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L’Ange à part. Petite sotie pseudo-théologique

Numéro 10 Octobre 2010 par Jacques Vandenschrick

octobre 2010

1. C’é­tait tout juste avant le péché. Le péché, en lui-même, n’a pas grande impor­tance ici. Et on peut dis­cu­ter de sa néces­si­té nar­ra­tive. Le péché ori­gi­nel, une sorte de coup d’en­voi… Peut-être une simple image méta­phy­sique, un défaut dans l’o­ri­gine, que des doctes ont cru devoir mon­ter en épingle, pour voir plus clair ? Aussi, […]

1.

C’é­tait tout juste avant le péché. Le péché, en lui-même, n’a pas grande impor­tance ici. Et on peut dis­cu­ter de sa néces­si­té nar­ra­tive. Le péché ori­gi­nel, une sorte de coup d’en­voi… Peut-être une simple image méta­phy­sique, un défaut dans l’o­ri­gine, que des doctes ont cru devoir mon­ter en épingle, pour voir plus clair ? Aus­si, à la réflexion, il vau­drait mieux, pour situer « l’a­vant-péché », appe­ler cela l’in­no­cence. Et l’in­no­cence, on dira que c’est ce qui vient avant le temps. C’est-à-dire plus ou moins exac­te­ment où notre his­toire se passe. D’ha­bi­tude, les gens mettent à l’in­té­rieur du temps, à peu près tout ce qui arrive. Le temps des cerises. Le temps des his­to­riens, des jour­na­listes, des pho­tos de famille. Et, après le temps, vient la mémoire. Mais c’est une autre his­toire. Pour ce qui nous concerne, ce dont nous par­le­rons se passe donc « avant le péché », dans l’in­no­cence. Autant le redire une fois pour toutes afin d’é­vi­ter les malentendus.

2.

L’in­no­cence était un immense jar­din. Un jar­din, mais en mieux. Il était aus­si immen­sé­ment peu­plé de tous les per­son­nages que Dieu avait faits. Il ne les avait pas encore lan­cés dans l’a­ven­ture du temps, ce grand plon­geon iné­luc­table. Mais ils étaient tous là, dotés de facul­tés qu’on n’i­ma­gine pas, qu’on ne peut plus ima­gi­ner depuis que le temps s’est mis en route. Mais dans l’in­no­cence, ils s’a­vi­saient et devi­saient aima­ble­ment, par petits cénacles qui se for­maient et se défai­saient comme ils l’en­ten­daient au gré des rêves, des pro­jets, des affi­ni­tés qu’ils se recon­nais­saient ou non, sans que cela entache le moins du monde leurs rela­tions. Enfin, plus ou moins… Ils étaient encore comme Dieu les avait pen­sés avec leurs traits domi­nants, leurs par­ti­cu­la­ri­tés ado­rables ou détes­tables et ils devi­saient donc, à par­tir de là, comme à par­tir d’une ébauche de pos­sibles ou d’un plan dif­fus dont ils n’a­vaient pas encore tota­le­ment conscience. Ils se frô­laient. Dieu pas­sait à tra­vers eux et véri­fiait si tout conve­nait pour eux, pour les folles équi­pées qu’ils auraient tour à tour à mener, quand le temps vien­drait. Jus­qu’à nou­vel ordre, ils étaient donc tous étran­ge­ment contemporains.

3.

La Vierge Marie, très jolie jeune femme déli­ca­te­ment par­fu­mée, sem­blait avoir un faible pour la conver­sa­tion, tan­tôt avec Luther, tan­tôt avec Cal­vin. Elle trou­vait inté­res­santes leurs idées dis­si­dentes et, pour elle, très inat­ten­dues. L’i­nat­ten­du, ce qu’on n’a pas du tout pré­vu, ça lui rap­pe­lait quelque chose qui l’at­ti­rait. Elle ado­rait l’im­pré­vu, l’im­pré­vi­sible. Même quand la situa­tion inat­ten­due sem­blait inop­por­tune à beau­coup ou com­por­ter des risques, elle rêvait de vies mou­ve­men­tées. Ses joues rosis­saient. Et puis, elle qui sen­tait bien qu’elle allait devoir croire à la folie, elle se pre­nait para­doxa­le­ment d’a­mi­tié pour l’un, Luther, à cause de son robuste réa­lisme d’Al­le­mand, et pour l’autre, Cal­vin, à cause de la lumi­neuse clar­té de son lan­gage. Joseph vire­vol­tait autour d’eux, sou­cieux d’au­trui, atten­tif à ser­vir Marie, lais­ser infu­ser la tisane, cher­cher une chambre d’hô­tel, ras­sem­bler les cartes rou­tières dans une petite ser­viette… Mais, sans être jaloux, il n’ai­mait pas trop ces conci­lia­bules entre la jeune femme et ces deux gaillards. Il lui sem­blait sur­tout qu’ils dif­fu­saient une très légère odeur indé­fi­nis­sable. Du soufre, peut-être… Il avait confié sa méfiance à Dieu qui s’é­tait conten­té de sourire.

