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L’art de la conjugaison

Numéro 10 Octobre 2011 par Gil Anidjar

octobre 2011

À la base de la poli­tique moderne, l’é­man­ci­pa­tion a pu être décrite comme une sépa­ra­tion. Ce que Michaël Wal­zer appelle l’«art de la sépa­ra­tion » façonne notre réa­li­té quo­ti­dienne, dis­tin­guant le poli­tique de l’é­co­no­mique, du scien­ti­fique, et bien sûr du reli­gieux. On peut s’in­ter­ro­ger sur l’ef­fi­ca­ci­té de ce modèle, sur ses suc­cès ou ses échecs. Ici il s’a­gi­ra plu­tôt de pro­po­ser une autre façon de faire, un autre vec­teur d’é­man­ci­pa­tion : un art de la conjugaison.

La laï­ci­té, c’est la liber­té. Admet­tons. Mais de quelle liber­té s’agit-il ?

On s’accordera sur ce que nous rap­pelle Moha­med Nachi. « Ce modèle de laï­ci­té pose le prin­cipe de sépa­ra­tion entre le poli­tique et le reli­gieux. » La liber­té, ce serait donc la sépa­ra­tion. Cela est vrai en ce qui concerne la laï­ci­té, mais c’est vrai aus­si en ce qui concerne la moder­ni­té en géné­ral, qui pré­sup­pose et affirme la sépa­ra­tion des pou­voirs, et qui dis­tingue — de fait, sépare — un cer­tain nombre de sphères récem­ment iso­lées l’une de l’autre. La reli­gion, bien sûr, mais aus­si la famille, le droit, la science et l’économie. Chaque sphère a ou acquiert son inté­gri­té propre, son auto­no­mie, et de cette auto­no­mie dépend le modèle éman­ci­pa­toire, la liber­té dans sa forme idéale, la liber­té comme « art de sépa­ra­tion » (l’expression est du phi­lo­sophe poli­tique amé­ri­cain, Michael Walzer).

Mais si la liber­té, c’est la sépa­ra­tion, si cette sépa­ra­tion assure l’autonomie et l’indépendance du poli­tique, du juri­dique, de l’économique, de l’esthétique, et aus­si du reli­gieux (on se sou­vient que la laï­ci­té dans sa forme colo­niale sépa­rait aus­si le civi­li­sé du non-civi­li­sé), il est curieux de remar­quer que nous assis­tons, depuis un cer­tain temps déjà, et pas seule­ment en Tuni­sie, à une réduc­tion dra­ma­tique du champ d’opérations de la liber­té. Tout se passe en effet comme si la liber­té pre­mière et essen­tielle était celle qui sépare le reli­gieux du poli­tique. La laï­ci­té d’abord ! La laï­ci­té avant tout ! Après la déco­lo­ni­sa­tion, ce modèle éta­tique d’émancipation ne fut ni renié ni fon­da­men­ta­le­ment interrogé.

Or, on parle peu, on milite peu, ou en tout cas pas autant, à pro­pos d’autres sépa­ra­tions, d’autres liber­tés. On prend pour acquis non seule­ment la sépa­ra­tion comme éman­ci­pa­tion, comme liber­té, mais de plus on ignore ses opé­ra­tions plus clan­des­tines. Pre­nons l’exemple de la science et de la tech­no­lo­gie. L’usage du pétrole — ou du nucléaire — a été ren­du pos­sible grâce à des déve­lop­pe­ments et avances scien­ti­fiques qui sont indé­niables. Soit. Mais peut-on bien les sépa­rer de leur por­tée poli­tique ? La capa­ci­té de construire une infra­struc­ture pétro­lière (ou, encore une fois, nucléaire) n’est pas une rai­son suf­fi­sante pour déve­lop­per cette infra­struc­ture, ni pour infli­ger les risques ou autres consé­quences sur une popu­la­tion qui n’a pas tou­jours expri­mé un choix démo­cra­tique en la matière. Il faut bien déci­der de construire des auto­routes ou des rails, de construire des voi­tures ou des auto­cars, de se chauf­fer au char­bon ou à l’électricité. Ces déci­sions impliquent des choix d’industries, et une com­pré­hen­sion du public et de l’espace public, une poli­tique. Est-il bien alors sage d’affirmer la sépa­ra­tion et de décrire cette situa­tion (celle à laquelle le Japon est confron­té aujourd’hui) comme une « éman­ci­pa­tion » du scien­ti­fique par rap­port au politique ?

