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L’arbre de Forest

Numéro 12 Décembre 2006 par Théo Hachez

décembre 2006

Quand des popu­la­tions civiles sont frap­pées, est-il pos­sible de voir la guerre autre­ment qu’à tra­vers elles ? C’est ain­si que les vic­times s’im­posent au pre­mier regard por­té sur la restruc­tu­ra­tion de l’u­sine VW de Forest. De l’é­lan de soli­da­ri­té qui s’est mani­fes­té, on sou­haite qu’il s’é­tende aux licen­ciés col­la­té­raux chez les sous-trai­­tants. Et qu’il pèse sur […]

Quand des popu­la­tions civiles sont frap­pées, est-il pos­sible de voir la guerre autre­ment qu’à tra­vers elles ? C’est ain­si que les vic­times s’im­posent au pre­mier regard por­té sur la restruc­tu­ra­tion de l’u­sine VW de Forest. De l’é­lan de soli­da­ri­té qui s’est mani­fes­té, on sou­haite qu’il s’é­tende aux licen­ciés col­la­té­raux chez les sous-trai­tants. Et qu’il pèse sur le sort qui sera réser­vé aux uns et aux autres. Au tra­vers des com­pen­sa­tions finan­cières et sociale se mon­naie la dette que tout employeur contracte à l’é­gard des tra­vailleurs dont il a tiré pro­fit. Au-delà du res­pect du droit, il en va du res­pect tout court.

Quelle que soit l’is­sue, c’est donc à juste titre que l’a­ve­nir com­pro­mis de quelques mil­liers de familles a cap­té l’é­mo­tion et l’in­té­rêt. En atten­dant, la suc­ces­sion des évè­ne­ments aura occu­pé la scène publique où elle a pris les allures d’un drame débi­té en feuille­ton. Désor­mais, la repré­sen­ta­tion dépasse le cadre de Forest : elle met en jeu le deve­nir d’une socié­té qui s’y projette.

Faut-il s’ar­rê­ter à le regret­ter ? Tout se passe aujourd’­hui comme si le débat public était plus que jamais tri­bu­taire d’une telle saga média­tique, fût-elle poly­pho­nique ; comme si la dra­ma­ti­sa­tion en impo­sait le cadre unique et devait en fixer les termes. Dans les jeux d’ombre et de lumière, dans la pres­sion qui s’exerce sur les acteurs et les mani­pu­la­tions aux­quelles ils se livrent, on finit par perdre de vue les ques­tions essen­tielles : l’a­ven­ture de VW Forest est-elle exem­plaire, et si oui, à quoi le doit-elle exac­te­ment ? Son inter­pré­ta­tion est alors lais­sée à l’empire des évi­dences et des non-dits d’une doxa rudi­men­taire, à « gauche » comme à « droite ». Avant de pas­ser à autre chose, sans tran­si­tion. Les quelques remarques qui suivent sont dédiées à une pen­sée défen­sive han­tée par la peur du déclin qui s’est comme pro­je­tée sur l’évènement.

Des emplois plusieurs fois sauvés

Presse écrite en avant, les médias ont adop­té d’en­trée de jeu le ton et la pro­fon­deur du com­men­taire spor­tif, où l’emphase et la par­tia­li­té se consomment sans remords dans l’é­mo­tion de la défaite. Avec, en toile de fond, le rap­pel de la fer­me­ture de Renault Vil­vorde, les titres des unes lais­saient libre cours à une rhé­to­rique de la ran­cœur rési­gnée du sup­por­teur déçu. Aucun mot d’ordre de boy­cott de la marque n’a été lan­cé cette fois, contrai­re­ment à ce qui avait été ten­té alors, sans autre suc­cès que de pro­pul­ser la marque fran­çaise en tête des ventes en Bel­gique à plu­sieurs reprises. Entre le tra­vailleur et le consom­ma­teur, voire l’ac­tion­naire, la schi­zo­phré­nie est désor­mais admise.