4.

Des Bol­lan­distes, por­teurs de bésicles et de gros volumes, avaient fait s’en­fuir tout un groupe de saintes et de saints non offi­ciels et n’o­saient pas dire trop haut qu’ils en étaient bien embê­tés. Quant aux bien­heu­reux bif­fés du calen­drier ou qui n’y avaient jamais été nomi­nés, ils s’é­taient joyeu­se­ment retrou­vés à Cannes (car Dieu avait déjà créé la Côte d’A­zur, la Croi­sette et un peu plus loin, Saint-Tro­pez). Il y avait là de francs comiques comme Saint Bari­phon que des plai­san­tins disaient être l’in­ven­teur du vélo-sacris­tie, de plus ou moins fan­tai­sistes comme Saint Eloph, ven­tri­loque déca­pi­té, conti­nuant à prê­cher des jours meilleurs, sa tête sous le bras, des mys­té­rieux comme Saint Euterpe, de plus sérieuses comme Sainte Gudule avec sa petite lampe ou Sainte Suzanne aux beaux seins lourds de tous les dési­rs de l’empire. Tous ces bien­heu­reux, insou­cieux de leur noto­rié­té, dépour­vus de grand prix d’in­ter­pré­ta­tion ou de palme d’or s’a­mu­saient beau­coup avec l’au­mô­nier qu’ils s’é­taient choi­si, encore un dis­ciple de Saint Ignace, de sur­croit paléon­to­logue faus­saire, spé­cia­liste en fabri­ca­tion d’au­then­tiques faux osse­ments pré­his­to­riques, un cer­tain Teil­hard qui avait appor­té aux bien­heu­reux contes­tés une grande conso­la­tion en les assu­rant que les Jésuites atten­daient d’être bien­tôt recon­nus comme far­ceurs. On peut rêver. Dans l’in­no­cence, en tout cas.

5.

Ain­si allait cette inno­cence. Le grand jar­din de Dieu bour­don­nait du bon­heur insou­ciant d’exis­ter hors du temps, se moquant des époques mêlées qui vien­draient plus tard, mais, pour lors encore, pure ima­gi­na­tion de Dieu. Ray­mond Devos fai­sait rire Fran­çois d’As­sise. Moni­ca Vit­ti, Har­riet Anders­son, Juliette Binoche et Anna Magna­ni, cachées sous un cyprès, échan­geaient des recettes secrètes de potions et de fards tout en com­pa­rant les mérites des cinéastes qui, plus tard (si les mots « plus tard » pou­vaient avoir alors un sens) feraient leur gloire. Saint Paul écou­lait son stock de tapis tis­sés amou­reu­se­ment entre deux pro­jets d’é­pitres, et les pro­po­sait à la pre­mière épouse de Maho­met. C’est com­bien deman­dait Hadid­ja. Pour vous et votre époux, c’est gra­tuit disait Paul. Entre gens de prières… Et, en échange cour­tois, Hadid­ja pro­po­sait à l’homme de Tarse de lui expli­quer dans quel but elle ôte­rait son voile lors des pre­mières visions qui s’a­bat­traient sur son mari. Cela peut tou­jours ser­vir, du côté de Damas… Cla­ra Has­kil et Paul Klee man­geaient une méchante piz­za en écou­tant Jules Mon­cha­nin leur par­ler des apsa­ras (demi-déesses) éro­tiques du temple de Kha­ju­ra­ho (Madhya Pra­desh). Jacques Chi­rac révé­lait que sa vraie pas­sion serait d’ou­vrir un musée, un vrai, pas comme l’É­ly­sée. Il avait d’ailleurs enta­mé une col­lec­tion de pho­tos ori­gi­nales dont le thème fédé­ra­teur consis­tait en cli­chés où l’on voyait des notables poli­tiques en com­pa­gnie (très chaste) de vedettes, Men­dès-France avec Gina Lol­lo­bri­gi­da, le roi Bau­douin avec Frank Sina­tra (et encore Gina!). Un peu à l’é­cart, André Moli­tor, qui avait enten­du l’al­lu­sion au roi Bau­douin, conti­nuait à dis­cu­ter avec Joseph Haydn de l’es­thé­tique com­pa­rée du parc de Bruxelles et de celui du châ­teau des Este­rha­zy à Eisens­tadt d’où l’on voit les Alpes ennei­gées par les soirs dia­man­tins de février.

