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L’assistant technique vu par un Africain

Numéro 8 – 2020 - 75 ans décolonialisme Domination par Martin Ekwa

décembre 2020

À la recherche d’une ami­tié De ces laïcs, jeunes gens ou jeunes femmes qui s’engagent à exer­cer une fonc­tion au ser­vice du Tiers-Monde, qui partent à titre dés­in­té­res­sé, et acceptent de tra­vailler dans des condi­tions maté­rielles ne dépas­sant pas le niveau de vie des tra­vailleurs qu’ils sont appe­lés à côtoyer, de ces « volon­taires », quelle image se fait l’Africain ? […]

Dossier

À la recherche d’une amitié

De ces laïcs, jeunes gens ou jeunes femmes qui s’engagent à exer­cer une fonc­tion au ser­vice du Tiers-Monde, qui partent à titre dés­in­té­res­sé, et acceptent de tra­vailler dans des condi­tions maté­rielles ne dépas­sant pas le niveau de vie des tra­vailleurs qu’ils sont appe­lés à côtoyer, de ces « volon­taires », quelle image se fait l’Africain ? Qu’attend-il de lui ? Voi­ci le but de notre entre­tien, et je suis heu­reux de pou­voir vous en par­ler. La ques­tion est déli­cate, la com­pré­hen­sion de sa réponse, capi­tale. Le volon­taire part avec toute sa géné­ro­si­té, sa volon­té d’aider, et l’arrivée risque d’être déce­vante. Ce qu’il n’osera pas tout de suite for­mu­ler, mon­te­ra de son cœur :

« Pour­quoi suis-je venu ? Ils n’ont pas l’air de vou­loir m’accueillir ? Ils ne semblent pas avoir besoin de ma présence ? »

Il me sou­vient d’un pro­fes­seur d’assistance tech­nique, débar­quant à l’aérodrome d’un de ces pays. Per­sonne ne l’y atten­dait. On l’avait pour­tant fait venir. Il ne reçut en tout et pour tout comme accueil, lui, sa femme et ses cinq enfants, que le va-et-vient et le brou­ha­ha d’un aéro­drome inter­na­tio­nal. Tel le bon Sama­ri­tain, un Euro­péen s’étant ren­du du compte de son désar­roi, s’offrit à lui ser­vir de guide. Per­sonne par­mi les res­pon­sables de sa venue, ne sem­blait se rendre compte que cet homme arri­vé de si loin devait être affec­té à un poste, devait être logé, lui et sa famille. Devi­nons la décep­tion, la soli­tude inté­rieure et l’angoisse dans les­quelles était plon­gé cet homme débar­quant avec enthou­siasme ! Était-il pré­pa­ré à accueillir sa nou­velle situa­tion avec humour et phi­lo­so­phie, qua­li­tés essen­tielles du volon­taire dans un pays où l’improvisation semble faire par­tie du style de vie. Et pour­tant, un pays peut-il vivre, au XXe siècle, en se met­tant en marge d’une orga­ni­sa­tion élémentaire.

Aus­si, les volon­taires arrivent-ils pour incul­quer, cha­cun en son domaine, cette orga­ni­sa­tion néces­saire. Mais pour qu’ils se fassent accep­ter, il fau­dra en quelque sorte, et c’est le comble, se faire par­don­ner de n’être pas afri­cain. Mal­gré tout, sous ces dehors décon­cer­tants, et peut-être, au départ, incom­pré­hen­sibles, l’Africain attend presque avec angoisse, la réac­tion du volontaire.

Vous éton­ne­rai-je en vous disant que l’Africain n’attend pas d’abord une aide à pro­pre­ment par­ler, il attend sur­tout de savoir si un contact d’égal à égal est encore pos­sible. Il attend avant tout un contact simple, direct, et par là, enri­chis­sant, tel qu’une per­sonne peut l’attendre d’une autre.