En même temps, cette infla­tion ver­bale du « séisme social » contras­tait cette fois avec une avant-scène étran­ge­ment déserte qui lui lais­sait libre cours. Car tant du côté patro­nal que du côté de la hié­rar­chie syn­di­cale, on s’est peu mon­tré et la parole est res­tée rare et embar­ras­sée d’un extrême contrôle. Sur le ter­rain même de l’u­sine, le folk­lore de l’oc­cu­pa­tion avec ses bra­sé­ros n’a été res­pec­té que pour la forme, atti­rant peu de monde, comme si tout était déjà réglé ailleurs. Il est vrai que la rapi­di­té avec laquelle s’est clô­tu­rée avec suc­cès la négo­cia­tion sur les primes de sor­tie donne corps à cette per­cep­tion. De même que la sor­tie mira­cu­leu­se­ment cali­brée de la fédé­ra­tion patro­nale de la métal­lur­gie (Ago­ria) exhi­bant tout à coup deux-mille-sept-cents emplois offerts aux futurs anciens de l’u­sine de Forest. Cela en dit long sur l’in­dif­fé­rence des entre­prises dyna­miques à l’é­gard du chancre social que repré­sente le chô­mage dans le pays.

Le mana­ge­ment du groupe VW, depuis des années, joue avec la menace de fer­me­ture. Cet automne, dans le jeu des annonces laco­niques et retar­dées, entre­cou­pées de rumeurs dis­til­lées et de sus­penses orga­ni­sés, la direc­tion alle­mande s’est ména­gé un espace de négo­cia­tion extrê­me­ment favo­rable : après avoir fait craindre le pire une fois de plus, après avoir sus­ci­té un lamen­to una­nime et toni­truant, le main­tien d’une part de la pro­duc­tion accom­pa­gné de la sup­pres­sion de plus de trois-mille emplois directs est appa­rue para­doxa­le­ment comme un sou­la­ge­ment. En échange d’une réduc­tion de 20 % des couts sala­riaux, elle a per­mis que les auto­ri­tés les plus signi­fi­ca­tives du pays se posent en sau­ve­teurs, face camé­ra, Pre­mier ministre fédé­ral en tête. Il est vrai qu’en s’en­ga­geant de la sorte, les poli­tiques offraient en otage leur cré­di­bi­li­té, du moment qu’ils ne pou­vaient pas sor­tir d’une telle ren­contre sans rien avoir obtenu.

Le résul­tat objec­tif saute aux yeux : une bonne part de la charge de la restruc­tu­ra­tion (une ardoise avec beau­coup de zéros) glisse struc­tu­rel­le­ment de l’en­tre­prise vers les pou­voirs publics. Verhof­stadt, cham­pion d’une indus­trie auto­mo­bile presque entiè­re­ment fla­mande (Genk, Anvers et Gand, sans comp­ter les deux tiers d’ou­vriers fla­mands de Forest) nous concoc­te­ra sous peu un plan de dimi­nu­tion des charges ciblé sur le sec­teur. Comme les pré­cé­dentes, Europe oblige, ces mesures n’a­voue­ront pas leur objec­tif réel. Sous cou­vert de sti­mu­lant au tra­vail en équipe, elles n’en grè­ve­ront pas moins les caisses de la sécu­ri­té sociale natio­nale. Libé­rale (concur­ren­tielle) et sociale (elle est cen­sée pré­ser­ver des emplois) à sa façon, cette pra­tique déma­go­gique de la Bel­gique fédé­rale et de l’Eu­rope sociale à l’en­vers se prête peu à un débat qui serait poli­ti­que­ment incor­rect, du moment qu’elle ne gêne pas même ceux qui soup­çonnent ouver­te­ment le groupe VW de natio­na­lisme. C’est aus­si que, dans le gou­ver­ne­ment fédé­ral actuel, cha­cun consi­dère qu’elle per­met à Verhof­stadt de damer le pion à Yves Leterme, son concur­rent le plus direct, en met­tant à pro­fit une capa­ci­té d’in­ter­ven­tion inac­ces­sible au Pre­mier fla­mand dans un domaine (l’é­co­no­mie de sa région) qui lui est pour­tant théo­ri­que­ment dédié. Ce n’est pas la seule façon dont s’est mani­fes­té le sou­ci de cha­cun de soi­gner son pro­fil à quelques mois des élec­tions fédé­rales. Reste que ces emplois plu­sieurs fois sau­vés dans des sec­teurs que l’on sait en dif­fi­cul­té font sou­vent regret­ter après coup les sacri­fices qu’on leur a consen­tis et dont, sans doute, on aurait mieux tiré par­ti dans une approche prospective.