6.

Dans le clan pas­sion­né des phi­lo­sophes, la dis­cus­sion deve­nait vive, l’as­sem­blée était bario­lée et on ne com­pre­nait que la moi­tié de ce qui s’é­non­çait. Jean-Luc Nan­cy ten­tait d’exas­pé­rer Kant et Benoît XVI en leur expli­quant, impla­cable, qu’un très grand sys­tème de l’a­ve­nir, qu’on appel­le­rait chris­tien­té, devrait à son tour se déclore, par néces­si­té ration­nelle interne et pour être fidèle à son ins­pi­ra­tion de dépas­se­ment. Masac­cio qui pas­sait par là, à la recherche d’un pin­ceau de martre, était très ébran­lé par cette pré­dic­tion. Il ima­gi­nait mal cette éva­sion, la confon­dait avec une autre sor­tie, sans doute celle-là même du jar­din d’in­no­cence et tirait la manche de Rat­zin­ger en lui disant qu’on lui volait son sujet et qu’il fal­lait aver­tir d’ur­gence Mil­ton. Hegel pre­nait des notes et pen­sait chan­ger de métier. Redis-le, redis-le, sup­pliait Vic­tor Hugo, séduit et exta­tique pen­dant qu’E­zé­chiel s’in­quié­tait de consta­ter que Nan­cy (et il ajou­tait, médu­sé : « un phi­lo­sophe pour­tant fran­çais ! ») ait une telle étoffe d’au­then­tique pro­phète. En bon Juif inter­na­tio­na­liste, il s’en vou­lait aus­si­tôt de cette pen­sée un peu raciste (mais tenait à la conser­ver mal­gré tout) et mar­chait en rond en répé­tant : « c’est vibrion­nesque ». Dante, aux alen­tours, fai­sait aus­si des cercles en pes­tant contre tout et tous. Plus loin un petit trio, com­po­sé de Simone Weil, de Kaf­ka et de Jean-Sébas­tien Bach, parais­sait en proie à un vif débat, point si gra­tuit, sur la pesan­teur. Ils n’é­taient d’ac­cord sur rien, par­laient avec pas­sion, l’une de la souf­france, l’autre de la tyran­nie de son père et le maes­tro, du rythme sou­ve­rain. Seule conver­gence entre eux : la convic­tion que la liber­té nait du poids de la contrainte. Allez com­prendre, mur­mu­rait Dieu pas­sant par là… Nietzsche, quant à lui, était amou­reux fou de Scar­lett Johans­son et lui décon­seillait de lire Proust. Trop vul­gaire, disait-il. Elle lui met­tait un doigt sur les lèvres et lui rap­pe­lait que la calom­nie n’exis­tait pas encore. Il vou­lait l’emmener au grand hôtel de Malo­ja et l’as­su­rait qu’il connais­sait un détour, depuis le café Han­sel­mann (où il était allé quelques fois dis­cu­ter avec Roset­ta Loy enfant), pour évi­ter de croi­ser Onfray, un « grou­pie » encom­brant et som­maire. Le Pseu­do-Séra­pion de Tmuis, las­sé à l’a­vance de ce que la science patro­lo­gique dirait de son œuvre, appre­nait à nager à Isa­belle Adja­ni, tout au fond de la pis­cine, en apnée, ses beaux yeux grands ouverts, cou­ra­geu­se­ment mal­gré le chlore. Freud hilare, annon­çait la sup­pres­sion néces­saire de la méde­cine et jurait, une rose rouge à la main, qu’il fumait moins. L’ab­bé Pierre arbi­trait un « cham­pion­nat de pétanque » dont les plus habiles joueurs pres­sen­tis étaient, dans l’ordre : Guy Bedos, affu­blé de son beau-frère qui man­geait du melon cha­ren­tais, Paul VI et Jean Guit­ton, lequel avait rame­né de la bou­lan­ge­rie de Cas­tel­gan­dol­fo, des crois­sants à jeter aux pois­sons rouges et un livre d’é­co­no­mie trou­vé sur un banc, cadeau des­ti­né, lui, à Althus­ser. On riait beau­coup. Avec gen­tillesse. Et le mot banque — pour­tant bien utile — n’a­vait pas encore été inven­té. Un oubli sans doute. Le livre sous le bras de Guit­ton n’a­vait pas échap­pé à l’œil vigi­lant de Karl Marx. Qui s’é­tait empres­sé de rap­por­ter le fait à Michel Hen­ry, tout en ajou­tant : « Cher Michel, il est enten­du que c’est vous qui, après ma femme, Judith, avez le mieux com­pris l’in­ten­tion de ma pensée ».