C’est une véri­té géné­rale, hélas, que tout homme cherche à affir­mer sa supé­rio­ri­té en se tar­guant soit de sa richesse, soit de son nom, soit de sa pro­fes­sion, bref, de tout ce qui ne ren­contre pas en autrui son équi­valent et lui per­met d’ériger cette dif­fé­rence en valeur abso­lue. L’histoire des nations, des milieux sociaux, et notre petite his­toire per­son­nelle véri­fient cette ten­dance de notre nature humaine. Et cha­cun devant l’étranger — cet être étrange qui a le mal­heur de n’être pas moi ! — cha­cun donc, de se créer une impor­tance qui satis­fait son appé­tit de puis­sance, de domi­na­tion, d’influence. De cette atti­tude, la ques­tion raciale ne me semble être qu’un coro­laire et la dif­fé­rence de cou­leur per­met une affir­ma­tion facile de dif­fé­rence de valeur. Mon­tes­quieu a d’ailleurs stig­ma­ti­sé cette atti­tude de sa fine iro­nie : « On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu qui est un être très sage, ait mis une âme, sur­tout une âme bonne, dans un corps tout noir. » De même, dans nos conver­sa­tions, trop sou­vent l’interlocuteur, même le plus valable, n’accepte pas d’être dérou­té par une réponse.

Il veut entendre ce qu’il pense déjà, il croit qu’il sait déjà la réponse ; et il devien­dra faci­le­ment hos­tile si celui qui lui parle d’expérience, l’oblige à remettre en ques­tion la sécu­ri­té de son regard d’homme « adulte et moderne » sur le monde.

Et pour­tant, cet homme qui cherche à s’affirmer en trou­vant en lui un motif de supé­rio­ri­té, ce même homme cherche quelqu’un qui le « com­prenne », qui l’accepte dans ses qua­li­tés et ses défauts, fai­sant confiance à ses pos­si­bi­li­tés. N’est-ce pas déjà récla­mer une ami­tié, un amour ? Vou­loir être aimé et aimer, n’est-ce pas accep­ter l’autre dans sa dif­fé­rence, tel qu’il est, et en toute soli­da­ri­té, pro­gres­ser ensemble, selon ses valeurs per­son­nelles, vers un bien commun ?

Je me suis per­mis d’exposer une véri­té géné­rale. C’est son appli­ca­tion que l’Africain attend d’abord du volon­taire. C’est au fond, ce que tout homme attend d’un autre homme.

Certes il faut appor­ter une com­pé­tence et une com­pé­tence sérieuse aus­si par­faite que pos­sible, dans le domaine pro­fes­sion­nel. Il serait pré­somp­tueux de vou­loir aller rendre ser­vice sim­ple­ment avec de la bonne volonté.

Cer­tai­ne­ment, il y a beau­coup de tra­vail et les volon­taires trou­ve­raient même à s’engager sans com­pé­tence très grande, mais il y aurait tra­hi­son de leur voca­tion, car en défi­ni­tive, il ne s’agit pas pour eux, de trou­ver un emploi, mais de contri­buer à la for­ma­tion des cadres dans le pays qui les accueille. Cette exi­gence de « com­pé­tence » est impé­ra­tive. Disons cepen­dant tout de suite qu’elle ne se tra­duit pas néces­sai­re­ment dans tous les cas en une exi­gence de diplôme uni­ver­si­taire ou d’expérience arri­vée à matu­ri­té. Ce qu’elle exclut impi­toya­ble­ment, c’est le « bri­co­leur » bien inten­tion­né qui pense que « tout est bon puisqu’ils ont besoin de tout ».

