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L’antisystémisme est un nombrilisme

Numéro 4 - 2017 par Christophe Mincke

mai 2017

Ain­si donc s’est ache­vée la cam­pagne élec­to­rale qui pas­sionne tra­di­tion­nel­le­ment les Belges : l’élection pré­si­den­tielle fran­çaise. Celle-ci semble aux élec­tions belges ce que la télé­vi­sion fran­çaise est à son homo­logue belge fran­co­phone : un spec­tacle cha­toyant, dis­po­sant de moyens consi­dé­rables et met­tant en scène les frasques et tur­pi­tudes de vedettes pres­ti­gieuses. Nos spec­tacles fami­liaux, géné­ra­le­ment gen­tillets et tout […]

Éditorial

Ain­si donc s’est ache­vée la cam­pagne élec­to­rale qui pas­sionne tra­di­tion­nel­le­ment les Belges : l’élection pré­si­den­tielle fran­çaise. Celle-ci semble aux élec­tions belges ce que la télé­vi­sion fran­çaise est à son homo­logue belge fran­co­phone : un spec­tacle cha­toyant, dis­po­sant de moyens consi­dé­rables et met­tant en scène les frasques et tur­pi­tudes de vedettes pres­ti­gieuses. Nos spec­tacles fami­liaux, géné­ra­le­ment gen­tillets et tout en demi-teinte, semblent bien falots en com­pa­rai­son, comme pou­vait l’être Tour de Chance, le dimanche soir, il y a trente ans, par com­pa­rai­son avec Sacrée Soi­rée…1

Les cam­pagnes fran­çaises nous fas­cinent éga­le­ment sans doute parce qu’elles sont l’occasion d’assister à des joutes struc­tu­rées autour de concepts et d’antagonismes bran­dis comme autant d’étendards. Mit­ter­rand vou­lait encore abattre le capi­ta­lisme alors que les rêves de révo­lu­tion pre­naient la pous­sière depuis des décen­nies sur les éta­gères de la gauche belge. Le Pen éruc­tait son amour de la nation et sa haine de l’autre sur toutes les chaines fran­çaises quand nos propres extré­mistes se réunis­saient dans des arrière-salles de cafés, pri­vés de relai média­tique. Comme il est fas­ci­nant, ce peuple qui semble pou­voir en venir aux mains pour un concept ! Enten­dez-vous, dans leurs cam­pagnes, mugir ces féroces candidats ?

Des décen­nies durant, les cam­pagnes fran­çaises furent cli­vées par l’opposition de la gauche et de la droite. Aujourd’hui, la situa­tion s’est consi­dé­ra­ble­ment com­plexi­fiée. De Lio­nel Jos­pin annon­çant une cam­pagne non socia­liste à Emma­nuel Macron, tour à tour socia­liste, puis non socia­liste, puis ni de gauche ni de droite, en pas­sant par Manuel Valls, socia­liste (hési­tant sur le nom de son par­ti) menant inflexi­ble­ment des poli­tiques de droite, la gauche « non radi­cale » semble avoir des dif­fi­cul­tés à user du cli­vage tant il est deve­nu patent qu’elle a glis­sé vers le centre… voire au-delà.

Il reste, certes, une gauche assu­mée, celle de Jean-Luc Mélen­chon et de Phi­lippe Pou­tou, par exemple. À l’inverse, la droite « décom­plexée » use du cli­vage pour dénon­cer les dérives de « la gauche»… Bref, l’opposition gauche droite n’est pas morte, mais son usage a for­te­ment évolué.