7.

Les anges étaient heu­reux. Pour les poètes, c’é­tait moins clair. Prompts à souf­frir, Höl­der­lin et Rilke jouaient à savoir qui réus­si­rait le pre­mier à apprendre à par­ler au grand oiseau bleu qu’ils avaient recueilli au fond d’une bou­tique de cerfs-volants. Marie Noël et Super­vielle, bras des­sus, bras des­sous, vou­laient tous deux un chien et expli­quaient que seul l’a­vis objec­tif de l’a­ni­mal per­met­trait de déci­der si la Créa­tion était aus­si par­faite que le sug­gé­rait l’eu­pho­rie douce qui flot­tait aux abords de la pen­sée de Dieu, juste un peu avant le péché. Dieu ne disait rien. Quelques-uns s’in­ter­ro­geaient sur ce mutisme. Béli­baste aurait dit à Kies­lows­ki : « Il doit quand même y avoir comme un défaut ». Fer­nand Ray­naud avait acquies­cé, sans trop insis­ter, en sug­gé­rant mol­le­ment : « Peut-être que c’est à cause de Saint Augus­tin ». Il était d’ailleurs exact que l’oi­seau bleu ne par­lait tou­jours pas. Foin de l’An­na­pur­na et de la gloire ambigüe que la dou­lou­reuse conquête de ce som­met leur avait value, Lio­nel Ter­ray et Gas­ton Rebuf­fat, le bouillant et le tai­seux, com­men­çaient de mettre au point une expé­di­tion secrète au Ladakh, des­ti­née à enre­gis­trer les musiques mal connues que les vents cata­ba­tiques de haute alti­tude émet­taient en sif­flant entre les séracs. Oli­vier Mes­siaen et Mau­rice Baquet rêvaient déjà d’être de la partie.

8.

Tout ceci ne repré­sente qu’une infime part de l’in­tense acti­vi­té qui régnait dans le jar­din de l’in­no­cence, au sein des vies ima­gi­naires que Dieu avait pro­je­té de mettre en mou­ve­ment quand le temps serait venu. Et si un chro­ni­queur de notre époque (mais c’est dif­fi­cile de l’i­ma­gi­ner puisque notre époque se situe bien après ce que nous étions conve­nus d’ap­pe­ler le péché) s’é­tait pro­me­né dans le jar­din, il aurait encore pu conter par le menu des mil­liers de ces scènes paci­fiques et miro­bo­lantes, pré­fi­gu­rant l’im­mense car­na­val mil­lé­naire qui allait suivre. Tout un uni­vers comme un gigan­tesque paque­bot qui, déjà avant même d’a­voir cin­glé vers la haute mer du temps, hési­tait face à son des­tin, entre désir obs­cur et aspi­ra­tion à la res­tau­ra­tion dans la justice.

9.