La com­pé­tence, à elle seule, ne suf­fit pas. En effet, une action dépend avant tout de la valeur de l’âme qui l’accomplit. « Nous sommes habi­tués, disait l’Abbé Pierre, à pen­ser que ce qui nous est deman­dé, lorsque nous nous trou­vons réunis autour d’un pro­blème de souf­france, c’est de don­ner notre argent, notre ser­vice, le plus que nous pou­vons. C’est vrai, c’est évident que rien n’est pos­sible sans argent et sans don. Mais il n’est pas vrai que ce soit le prin­ci­pal. Avec tout l’argent du monde, on ne fait pas des hommes. Mais avec des hommes et qui s’aiment, on fait tout, y com­pris l’argent néces­saire ! » « L’Abbé Pierre reprend en écho, cette parole de saint Vincent de Paul répé­tée pour nous à l’écran. » « C’est pour ton amour et ton amour seul que les hommes te par­don­ne­ront le pain que tu leur donneras. »

Aus­si le volon­taire est-il d’abord quelqu’un qui croit à l’égalité de celui qu’il aide. Éga­li­té en puis­sance peut-être dans le domaine tech­nique, éco­no­mique, mais éga­li­té en tant qu’homme.

Reconnaitre l’homme

Évi­tons les atti­tudes pater­na­listes ou débor­dantes de ten­dresse comme l’on a envers un enfant à qui l’on apprend à mar­cher. Cette atti­tude de pro­tec­tion est bles­sante pour la digni­té. De la même façon, l’erreur pos­sible de la part de l’Africain ne peut être l’occasion d’un décou­ra­ge­ment et don­ner lieu à ces réflexions si fré­quentes : « vous voyez, ils sont inca­pables ! Il ne faut rien en attendre ».

Ces réflexions trouvent en moi un loin­tain écho du « que peut-il sor­tir de bon de Naza­reth ! » les mani­fes­ta­tions du péché ou du vice, fruits sou­vent de la misère, ou tout sim­ple­ment les mani­fes­ta­tions de la fai­blesse humaine sont les mêmes par­tout. Nous avons tous ten­dance à cata­lo­guer une nation, un orga­nisme, un milieu social ou une race d’après les défauts ren­con­trés dans l’individu qui la repré­sente à nos yeux. Ain­si, pour l’actif ner­veux, le lent est pares­seux, et pour un carac­tère lent, le ner­veux est irré­flé­chi et pri­me­sau­tier. Et par exemple, cette pas­si­vi­té tant repro­chée à l’Africain, née peut-être de l’habitude du mal­heur ou tout sim­ple­ment de la mal­nu­tri­tion, de longues marches sous le soleil, deman­de­rait pour reprendre vie et acti­vi­té, plus de confiance, plus de com­pré­hen­sion, plu­tôt qu’une éti­quette dédai­gneuse de paresse. Tout homme a, pour ain­si dire le droit d’être faible, j’allais dire « d’être pécheur ». Com­pre­nez-moi bien ! Cela ne signi­fie pas qu’il est excu­sable à prio­ri, et ne doit pas tendre à se cor­ri­ger. Cela signi­fie qu’il n’a pas à être renié, à être défi­ni­ti­ve­ment regar­dé comme infé­rieur, comme inca­pable, parce que, comme tout un cha­cun, un jour, il est tom­bé, et s’est révé­lé faible.

Et c’est recon­naitre l’homme comme son égal que de lui per­mettre, autant qu’on le vou­drait pour soi, une pos­si­bi­li­té d’échecs sans crainte d’une perte de confiance. Autre­ment dit, l’Africain demande au volon­taire que sa com­pé­tence et le don de sa per­sonne ne soient pas pour lui un écra­se­ment, mais per­mettent avant tout, cet échange si pro­fi­table d’homme à homme, ce ter­rain de par­tage d’égal à égal. Hélas ! le Maitre Pun­tilla de Ber­told Brecht avait besoin d’être ivre pour pou­voir recon­naitre en son valet Mat­ti les valeurs si appré­ciables que l’on attend d’un ami, et pour pou­voir échan­ger avec lui d’homme à homme. Mais la sobrié­té venant, Maitre et valet se retrou­vaient devant leur route irré­duc­tibles et paral­lè­le­ment soli­taires. Il ne fau­drait pas qu’il en soit ain­si entre Afri­cain et volon­taire, et si vous me per­met­tez un exemple fami­lier, je vou­drais que telle Madame Jour­dain à son gendre, cha­cun puisse dire à l’autre en toute sim­pli­ci­té : « Met­tez-vous là et dinez avec moi. »

Cepen­dant, pour que s’établisse cet échange d’égal à égal, il faut que le volon­taire croie en la digni­té de l’Africain, comme en la digni­té de toute per­sonne humaine.