C’est dans ce contexte qu’un cli­vage concur­rent a pris une nou­velle impor­tance : celui qui oppose les « anti­sys­tèmes » aux tenants du « sys­tème ». Long­temps apa­nage de cer­taines com­po­santes de la gauche radi­cale (comme on dit aujourd’hui pour dési­gner la gauche de gauche) et sou­te­nue par une ana­lyse mar­xiste des sys­tèmes à com­battre, cette rhé­to­rique a été abon­dam­ment uti­li­sée par l’ensemble des can­di­dats à la récente pré­si­den­tielle, en ce com­pris ceux de droite. Marine Le Pen a bien enten­du conti­nué de se posi­tion­ner en cham­pionne de la lutte contre l’establishment poli­ti­co-média­tique. Plus sur­pre­nant, Fran­çois Fillon, à mesure que son dos­sier répres­sif s’épaississait, a déve­lop­pé une pos­ture de rebelle. On ne s’attendait pas à ce que cet énarque catho­lique conser­va­teur ayant exer­cé le pou­voir à de mul­tiples reprises se dépeigne en « com­bat­tant bala­fré » ou en « rebelle que le sys­tème n’arrêtera pas ». Anti­sys­tème, Emma­nuel Macron l’est aus­si, bien enten­du, mal­gré son pro­fil d’énarque, de ban­quier d’affaire et d’ancien ministre. N’a‑t-il pas d’ailleurs inti­tu­lé son livre Révo­lu­tion ? Bien enten­du, Jean-Luc Mélen­chon est éga­le­ment anti­sys­tème, notam­ment en s’opposant à celui des par­tis — et du Front de gauche — pour mieux ser­vir sa can­di­da­ture per­son­nelle. Dans sa pos­ture de tri­bun, il fus­tige en per­ma­nence un « sys­tème » autour duquel il gra­vite depuis long­temps, lui qui fut ministre sous Jos­pin et secré­taire du Sénat.

Ne par­lons pas des petits can­di­dats qui, peu ou prou, ont presque tous par­ti­ci­pé à ce vent de révo­lu­tion, de Phi­lippe Pou­tou le « seul vrai can­di­dat anti­sys­tème2 » à Nico­las Dupont-Aignant qui estime que « le sys­tème est anti-[lui]».

Il est fort inté­res­sant, ce nou­veau cli­vage, notam­ment parce qu’il indique bien en quoi notre monde change. En pre­mier lieu, la séduc­tion de l’antisystémisme semble liée à ce qui est deve­nu aujourd’hui l’antienne des domi­nants : la volon­té de détruire les orga­ni­sa­tions (éta­tiques et de sécu­ri­té sociale de pré­fé­rence) et les struc­tures éta­blies, les rou­tines, les habi­tudes, les fixi­tés, les acquis. C’est ain­si que l’injonction contem­po­raine à l’autonomie, au refus de l’assistanat, à la flexi­bi­li­té et à l’agilité forment un ter­reau qui fait appa­raitre les « sys­tèmes » comme néces­sai­re­ment pro­blé­ma­tiques. « It’s a revo­lu­tion », nous chan­tait Steve Jobs à chaque sor­tie d’un iPhone… ce man­tra est deve­nu géné­ral : rien n’est aujourd’hui moins conve­nu que la révolution.

La pos­ture de l’antisystémisme est aus­si com­mode en ce qu’elle n’engage à rien. Là où le mar­xisme, le libé­ra­lisme, le natio­na­lisme ou le gaul­lisme obligent à se réfé­rer à des textes et figures his­to­riques, à en assu­mer l’héritage, à s’interdire cer­tains retour­ne­ments ou à s’imposer des alliances, à sélec­tion­ner les ins­ti­tu­tions que l’on sou­haite déployer ou au contraire réduire, l’antisystémisme, du fait même de son flou, laisse entiè­re­ment libre de voguer au gré des cou­rants. Le révo­lu­tion­naire Macron ne fut-il pas sou­te­nu tout à la fois par Robert Hue, Alain Minc, Ber­nard Kouch­ner, Daniel Cohn-Ben­dit et Manuel Valls ?