La voiture du peuple

À gauche, le capi­ta­lisme est sau­vage. Ce n’est pas une nou­velle. La cir­cons­tance se prête assu­ré­ment à l’a­dage. Et à la condam­na­tion d’une « dérive de la mon­dia­li­sa­tion ultra­li­bé­rale » ou à la dénon­cia­tion d’une « socié­té où règne le fric » qui exempte ins­tan­ta­né­ment celui qui la pro­fère. Fal­lait-il lais­ser sans onguent idéo­lo­gique la bles­sure nar­cis­sique natio­nale infli­gée à un sec­teur (l’au­to­mo­bile) sym­bo­li­que­ment sen­sible et dont le poids réel se fait sen­tir ? Pour­quoi se pri­ver de mots durs deve­nus tout à coup fédé­ra­teurs, d’au­tant qu’il s’a­git d’a­bord de ran­çon­ner effi­ca­ce­ment l’en­tre­prise par laquelle le scan­dale arrive chez nous ? Il y a beau­coup à dire pour­tant de cette conscience sou­daine et de son irrup­tion dans le rêve éveillé que fait par­ta­ger le sys­tème éco­no­mique. D’a­bord que, bru­meuse, elle ne s’é­tend que dans les limites d’un épi­sode qui tourne au cau­che­mar ici. En atten­dant, les indi­gna­tions géné­reuses et géné­rales qu’elle sou­lève ont un puis­sant pou­voir d’oc­cul­ta­tion : elles se font ali­bis du moment que, res­tant sou­mises au même sys­tème, elles ne nous indiquent pas com­ment en limi­ter les dégâts, com­ment en par­ta­ger équi­ta­ble­ment les risques ou, mieux encore, com­ment l’infléchir.

Remettre en pers­pec­tive un tel évè­ne­ment n’est donc pas faire injure aux tra­vailleurs. Inter­ro­ger les élé­ments qui en sug­gèrent spon­ta­né­ment la dimen­sion emblé­ma­tique amène fata­le­ment des inter­ro­ga­tions. Les ennuis de VW Forest ne tombent pas du ciel. Si toutes les usines d’Eu­rope pro­dui­saient à plein, les voi­tures s’en­tas­se­raient sur les par­kings. Cette sur­ca­pa­ci­té résulte de la créa­tion ou du déve­lop­pe­ment d’u­sines à l’Est. En Slo­vé­nie, Slo­va­quie, Tché­quie, Hon­grie, Rou­ma­nie, Ukraine…, les construc­teurs alle­mands, fran­çais et même japo­nais se sont ins­tal­lés. Le mar­ché auto­mo­bile y est en plein boom ; on s’é­quipe. Tan­dis que dans la vieille Europe, on pla­fonne : seul le renou­vè­le­ment du parc ali­mente les ventes. Comme on l’a vu, il y a vingt ans, avec l’Es­pagne et le Por­tu­gal, la pro­duc­tion emboite le pas au mar­ché, encou­ra­gé par des dif­fé­rences sala­riales impor­tantes. Se crée ain­si une pres­sion concur­ren­tielle intra-euro­péenne (sou­vent intra-entre­prise) que redouble et accen­tue une pres­sion mon­diale issue des pays émer­gents (Corée, Chine…). Une pres­sion qui s’exerce par­ti­cu­liè­re­ment sur les pro­duits dont la valeur ajou­tée est la plus faible.

« Mon­dia­li­sa­tion ultra­li­bé­rale » ? On veut bien. Mais au nom de quoi empê­che­rait-on les Let­tons d’as­sem­bler les voi­tures dans les­quelles ils rou­le­ront ? Voire de nous les vendre ? D’au­tant qu’en Bel­gique, même après les fer­me­tures et les restruc­tu­ra­tions qui ont scan­dé les vingt der­nières années, le solde reste glo­ba­le­ment posi­tif : pour une voi­ture ven­due, on en fabrique encore deux. La sau­va­ge­rie est inhé­rente au capi­ta­lisme libé­ral, soit. Mais il est mal­ve­nu de le dénon­cer dans ses effets redis­tri­bu­teurs et seule­ment lors­qu’ils se mani­festent sous un jour défa­vo­rable ici.