Le volon­taire est géné­ra­le­ment d’une civi­li­sa­tion qui veut affir­mer le res­pect, recon­naitre la digni­té de la personne.

L’Africain attend de lui ce témoi­gnage de vie à son égard. Le volon­taire va donc se trou­ver devant des êtres qui, comme lui, ont soif de digni­té, peut-être parce qu’ils en ont été trop long­temps frus­trés. Quels gestes, quelle parole ne se per­met-on pas envers « l’autre » jugé infé­rieur ? Quelles conver­sa­tions, quelle tenue n’hésite-t-on pas à prendre devant lui ? Les exemples don­nés par Irving dans son livre Dans la peau d’un noir ne sont que trop vrais, et que trop révé­la­teurs ! Ain­si, jadis, l’on se per­met­tait tout devant ses ser­vi­teurs, leur refu­sant la capa­ci­té de pou­voir juger du Maitre ! Pour­quoi refu­ser à un autre homme toute digni­té, sim­ple­ment parce qu’il est exté­rieu­re­ment dif­fé­rent, ou ne jouit pas des mêmes privilèges !

Respect des valeurs africaines

Il semble, par ailleurs, que les mani­fes­ta­tions exté­rieures de la civi­li­sa­tion afri­caine ne soient trop sou­vent consi­dé­rées comme un exo­tisme, qu’il faut sau­ve­gar­der s’il est pit­to­resque, ou bien, cor­ri­ger s’il est jugé enfantin.

Or, l’Africain réclame d’être trai­té comme ayant des valeurs, valeurs dif­fé­rentes, peut-être, mais aus­si res­pec­tables et aus­si abso­lues que celles des Blancs. L’Africain ne veut plus, ne peut plus être le per­pé­tuel rela­tif qui ne prend valeur que dans la mesure où il rejoint l’Europe. Et pour reprendre une remarque savou­reuse d’un ami euro­péen : « C’est un Congo­lais très bien ! C’est un des rares qui aient vrai­ment tout pris de l’Europe ! »

Per­met­tez-moi de citer encore quelques exemples plus ou moins pénibles ou humoristiques !

Quelle ne fut pas l’indignation d’un ancien mis­sion­naire devant l’offre d’une femme que lui fai­sait le chef du vil­lage où il venait d’établir sa mis­sion ! « Quelle débauche, dit-il ! Quelles mœurs de sau­vages ! Com­ment leur apprendre la digni­té de la femme ! » Mais en appro­fon­dis­sant la situa­tion, l’on s’aperçoit que cette atti­tude était éga­le­ment dic­tée par le sou­ci de pro­té­ger les femmes de la tri­bu. Jusqu’à pré­sent, les Blancs qui s’étaient pré­sen­tés dans le vil­lage, avaient abu­sé lar­ge­ment de toutes les femmes, les consi­dé­rant comme leur pos­ses­sion. Et pré­sen­ter ain­si au Blanc, — ils igno­raient encore la qua­li­té du mis­sion­naire, — une femme choi­sie pour faire, si vous me per­met­tez l’expression, la part du feu, était pour le vil­lage la seule façon trou­vée pour se défendre de la loi du plus fort et endi­guer les méfaits de ce « droit du sei­gneur », nou­veau modèle ! Il faut pour­tant avouer que dans cer­taines tri­bus, il était de mise, quand on rece­vait un grand ami, un ami intime, de le pour­voir aus­si d’une femme, durant le temps de sa visite. C’était, sem­blait-il, prendre sou­ci de toutes néces­si­tés ! Aurait-il été plus admis­sible et plus com­pré­hen­sible de lui mon­trer les boites de nuit, si elles avaient exis­té chez nous, à cette époque ? Y a‑t-il donc là, en défi­ni­tive, motif à nous refu­ser tout sou­ci de dignité ?