Dante, tou­jours lui, tou­jours aus­si génial et intrai­ta­ble­ment sévère, avait deman­dé à Dieu de pou­voir lui par­ler en pri­vé. Dieu y avait consen­ti en sachant bien enten­du ce qui allait être dit. Après tout, Dieu avait créé Dante et devi­nait depuis tou­jours, pour lui comme pour les autres, de quoi cha­cune et cha­cun allait vrai­sem­bla­ble­ment être capable. Pour l’A­li­ghie­ri, ce serait l’in­tran­si­geance éter­nelle, mais aus­si le cou­rage dans l’exil, l’a­mi­tié pour le fan­tôme de Vir­gile, les mon­tées alpestres, l’é­mo­tion devant les étoiles, la lumière unique de sa Béa­trice fas­ci­nante et de son sou­rire, les aubes pro­di­gieuses. Mais Dieu s’ap­prê­tait quand même à l’é­cou­ter et sans rien défaire de ce qu’il avait noué lui-même dans la foudre orgueilleuse de ce cœur tos­can, ten­ter, encore une fois, de rai­son­ner l’â­pre­té de son mal et de cal­mer la luci­di­té hal­lu­ci­née son bien-aimé poète. Je t’é­coute, Guel­fi­to ché­ri. Rien ne va, bien sûr, ô Dieu mon­ta­gnard. Tu vas, tu viens, tu passes à tra­vers tes créa­tures. Et quand on croit com­prendre que tu es pas­sé, que déjà tu t’é­loignes, qu’on pense que les choses se sont amé­lio­rées, on doit bien consta­ter qu’il n’en est rien. Sais-tu seule­ment que Blaise Pas­cal et Etty Hil­le­sum fré­quentent ensemble les offines de PMU, éba­his, disent-ils, par le nombre et la dis­po­ni­bi­li­té des gens qui viennent y faire des paris. Convain­cus que le plus sûr est tou­jours de s’en­ga­ger dans le risque, ils ont même fon­dé un petit groupe de réflexion où ils ont invi­té, devi­nez qui : Thé­rèse d’A­vi­la, Fédor Dos­toïevs­ki et Alexandre Dub­cek ! Et ce n’est pas tout. Ce Luther et ce Cal­vin (qui n’est même pas prêtre) et qui, tous deux, tournent autour de Marie. Et Bor­gès et Bru­no Ganz qui ont pré­ten­du à Alfred Bren­del qu’ils étaient tes conseillers pri­vés alors que tout le monde sait bien que c’est Schu­bert. (Dieu pen­sa immé­dia­te­ment qu’ad­joindre Bor­gès aux conseillers secrets qu’il avait déjà serait une excel­lente chose. Les aveugles voient d’autres réa­li­tés, plus pro­fondes. Ce qu’ils entendent, ce qu’ils res­pirent. Pra­tique pour repé­rer le soufre. La céci­té, divin manque ? Voire ! Mais qui peut aider à pres­sen­tir le vrai Schu­bert dès la pre­mière note par Bren­del.) Je com­prends, je com­prends, Guel­fi­to ché­ri. Calme-toi. Bor­gès est peut-être appe­lé comme toi à deve­nir un grand écri­vain qui per­ce­vra des choses inouïes. Et, pour Luther et Cal­vin, j’ai cru ailleurs entendre rap­pe­ler qu’en prin­cipe la calom­nie n’exis­tait pas encore. Guel­fi­to, est-ce à toi de l’in­ven­ter ? D’ac­cord, Dieu sou­ve­rain, mais Bru­no Ganz tout de même… Un acteur ! Dieu sou­riait énig­ma­ti­que­ment. Il ne disait plus rien, ne vou­lant pas pei­ner davan­tage le génie répro­ba­teur. Il glis­sait déjà à tra­vers Dante comme une main dans un fou­lard de soie, rede­ve­nu ici, (ailleurs, par­tout?), absence…

10.

Dieu repen­sait à Dante et à ses récri­mi­na­tions. Il s’en amu­sait un peu. Il y recon­nais­sait le tem­pé­ra­ment de feu de son poète, déjà écor­ché vif. Il repen­sait au racon­tar fai­sant allu­sion à Bru­no Ganz. Était-ce si per­fide ? Ganz, conseiller divin ? C’é­tait peut-être même une excel­lente idée. Encore une dont on ne soup­çon­ne­rait pas que Dieu la devrait à Dante. Sacré Guel­fi­to ! Et, au-delà de lui, Dieu les consi­dé­rait tous tels qu’il les avait faits, tels qu’ils flot­taient dans cette attente du temps. Ils les connais­saient bien mieux qu’ils ne se connais­saient eux-mêmes. Il les avait conçus un peu à la manière dont plus tard, à son auguste exemple, se com­por­te­raient incons­ciem­ment les arti­sans ou les artistes dans leur métier. Dieu aimait à se remettre en pen­sée le geste inau­gu­ral qu’il avait eu : une forme, un visage, un rêve, autant dire une âme née d’être envi­sa­gée dans sa résis­tance avec une matière que Dieu avait à chaque fois élue pour qu’elle y brillât. Pour les uns, comme Luther, cela avait été du bois de chêne, comme en emploie­raient plus tard les sculp­teurs, quelque chose de fort, d’in­tègre, d’aus­tère aus­si qui, très loin, très haut par rap­port à sa base, se divise en mil­liers de rameaux. Pour Cal­vin, le cœur franc et mal­heu­reux du lilas. Pour Super­vielle, l’âme fron­cée du lierre. Pour d’autres encore, cela avait aus­si été telle ou telle pierre, tel ou tel marbre, blanc tendre pour Juliette Binoche dont le rêve fré­mit sous la lumière, ou noir gai­né de pourpre pour le très aimé Dante. Pour Isa­belle Adja­ni, Dieu avait long­temps hési­té entre l’a­lexan­drite ou le lapis lazu­li. Et il ne savait déjà plus ce qu’il avait fina­le­ment déci­dé. Mais il n’é­tait pas mécon­tent du résul­tat. On ver­rait bien com­ment tout cela entre­rait dans le temps. Les récits qui nai­traient plus tard sur l’ar­gile pour Adam ou l’os pour Eve, ne seraient que des images faites pour attraire l’at­ten­tion, der­rière ces envi­sa­ge­ments, sur le geste divin, incon­tes­ta­ble­ment celui d’un mode­leur ou d’un sculp­teur. Mais Dieu avait mul­ti­plié les exploits jubi­la­toires en pro­cé­dant à ces envi­sa­ge­ments créa­teurs en asso­cia­tion ou en résis­tance avec des matières beau­coup plus duc­tiles ou sub­tiles que le bois, la terre ou la pierre. Cer­tains théo­lo­giens aven­tu­reux ten­te­raient même plus tard, dans d’obs­curs syl­la­bus, de sug­gé­rer que Dieu n’a­vait inven­té les végé­taux qu’en pen­sant aux alliages inat­ten­dus qu’il aurait tis­sés entre eux et tel ou tel. La plus claire rous­seur des blés pour Moni­ca Vit­ti, la bruyère bur­gonde pour Emi­ly Brontë n’en seraient que des exemples. Il se serait même ris­qué à façon­ner des par­fums, pour mener à leur per­fec­tion ses plus chères réus­sites, comme le musc blanc pour Marie-Made­leine, l’o­deur du bois-gen­til par un matin de neige pour Marie, le souffle du soir sur l’herbe fau­chée et le cha­grin pour Schubert…

