notre charité mutuelle donne poids à cette espérance !
Ce texte est celui de l’exposé fait par le R.P. M. Ekwa (responsable du Bureau de l’enseignement national catholique à Kinshasa) en guise d’introduction au séminaire sur le Service volontaire international, qui s’est tenu à Strasbourg du 10 au 13 octobre 1966.
Publié dans le Tome XLV, 1967.