Pour­quoi aus­si attri­buer à l’Africain une étrange men­ta­li­té, ain­si que le signa­lait récem­ment un quo­ti­dien de Kin­sha­sa, sim­ple­ment parce qu’il ne dif­fé­ren­cie pas dans son voca­bu­laire, par exemple, l’oncle pater­nel du père. En réa­li­té, le manque de mots spé­ci­fiques mani­feste une concep­tion pro­fonde des rela­tions fami­liales selon une logique implacable.

Je donne le même nom à toutes les per­sonnes du même sang, sang qui m’a don­né la vie. Tous leurs enfants sont donc des frères et des sœurs pour moi. Je les désigne par le seul nom de frère et sœur. Pour­quoi alors inven­ter un mot dis­tinc­tif qui m’obligerait à prendre quelques dis­tances par rap­port à eux ? Et pour­quoi, parce que le voca­bu­laire ne dif­fé­ren­cie pas l’oncle du neveu des cou­sins, y voir la marque d’un désordre familial ?

« Désordre fami­lial » — N’est-ce pas trop dire ? Pour­tant, lorsqu’un employé vient vous expli­quer que son père est mort et vous demande quelques jours de congé, vous l’acceptez nor­ma­le­ment. Mais lorsque, six mois après, par exemple, il vous demande encore un congé pour la mort de son père, vous refu­sez net. L’Africain essuie alors soit un rire avec ces paroles adres­sées à un tiers, « c’est encore son père qui meurt » ou, « ils ont de la chance ces gens-là, de mou­rir plu­sieurs fois ! », ou bien essuie-t-il aus­si un regard de mal­veillance : n’essaie-t-il pas de tirer des jours de congé sur le dos d’un mal­heur de sa famille ? Le volon­taire ne réa­lise pas alors dans quelle situa­tion fami­liale dif­fi­cile l’Africain sera plon­gé du fait de son absence aux obsèques et com­bien est pénible pour lui ce regard d’ironie ou de mépris. Ne serait-il pas plus simple de lui deman­der hon­nê­te­ment s’il s’agit de son vrai père, celui qui l’a engen­dré, lui, et de lui don­ner en consé­quence, les jours de congé plus ou moins nom­breux que ses obli­ga­tions fami­liales impliquent.

Encore un exemple plus pro­fond : le Blanc n’a jamais com­pris que nous ne puis­sions pas avoir de « nom de famille », d’où l’impossibilité d’établir cor­rec­te­ment un état civil. Que je sois le seul à m’appeler Ekwa, par exemple, et que je ne porte pas le nom de mon père et que cha­cun de mes frères et sœurs aient un nom dif­fé­rent du mien, voi­là ce qu’un Occi­den­tal com­prend dif­fi­ci­le­ment. Il faut conve­nir alors qu’il y a des cir­cons­tances qui mettent en déroute le car­té­sia­nisme ; et le car­té­sien de dire : « Où com­mence, où finit cette famille ? » Or, il est impen­sable, pour nous Afri­cains, que deux per­sonnes puissent por­ter le même nom. Car le nom n’est pas chez nous une éti­quette admi­nis­tra­tive, c’est la défi­ni­tion même de mon « moi ». Mais que deux per­sonnes ne portent pas le même nom, n’ayant pas le même « moi », voi­là une véri­té à l’encontre des exi­gences de l’administration qui, il faut bien l’avouer, s’implante de jour en jour dans nos pays.

Ain­si, les volon­taires qui vont être en pré­sence d’Africains ver­ront en ces mani­fes­ta­tions, non pas des cou­tumes décon­cer­tantes, mais des valeurs pos­sibles à péné­trer pour les com­prendre et les res­pec­ter. C’est cette digni­té que réclame de leur partl’Africain.