11.

Tout cela avait pas­sion­né Dieu. Il en était content. Ce serait peut-être une réus­site. On pour­rait bien­tôt mettre le temps en marche. Il se dou­tait bien qu’il y aurait alors des choses qui coin­ce­raient, des pannes et même des échecs cruels. Il avait tran­ché une fois pour toutes la ques­tion de la liber­té ren­due à toutes ces créa­tures et à leurs œuvres. Elles feraient ce qu’elles vou­draient. Il souf­frait d’y pen­ser et se deman­dait par­fois s’il n’é­tait pas le seul à croire à la liber­té humaine. Mais cela ne le ferait pas reve­nir en arrière. Des mons­truo­si­tés impré­vi­sibles se pro­dui­raient-elles, par l’i­ni­tia­tive de l’un ou l’autre, qu’il n’en serait pas éton­né. On aurait bien l’oc­ca­sion, à la fin du temps, de cher­cher à com­prendre la dérive. Les choses étaient comme elles étaient. Et ce serait bien­tôt à ceux-là (qu’il vou­lait déjà appe­ler les hommes) qu’il s’en remet­trait pour mener le jeu. Cer­tains croyaient que, de temps en temps (l’ex­pres­sion valait son pesant d’or!) une inter­ven­tion divine cor­ri­ge­rait la tra­jec­toire, un ange joue­rait aux dés, mais rien n’é­tait moins sûr et Dieu lui-même n’y comp­tait pas du tout. Et il se jurait bien de ne jamais « déchi­rer la trame des phé­no­mènes » comme disent les philosophes.

12.

Et Dieu se repo­sait à la frai­cheur du soir dans le creux d’un de ses ver­gers qui sen­taient la pêche et l’a­bri­cot. Les hiron­delles des­si­naient, très haut dans le ciel, d’é­lé­gantes ortho­graphes qui parais­saient les sous-titres de leurs longs cris. Les humains à venir se sou­ciaient peu de les déchif­frer et se reti­raient dans leurs dési­rs pour s’y refaire. À ce moment, Dieu se sen­tait un peu armé­nien. Cela était inex­pli­cable. Une conni­vence de poé­sie, de brises dorées, de joues d’a­bri­cot. D’autres fois, Dieu se sou­ve­nait qu’il était aus­si un peu juif. Il n’en dis­con­ve­nait jamais, mais d’y pen­ser ouvrait en lui des han­tises noires. Il savait que ses enfants les plus chers (les Juifs donc) étaient faci­le­ment ten­tés par une sorte de fas­ci­na­tion de la force. Et cela lui déplai­sait beau­coup. Il lui arri­vait aus­si et de plus en plus sou­vent de se sen­tir grec. Il aimait fol­le­ment la langue grecque où il savait bien que tant de choses qui le tou­chaient y seraient consi­gnées. Et n’é­tait son gout de la liber­té lin­guis­tique de cha­cun, il aurait volon­tiers impo­sé à tous de l’ap­prendre et de la par­ler. Et puis, ceux qui la par­laient déjà s’é­taient enhar­dis à l’ap­pe­ler Théo. Il ne détes­tait pas cette fami­lia­ri­té. Elle lui lais­sait aus­si le sou­ve­nir très doux d’un ami absen­té dont il cher­chait sou­vent à savoir dans quel coin du jar­din d’in­no­cence il pou­vait avoir essayé de mêler aux ombres son fan­tôme. Et les jours où Dieu s’en­nuyait, il lui arri­vait d’é­crire — en grec — des frag­ments de texte pour tel auteur ou telle poé­tesse dont les géné­ra­tions futures célè­bre­raient les accents divins. Empé­docle et Sap­pho en auront bien béné­fi­cié. Dieu se pré­pa­rait ain­si à embras­ser de sa sol­li­ci­tude tous les peuples, des Inuits aux Comanches, en pas­sant par les Que­chuas ou les Bantous.