Si l’antisystémisme n’engage à rien, c’est parce qu’il est un cli­vage non orien­té. Il ne sert qu’à dis­tin­guer un can­di­dat de tout le reste. « Il y a moi contre les autres » semblent dire les anti­sys­té­mistes. Certes, l’engagement de cha­cun peut recé­ler des traces de lutte contre un sys­tème iden­ti­fiable (capi­ta­liste, démo­cra­tique, de sécu­ri­té sociale, de finan­ce­ment public des par­tis poli­tiques, etc.), mais l’antisystémisme n’implique pas que l’on s’étende sur les sys­tèmes que l’on com­bat. Le « sys­tème » ce n’est pas un concept issu d’une ana­lyse struc­tu­ra­liste ou liber­ta­rienne, il se défi­nit uni­que­ment par le rejet qu’il impose. Alors même que la pro­gres­sive déstruc­tu­ra­tion des struc­tures par­ti­sanes tra­di­tion­nelles a pu ame­ner des hybri­da­tions idéo­lo­giques et l’émergence de mou­ve­ments pro­po­sant des grilles d’analyses com­plexes des réa­li­tés, le coming out anti­sys­tème agit, lui, comme un acte magique de rup­ture qui per­met de retrou­ver une réa­li­té binaire, donc de nier toute com­plexi­té — et l’on peut sans doute trou­ver dans le confort per­mis par cette « sim­pli­fi­ca­tion » une rai­son du suc­cès de « l’antisystémisme ». Le même méca­nisme se trouve à l’œuvre dans les com­plo­tismes, ten­ta­tives de dévoi­ler un monde réel sans cesse caché par un enne­mi invi­sible qui tire les ficelles du sys­tème. Bien enten­du, nous sommes mani­pu­lés par les Illu­mi­na­tis, mena­cés par les rep­ti­liens, trom­pés par la Nasa (qui nous cache que la Terre est plate), abu­sés par les cli­ma­to­logues… autant d’opérateurs invi­sibles, d’alliés objec­tifs ou d’idiots utiles d’un sys­tème dont la seule carac­té­ris­tique tan­gible est d’être oppo­sé au complotiste.

L’antisystémisme est donc avant tout une pos­ture. Il ne s’agit pas de choi­sir son camp, d’endosser un rôle et de le tenir fer­me­ment face à une adver­si­té iden­ti­fiée, mais bien de pro­di­guer des signes adap­tés aux cir­cons­tances, d’invoquer le sys­tème à chaque fois que se fait jour un argu­ment ou une don­née contra­riante. L’antisystémisme est un ajus­te­ment per­ma­nent. Il en découle deux conséquences.

D’une part, l’antisystémisme est un égo­cen­trisme : il n’y a plus ni Nord ni Sud à indi­quer, ni grande lueur à l’Est ni atlan­tisme pas­sion­né. Il n’y a plus que le can­di­dat contre le reste du monde, l’éveillé contre les trom­peurs, le clair­voyant contre les chiffres qui mentent. Toute attaque, toute cri­tique, toute mise en exa­men, tout fait contra­riant ne peut être que le pro­duit du sys­tème. Nico­las Sar­ko­zy ne peut être can­di­dat car il est mis en exa­men, Fran­çois Fillon peut le demeu­rer parce que lui est atta­qué par le sys­tème. L’inflation consé­cu­tive à l’introduction de l’euro est néces­saire à Marine Le Pen pour récla­mer le retour au franc, les chiffres qui la nient mentent donc. Emma­nuel Macron est socia­liste, puis plus, il est d’accord avec tout le monde, il n’a pas de pro­gramme, mais il est lui. Être anti­sys­tème peut donc visi­ble­ment consis­ter à être oppo­sé à tout sys­tème de pen­sée tant l’essentiel est d’être. Voi­là tout ce qui compte, être soi, incar­ner, et donc se dis­tin­guer du reste, du système.

Ce que l’antisystémisme porte, c’est donc sans doute la nou­velle matrice de l’homme pro­vi­den­tiel. Le sau­veur n’est plus celui qui s’est sacri­fié pour nous ni celui qui a fon­dé l’ordre nou­veau qui rem­pla­ce­ra l’ordre ancien. Il est celui qui s’oppose au sys­tème, sans autre orien­ta­tion que d’appeler à regar­der vers lui, à témoi­gner de ce qu’il devient lui-même, seul, hors de tout sys­tème, déployant son irré­duc­tible sin­gu­la­ri­té. L’antisystémisme n’est pas un hori­zon pour l’action, il ne néces­site pas de pro­gramme, il n’exige que d’être incar­né. Il est un nom­bri­lisme. Emma­nuel Macron, dans son dis­cours au Louvre le résume par une phrase : « Cette audace, nous la poursuivrons ».