Il y a plus encore ! Ce n’est pas res­pec­ter que de pri­ver l’autre des moyens de s’affirmer. « L’Africain a main­te­nant l’impression que tant qu’il y aura des Blancs, leur supré­ma­tie s’imposera ! Ils en viennent à dou­ter d’eux-mêmes. L’Européen note avec orgueil l’adoption super­fi­cielle de sa culture par les Afri­cains et c’est le cri­tère selon lequel il mesure les pro­grès vers la civi­li­sa­tion ». Ain­si le remarque Colin Turn­bull, dans son livre L’Africain désem­pa­ré. Et pour­tant, cette adop­tion, dans la mesure où elle est renon­ce­ment à ses valeurs per­son­nelles, est une dégra­da­tion pour l’Africain. « Pour l’Européen, conti­nue Turn­bull, c’est sim­ple­ment une ques­tion de com­mo­di­té d’avoir table à part, trans­port à part, en fait, sépa­ra­tion par­tout où c’est pos­sible, en sorte que le pro­blème d’avoir ou non des rela­tions sociales avec l’Africain ne se pose même pas. Ou bien, il se jus­ti­fie en disant que les faci­li­tés offertes aux Afri­cains sont aus­si bonnes que celles des Euro­péens. Ce qui n’est, du reste, pas tou­jours vrai. Mais pour l’Africain, cette sépa­ra­tion est insul­tante et dégra­dante ; il a autant de fier­té et de sens de sa digni­té quel’Européen. »

Pour­quoi, alors qu’il a acquis les mêmes titres uni­ver­si­taires ou autres, et une édu­ca­tion qui dépasse par­fois de beau­coup celle des Euro­péens qui l’entourent, et cela au prix d’efforts consi­dé­rables, pour­quoi donc essuie-t-il ce refus aveugle de le recon­naitre comme égal. D’où le décou­ra­ge­ment, engen­drant la révolte ou le déses­poir. Ou encore ce réflexe de défense : « ne plus avoir affaire à aucun Blanc, même à mes anciens amis ».

Car per­sonne, pas même un saint, ne peut vivre pri­vé du sen­ti­ment de sa valeur indi­vi­duelle. « Les racistes blancs, nous dit Irving, ont magis­tra­le­ment réus­si à frus­trer les Noirs de ce sen­ti­ment. De tous les crimes raciaux, c’est le moins évident, mais le plus odieux, car il détruit l’esprit et le plai­sir de vivre. »

Pren­drai-je un exemple dans la vie sco­laire ? Bon nombre de pro­fes­seurs dans les cours de mathé­ma­tiques, nous dit-on, s’évertuaient, il y a peu, à prou­ver une thèse : l’incapacité congé­ni­tale du nègre à com­prendre les mathématiques.

Or, cette inten­tion, avouée ou non, avec le sen­ti­ment de més­es­time qui l’accompagnait, a engen­dré chez les élèves un sen­ti­ment d’infériorité fort pré­ju­di­ciable. Ce com­plexe d’infériorité nait aus­si en Europe chez les élèves moins doués face à des maitres peu péda­gogues ! Mais l’élève afri­cain est arri­vé à dou­ter non seule­ment de lui-même, mais aus­si du sérieux des valeurs de son pays puisque le mépris de son maitre ne pesait pas sim­ple­ment sur lui, mais sur toute sa race. L’exemple n’est-il pas exa­gé­ré, direz-vous ? Je ne le pense pas. Voyez-vous, les bles­sures à l’heure actuelle, ne se font plus tel­le­ment à coup de « mesures ségré­ga­tives », humi­liantes, comme naguère. Vous consta­te­rez plu­tôt des atti­tudes de méfiance : « Peut-on se faire soi­gner chez un doc­teur afri­cain ? » Vous enten­dez des réflexions déplai­santes : « Ces pays ne retrou­ve­ront jamais leur sta­bi­li­té » et vous ver­rez en contre­par­tie chez l’Africain : indif­fé­rence, réserve ou révolte.

Ain­si, dans les autres domaines, le Noir qui n’a jamais été trai­té comme « indi­vi­du », mais comme « Noir », a fini par ne plus croire en la valeur per­son­nelle du Noir. Alors une atteinte est por­tée à sa digni­té et se trouve dégra­dée sa sub­stance même, d’où cette vio­lente réac­tion qui, plus d’une fois, a éton­né et éton­ne­ra les volontaires.