13.

Une seule chose tra­cas­sait Dieu. Il n’en par­lait ni n’en avait jamais par­lé à per­sonne (si, à nou­veau, ces mots « jamais » ou « per­sonne » avaient déjà du sens dans l’in­no­cence et l’im­mi­nence du temps…). On a même dit que ce sou­ci ori­gi­nel aurait expli­qué le retard inter­ve­nu dans le démar­rage du temps. Comme si Dieu s’é­tait don­né encore quelque délai men­tal avant le grand ébran­le­ment des siècles. C’est que lors­qu’il s’é­tait avi­sé de créer ceux qui, anges ou rêves de per­son­nages, devien­draient des hommes en leur temps et leur espace, il n’a­vait pas immé­dia­te­ment conçu de les inven­ter dans l’al­liance d’un visage et d’une résis­tance qui d’un arbre, qui d’un marbre, d’une sombre bruyère ou d’un par­fum. Le tout pre­mier qu’il avait fait, ne sachant par où prendre les choses, il l’a­vait inven­té à par­tir de lui-même, un peu comme on met au monde son enfant. Et une fois ce pre­mier être, dis­tinct de lui, mis sur pied, pen­sant à la suite de ces humains qu’il conti­nue­rait à inven­ter en les sculp­tant, il s’é­tait deman­dé com­ment nom­mer « ce pre­mier », quel nom lui choi­sir. Il avait d’a­bord pen­sé l’ap­pe­ler « le pre­mier homme ». Mais c’é­tait déjà pris, même si Albert Camus ne se serait pas for­ma­li­sé d’une telle mise en com­mun, flat­teuse au fond. Puis il y avait renon­cé et remis à plus tard cette néces­saire déci­sion. Mais, en atten­dant, cet être, dif­fé­rent des autres, dans sa concep­tion d’o­ri­gine, allait encore (il le sen­tait bien) lui cau­ser du sou­ci. Il déci­da alors de créer tous ceux qui sui­vraient, qu’on les appe­lât anges ou humains, sur un autre modèle que son pre­mier essai, à savoir, doré­na­vant (si ce mot « doré­na­vant»…, etc.), une forme, un des­sein à fixer, un visage, d’une part, mais, d’autre part, une résis­tance, le fan­tôme d’un maté­riau qui serait un des­tin. Et cela était beau­coup plus clair. Cepen­dant, chaque chose allant son cours, le temps du grand saut appro­chant, la fameuse pre­mière œuvre de Dieu se condui­sait, non pas mal, mais avec une ori­gi­na­li­té, une dif­fé­rence jusque dans la pro­fon­deur d’i­ni­tia­tives qui trou­blaient Dieu. Il fai­sait, bien sûr, les mêmes choses que tous, mais en s’y pre­nant autre­ment. Dieu obser­vait sou­vent son pro­to­type. Il voyait qu’à l’é­vi­dence, sa pre­mière œuvre ne serait pas, une fois le temps venu, un humain tout à fait comme un autre. Dieu seul, sans doute, déce­lait cela en lui, à des signes et des traits infimes que les autres ne voyaient pas (sauf, peut-être Paul de Tarse), comme cette manière de prendre constam­ment sou­ci de tout, mais aus­si, para­doxa­le­ment, de rompre brus­que­ment et de par­tir seul, allu­mer un feu, le soir, sur le rivage puis de regar­der inten­sé­ment, au large, l’ap­proche de pêcheurs, au tra­vers de grands échas­siers sombres. Ou encore cette façon de res­ter silen­cieux et sou­riant, au cœur d’une dis­cus­sion qu’il avait lui-même lan­cée, comme si le but de celle-ci se situait, pour lui, tou­jours plus loin ou était d’une autre nature que les accords moyens ou les consen­sus mini­maux aux­quels si sou­vent les débats des humains, même de bonne volon­té, abou­tis­saient. Et Dieu ne voyait pas d’autre expli­ca­tion à cette étran­ge­té, sinon qu’il avait tiré son pre­mier homme de son propre fonds, qu’il avait appe­lé ce pre­mier visage d’hu­main à venir, en le mêlant à sa propre inson­da­bi­li­té. Dieu sen­tait bien en lui comme une énigme fan­tô­male, le pres­sen­ti­ment d’un mys­tère inouï, d’un dénoue­ment incom­pré­hen­sible qui tra­ver­se­rait les siècles, por­teur de sa lumi­neuse obs­cu­ri­té. Aus­si Dieu lui deman­da-t-il de se spé­cia­li­ser, tem­po­rai­re­ment (si cette fichue expres­sion a un sens alors que… etc.), dans des tâches para­doxales que beau­coup, d’ailleurs, igno­rant la per­plexi­té de Dieu, jugeaient futiles. Comme d’a­ver­tir les merles de l’im­mi­nence de l’aube, de convaincre Pierre (l’a­pôtre) et Noé de s’as­so­cier pour aller dis­pen­ser quelques leçons de navi­ga­tion à vue à l’un ou l’autre pape et pon­tife. Ou d’en pous­ser d’autres (sur­tout polo­nais) à médi­ter les résul­tats de l’ex­pé­rience scien­ti­fique dite « de Pres­ley et Hal­li­day » sur l’u­sure de la scène et du show. Ou encore de lui pré­pa­rer un pro­jet d’in­dult solen­nel confé­rant de grandes indul­gences excep­tion­nelles à réser­ver à tout homme qui ouvri­rait une librai­rie… Et, le voyant faire tout cela aisé­ment, Dieu se deman­dait s’il était bon qu’il lui garde long­temps encore son ano­ny­mat. Ne fal­lait-il pas qu’il lui trouve un nom, comme un aveu, qui fasse qu’on se sou­vienne de son pre­mier état et des hési­ta­tions ori­gi­nelles d’un Dieu artiste… L’af­faire le tarau­dait. Et il n’en mon­trait rien.