Ou pre­nons l’exemple (c’est celui de Wal­zer) de la sépa­ra­tion entre éco­no­mie et poli­tique. On appelle cela « libé­ra­lisme » ou « néo­li­bé­ra­lisme » (Marx le nom­mait tout sim­ple­ment : capi­ta­lisme). Dans ce modèle, c’est l’économie qui est éman­ci­pée, libé­rée. Mais qu’est-ce vrai­ment à dire ? La pro­prié­té, comme la reli­gion, est dite « pri­vée » et elle se concentre inévi­ta­ble­ment dans les mains d’une mino­ri­té, avec des consé­quences publiques — et poli­tiques — tout à fait mas­sives. Parce que la pro­prié­té est pri­vée, on ne peut pas la tou­cher. Or on ne vote pas à son pro­pos. C’est qu’elle est pro­té­gée par un État « neutre » (ou « laïque »). Cette éman­ci­pa­tion-là, l’émancipation de l’économie, a cer­tai­ne­ment eu lieu, et ce avec les résul­tats que l’on sait. Mais est-ce bien cela l’émancipation ? On est en droit d’en douter.

D’aucuns diront qu’il faut per­sé­vé­rer, que ce modèle de liber­té comme sépa­ra­tion doit encore être pous­sé, déve­lop­pé. Ou bien que les effets de ce modèle sur l’économie ne doivent pas être amal­ga­més aux espoirs atta­chés à la laï­ci­té. Pour­tant, per­sis­ter à sépa­rer ain­si l’émancipation reli­gieuse de l’émancipation poli­tique, sépa­rer le poli­tique du reli­gieux (ou de l’économique) serait oublier ce que la révo­lu­tion tuni­sienne nous a rap­pe­lé : pas de liber­té sans digni­té. Et pas de digni­té sans moyens de sub­sis­tance. La révo­lu­tion tuni­sienne en appelle à l’humanité en tant que telle, au-delà des divi­sions ou des sépa­ra­tions qui font miroi­ter des liber­tés bien fur­tives, voire illu­soires. Car en chaque être humain l’économique et le poli­tique se conjuguent inévi­ta­ble­ment. Et il en va de même pour le reli­gieux et pour le poli­tique. Marx expri­mait ceci de façon lim­pide, nous rap­pe­lant les rap­ports entre les éman­ci­pa­tions et le modèle de sépa­ra­tion qui nous occupe ici. « La dif­fé­rence entre l’homme reli­gieux et le citoyen, c’est la dif­fé­rence entre le com­mer­çant et le citoyen, entre le jour­na­lier et le citoyen, entre le pro­prié­taire fon­cier et le citoyen, entre l’individu vivant et le citoyen. »

Poser le pro­blème de l’émancipation, affir­mer la liber­té, pour des indi­vi­dus vivants, pour la Tuni­sie vivante, ce n’est pas, ce ne devrait pas être, se conten­ter d’une réité­ra­tion d’un vieil exer­cice d’élévation ou de sépa­ra­tion, ni non plus d’une nou­velle façon de per­pé­tuer ce modèle. Le pro­blème est donc bien de défi­nir la liber­té réelle. Comme nous le dit Moha­med Nachi, il y va là de la pos­si­bi­li­té « de par­ler d’émancipation de la femme, du res­pect de la digni­té humaine et des droits fon­da­men­taux » sans être réduit — car c’est bien d’une réduc­tion qu’il s’agit — « à invo­quer la laï­ci­té ni réaf­fir­mer le prin­cipe de sépa­ra­tion », sépa­ra­tion entre reli­gieux et poli­tique, entre poli­tique et éco­no­mique, mais aus­si entre liber­té et dignité.

C’est pour­quoi il me semble que le mot-clé du débat qui s’annonce ici, et qui pose la liber­té (hur­riyya et non laï­ci­té) et la dif­fé­rence (ikh­ti­lâf et non sou­ve­rai­ne­té) comme hori­zon, est le mot « conju­guer » — c’est le verbe qu’a choi­si Moha­med Nachi — alter­na­tive expli­cite au modèle éman­ci­pa­teur qui prend la sépa­ra­tion comme prin­cipe pre­mier. Par­ler d’un « art de la conju­gai­son », dans ce contexte, c’est cher­cher un accord « gram­ma­ti­cal » de hur­ryyia et d’ikh­ti­lâf. C’est faire un appel à une autre ima­gi­na­tion poli­tique. Aucune sépa­ra­tion, ni sym­biose iré­nique, mais une recon­nais­sance du conflit et du débat pour explo­rer très pré­ci­sé­ment un pro­jet poli­tique com­mun. On pour­ra alors se foca­li­ser autre­ment, poser autre­ment la ques­tion de la liber­té, non plus sur un modèle déjà usé, acquis et dou­teux — le modèle de la laï­ci­té comme sépa­ra­tion —, mais dans une autre optique et une autre gram­maire, une autre tra­di­tion, vers « un modèle de socié­té dont le peuple tuni­sien sera à la fois l’inventeur et le pre­mier bénéficiaire ».

Gil Anidjar


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