Pour les volon­taires, il s’agit donc de faire confiance en l’aspiration pro­fonde de cha­cun, de croire en sa richesse véri­table. De qui les volon­taires doivent-ils apprendre ? Avec qui vont-ils éta­blir un dia­logue ? Avec les hommes et les femmes du pays même. Ces hommes et ces femmes sont les pre­miers res­pon­sables de leur pays et les volon­taires ne doivent pas l’oublier. Le rôle des volon­taires est d’entrer dans les vues et de ser­vir les aspi­ra­tions du peuple qui les accepte, en vue de le sou­te­nir dans l’accomplissement de sa propre voca­tion dans la famille des nations.

Un amour humble et patient

Il existe une misère mon­diale plus pro­fonde que la misère phy­sique ou éco­no­mique, qui sème des haines rava­geuses et appelle un amour pratique.

Sans doute, la venue des volon­taires aide­ra les Afri­cains à avoir des experts, des moni­teurs, des moyens de mise en valeur qui leur per­met­tront de s’assoir en égaux à la table de famille, elle leur ren­dra confiance dans leur digni­té par le res­pect et la sim­pli­ci­té qui ins­pi­re­ront les rap­ports d’homme à homme. En réa­li­té, la venue des volon­taires sera plus que tout cela ; elle sera aus­si l’acceptation d’une répa­ra­tion pour une faute com­mise jadis contre l’humanité. Cette faute, c’est d’avoir trai­té des hommes non en adultes, mais comme des enfants qui doivent se confor­mer aux ordres sans mot dire, c’est d’avoir agi par­tout et tou­jours en leurs lieu et place pour la mise en valeur de leur propre pays, sans les asso­cier à cet effort autre­ment que par le tra­vail au niveau de l’exécution, c’est d’avoir sou­mis des hommes au régime déshu­ma­ni­sant stig­ma­ti­sé aujourd’hui sous le nom de colo­nia­lisme qui n’aurait jamais dû être syno­nyme de colo­ni­sa­tion. Cette faute, comme toute faute, a engen­dré et conti­nue à engen­drer une souf­france dont d’autres ont déjà por­té le poids et que vous sen­ti­rez, à votre tour, peser sur vos épaules et par­fois lourdement.

Et peut-être le volon­taire comme cet Euro­péen devant le manque de résul­tats spec­ta­cu­laires de sa tâche, ne pour­ra-t-il témoi­gner de son pas­sage qu’en disant : « j’ai tenu ». Il ne s’agit plus de savoir qui est le plus fau­tif, quelle est la part de res­pon­sa­bi­li­té cha­cun. Il ne s’agit plus que d’un fait : la souf­france est là ! Et tel ce Curé de cam­pagne, de Ber­na­nos, prendre conscience des germes de mal qui sont dans l’air et à cause de cela, de n’en plus pou­voir vivre.

Car il n’y a pas de doute ! Tout mal, toute fer­me­ture, toute haine risquent dans la logique humaine, d’engendrer mal, fer­me­ture, haine, et encore une fois, le volon­taire va avoir à souf­frir. Je laisse de côté les réelles dif­fi­cul­tés de la vie maté­rielle : confort limi­té, eau par­fois rare en pleine cha­leur, faci­li­té inter­mit­tente de nour­ri­ture, sen­ti­ment d’insécurité.

Je ne parle pas non plus de la soli­tude qui donne la ten­ta­tion de pro­fi­ter de la vie facile et luxueuse de cer­tains, de ceux qui, au contraire du volon­taire, gagnent là-bas beau­coup d’argent. Le volon­taire souf­fri­ra davan­tage de consta­ter que l’esprit nou­veau qui nous anime, nous autres Afri­cains « en place », n’est peut-être pas mieux que le colo­nia­lisme et semble ne rien appor­ter à l’amélioration du pays. Les injus­tices ne sont-elles pas innom­brables, l’exploitation de la masse, fla­grante, et le sou­ci du bien com­mun ne nous est-il pas plus étran­ger qu’aux volon­taires eux-mêmes ?