14.

Dieu médi­tait tout cela dans son âme armé­nienne, dans sa pen­sée juive et sur­tout dans son cœur grec. Tout à coup, une idée lui vint. Et s’il don­nait comme nom à son pro­to­type le mot qui signi­fie « homme » en grec, c’est-à-dire André. Bien sûr, c’é­tait en atten­dant. Quand André entre­rait dans le temps, il se choi­si­rait peut-être un autre nom. Ou, plus vrai­sem­bla­ble­ment, s’il abou­tis­sait dans une famille (tou­jours la même incor­ri­gible obses­sion divine de la liber­té humaine!) les parents auraient le libre choix du nom de leur enfant (qui res­te­rait quand même aus­si un peu, secrè­te­ment et pour par­tie, comme « à bas bruit », le fruit de Dieu). Dieu ima­gi­nait bien Marie et sa pas­sion de l’i­nat­ten­du dans ce scé­na­rio un peu bizarre. Mais la ques­tion ne se posait pas encore. Dieu était fati­gué d’a­voir tant réflé­chi. On ver­rait plus tard. En atten­dant, André, cela son­nait bien. Et quand il se lan­ce­rait dans le temps, André serait comme d’autres, un « envoyé chez les autres », un ange. Un ange, André ? Oui, conve­nait inté­rieu­re­ment Dieu, mais pas comme ceux que l’on appelle sou­vent ain­si dans les récits mer­veilleux, ou qu’on invo­quait à la tête des lits d’en­fant et que l’on rêve secou­rables… André, ange à part. Plu­tôt un homme adres­sé aux humains pour ima­gi­ner le temps de la vie et com­ment la tra­ver­ser avec jus­tice. Et Dieu, com­men­çant de som­no­ler, se répé­tait comme une petite chan­son : « André, l’ange à part — André l’ange à part n’a pas été créé»… Et dans les hau­teurs les plus froides de l’air, on pou­vait voir et entendre le léger concile des hiron­delles, repre­nant sans com­prendre son élé­gant bal­let cal­li­graphe, criaillant à l’in­fi­ni des paroles incom­pré­hen­sibles. Et Dieu dans son som­meil apai­sé croyait entendre comme une comp­tine : « ange André, non pas créé, engen­dré, non pas créé, engen­dré, non pas créé…».

Jacques Vandenschrick


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