La tolé­rance au vide de l’antisystémisme est telle qu’il peut faire fond sur la récu­pé­ra­tion des concepts les plus consen­suels, des for­mules les plus creuses por­tées par l’idéologie domi­nante. Fina­le­ment être par­fai­te­ment anti­sys­tème, c’est s’affirmer abso­lu­ment conforme. La « plume de Macron », Quen­tin Lafay, indique « pio­cher » dans une base de don­nées où figurent deux recueils publiés chez Flam­ma­rion, « les grands textes de la gauche » et les « grands textes de la droite », peu importe le fil du texte, ce qui importe, c’est que le texte soit « grand ». Macron devant la pyra­mide du Louvre, c’est un amal­game de sym­boles de « gran­deur » : la marche solen­nelle emprun­tée à l’investiture de Mit­ter­rand, l’allusion aux rois de France par le choix du lieu, la mise en scène de sa femme évo­quant les shows des élec­tions pré­si­den­tielles amé­ri­caines… Qu’importe qu’ils soient issus de tra­di­tions abso­lu­ment anta­go­niques tant qu’ils sont recon­nus comme autant de signes de grandeur.

D’autre part, l’antisystémisme a pour par­ti­cu­la­ri­té de n’avoir pas d’ennemi reven­di­qué. Les fas­cistes avaient leurs com­mu­nistes, les pro­gres­sistes, leurs conser­va­teurs, les répu­bli­cains, leurs roya­listes. Face aux anti­sys­té­mistes, pour­tant, nul ne se pro­clame par­ti­san du sys­tème. L’antisystémiste n’a pour enne­mi que des sur­en­ché­ris­seurs. « À anti­sys­té­miste, anti­sys­té­miste et demi » est le nou­veau « à fas­ciste, anti­fas­ciste ». Cha­cun accuse l’autre d’être la chose, l’allié ou l’idiot utile du sys­tème, à l’image d’une Marine Le Pen répé­tant à l’envi que Manuel Macron est un banquier.

Ces deux traits de l’antisystémisme sont ceux qui lui per­mettent d’être si peu contrai­gnant : rien dans son dis­cours n’est de nature à cho­quer — du moins ceux que le vide n’effraie pas — et rien dans sa struc­tu­ra­tion n’est propre à exclure qui­conque. En cela, il est un méca­nisme d’indistinction.

Sans doute faut-il voir dans l’antisystémisme une résur­gence de plus du pru­rit libé­ral de la des­truc­tion créa­trice. Il s’agit peut-être d’une des rai­sons de la si sou­daine et presque natu­relle adop­tion de l’antisystémisme par la droite la plus décom­plexée. Comme sou­vent, on dis­tingue mal ce qui pour­rait être construit, mais la néces­si­té de la des­truc­tion semble acquise. Que construire, du reste, sur un nom­bri­lisme poli­tique ? La concur­rence des centres du monde reven­di­qués ne mène pas à une sys­té­ma­ti­sa­tion, à une struc­tu­ra­tion sus­cep­tible de por­ter un pro­jet poli­tique à long terme. On peut au contraire pen­ser qu’elle va conti­nuer d’œuvrer à la dépré­cia­tion de l’idée selon laquelle les com­mu­nau­tés poli­tiques doivent prendre leur des­tin en main et ne peuvent le faire qu’en bâtis­sant des « sys­tèmes » à même de satis­faire leurs besoins, de conso­li­der leurs droits et de réa­li­ser leurs rêves.

  1. De toute évi­dence, cette phrase s’adresse aux quadragénaires.
  2. Même si le même Phi­lippe Pou­tou a décla­ré sur LCI : « Nous, au NPA, on ne se vante pas d’être anti­sys­tème, même si on essaie de com­battre cette socié­té, ce sys­tème capi­ta­liste. Encore une fois, on est dans la cri­tique, mais on essaie de s’en sor­tir. C’est dif­fi­cile parce que l’ambiance est à la rési­gna­tion, les gens en ont marre. Nous, on essaie de créer de l’espoir, de trou­ver des pers­pec­tives pour chan­ger ce monde-là. »

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.