Aus­si, consta­te­ront-ils d’écœurants détour­ne­ments de fonds, alors que des gosses dégue­nillés les pour­sui­vront d’une aga­çante men­di­ci­té, récla­mant pour tous gestes, un « mata­bish », c’est-à-dire, un pour­boire. Je n’ai pas à vous rap­pe­ler les griefs justes par­fois, por­tés contre l’Africain ; vous avez dû les entendre ou faire l’expérience de leur fon­de­ment, mieux que moi. À quoi bon alors leur don­ner tant d’argent ; dépen­ser tant de mil­lions, tant d’années de jeu­nesse, tant de vie ? Pour­quoi aller vers une tâche si ingrate ? De cela, je suis conscient. Et ne croyez pas que, jusqu’à pré­sent, mon expo­sé n’ait vou­lu être qu’un « plai­doyer pro domo ». J’ai vou­lu vous mon­trer ce que l’Africain atten­dait du volon­taire et pour cela vous expli­quer qui il était. Ain­si vous avez sen­ti, je pense, quelle était notre exi­gence à son égard, et quelle est aus­si notre révolte, notre hos­ti­li­té par­fois, notre ingra­ti­tude sou­vent, notre non­cha­lance assez cou­tu­mière, et tou­jours notre atti­tude décon­cer­tante, ne serait-ce que par l’exagération d’une affir­ma­tion de soi.

Lais­sez-moi seule­ment vous deman­der : hier, l’Afrique était-elle moins déce­vante parce qu’elle était l’Afrique du silence ? Et lais­sez-moi vous prier de conti­nuer à vou­loir tenir, dans le dés­in­té­res­se­ment, dans la patience, dans l’humilité, avec le poids de souf­france que cela implique. Lais­sez-moi vous sup­plier d’aimer par­fois sans com­prendre comme le demande tout amour, pour que votre ren­contre avec les Afri­cains puisse être un renou­veau de confiance en cha­cun, de part et d’autre, d’où de pro­grès mutuel.

Cela est pos­sible. N’avons-nous pas l’exemple de ce jeune volon­taire qui décou­vrit que la jeu­nesse délin­quante plon­gée dans la misère, deve­nait de jour en jour un dan­ger pour la cité. Il mit la main à la pâte en essayant de vivre comme eux, pour deve­nir leur ami, pour mieux les connaitre et aler­ter ensuite les res­pon­sables des milieux sociaux, et il y réussit.

Plus que tout autre Afri­cain, j’ai vécu dans mon pays, le mas­sacre d’une autre caté­go­rie de volon­taires, les mis­sion­naires. Rien n’a pu cepen­dant empê­cher les sur­vi­vants de retour­ner là où pré­ci­sé­ment leurs confrères avaient suc­com­bé sous leurs yeux.

Alors le volon­taire doit-il se poser en « sau­veur » ? Non pas ! Il va tout sim­ple­ment à la ren­contre d’autres hommes, ensemble soli­daires d’erreurs et de leurs consé­quences, ensemble déci­dés à aimer dans une estime et une col­la­bo­ra­tion mutuelle, conscients cha­cun qu’ils sont « homme et que rien de ce qui est humain ne peut leur être étranger ».

Encore une fois, pour l’Africain, la venue d’un volon­taire est avant tout, l’espérance d’une ren­contre qui rende cha­cun plus digne dans sa voca­tion d’homme. Que notre cha­ri­té mutuelle donne poids à cette espérance !

Ce texte est celui de l’exposé fait par le R.P. M. Ekwa (res­pon­sable du Bureau de l’enseignement natio­nal catho­lique à Kin­sha­sa) en guise d’introduction au sémi­naire sur le Ser­vice volon­taire inter­na­tio­nal, qui s’est tenu à Stras­bourg du 10 au 13 octobre 1966.

Publié dans le Tome XLV, 1967.

Martin Ekwa


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