L’Europe des nations

Trends-Ten­dances du 30 novembre se com­pose de deux fas­ci­cules. Sous un titre indi­gné (« Ce que VW n’a pas dit »), la cou­ver­ture du pre­mier vire­volte de tracts « Touche pas à mon job » (impri­més et dis­tri­bués par le maoïste Par­ti des tra­vailleurs de Bel­gique, PTB). C’est dire l’ef­fort inha­bi­tuel d’empathie que consent le maga­zine éco­no­mique au béné­fice des tra­vailleurs de Forest et de ceux qui s’i­den­ti­fient à leur des­tin ébran­lé. Vic­times de la ratio­na­li­té éco­no­mique du grand capi­tal ? Nen­ni. Les ana­lyses déve­lop­pées à l’in­té­rieur mettent en cause l’ac­tion­na­riat public du groupe, une faible ren­ta­bi­li­té de la marque VW due à un mana­ge­ment peu effi­cace et le sys­tème alle­mand de coges­tion qui place des syn­di­ca­listes au conseil d’ad­mi­nis­tra­tion. Diag­nos­tic : la ratio­na­li­té éco­no­mique qui aurait dû confor­ter Forest a cédé à la par­tia­li­té des Alle­mands qui pri­vi­lé­gient leurs sites de pro­duc­tion natio­naux. Reste qu’on ne chasse pas le natu­rel : dans une tri­bune libre, on désigne VW Forest comme le cana­ri dans la mine, dont l’é­touf­fe­ment signale le poids exces­sif des charges sociales en Belgique…

Ce déma­go­gique plai­doyer pro domo a été lar­ge­ment repris par une droite libé­rale mani­fes­te­ment prise de court. Son bien­fon­dé ne résiste pas au constat que les usines alle­mandes ont elles aus­si encais­sé plu­sieurs fois le choc des pertes d’emploi mas­sives. Au reste, c’est sans aucun scru­pule qu’on accep­te­ra, pour le main­tien d’une acti­vi­té à Forest, le dépla­ce­ment d’un quo­ta de pro­duc­tion ini­tia­le­ment des­ti­né à un site de pro­duc­tion espa­gnol, en atten­dant le fameux nou­veau modèle. Mais ce natio­na­lisme revan­chard n’est pas gra­tuit dans la mesure où il crée un cli­mat qui mine de réels efforts syn­di­caux à l’é­che­lon euro­péen pour arbi­trer au plus juste la pres­sion au sein de l’entreprise.

Repli

Bref, à gauche comme à droite, on n’as­sume pas d’autre posi­tion que défen­sive face au désastre. C’est qu’on com­mu­nie dans la même han­tise para­ly­sante du déclin. Auquel Trends pro­pose certes de se sous­traire, mais indi­vi­duel­le­ment : inti­tu­lé « Cash », son second cahier glis­sé dans le pre­mier, annonce en cou­ver­ture une série d’ar­ticles qui fait miroi­ter à son lec­teur « Une retraite en or » avec « Tous les conseils pour y par­ve­nir ». Condam­nés au déclin, nous le sommes assu­ré­ment et depuis long­temps. Quand il est rela­tif, heu­reu­se­ment, le déclin, c’est d’a­bord le pro­grès des autres, du moment qu’une crois­sance éco­no­mique plus ou moins modé­rée conti­nue de sévir ici. Encore faut-il en croire les chiffres. Or dans le drame de Forest se pro­jette aus­si l’é­pui­se­ment d’une cer­taine moder­ni­té indus­trielle, tou­chée au vif d’un sym­bole conqué­rant : l’au­to­mo­bile. Un rêve qui s’ab­sorbe dans la magie de sa propre cita­tion nos­tal­gique, comme lorsque « mani­festent » devant l’u­sine mena­cée les pro­prié­taires d’an­cêtres de la marque. Un rêve qui s’im­mo­bi­lise dans les embou­teillages et s’en­glue dans l’ef­fet de serre.

Reste donc à inven­ter un autre pro­grès qui fasse autant rêver. L’Eu­rope absente et l’in­dis­pen­sable sau­ve­tage de la pla­nète peinent aujourd’­hui à se sub­sti­tuer à un enchan­te­ment essouf­flé. En atten­dant, les esprits se replient et les replis s’ad­di­tionnent, même si les affaires conti­nuent de tourner.

Théo Hachez


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