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L’Ange à part. Petite sotie pseudo-théologique
1. C’était tout juste avant le péché. Le péché, en lui-même, n’a pas grande importance ici. Et on peut discuter de sa nécessité narrative. Le péché originel, une sorte de coup d’envoi… Peut-être une simple image métaphysique, un défaut dans l’origine, que des doctes ont cru devoir monter en épingle, pour voir plus clair ? Aussi, […]
1.
C’était tout juste avant le péché. Le péché, en lui-même, n’a pas grande importance ici. Et on peut discuter de sa nécessité narrative. Le péché originel, une sorte de coup d’envoi… Peut-être une simple image métaphysique, un défaut dans l’origine, que des doctes ont cru devoir monter en épingle, pour voir plus clair ? Aussi, à la réflexion, il vaudrait mieux, pour situer « l’avant-péché », appeler cela l’innocence. Et l’innocence, on dira que c’est ce qui vient avant le temps. C’est-à-dire plus ou moins exactement où notre histoire se passe. D’habitude, les gens mettent à l’intérieur du temps, à peu près tout ce qui arrive. Le temps des cerises. Le temps des historiens, des journalistes, des photos de famille. Et, après le temps, vient la mémoire. Mais c’est une autre histoire. Pour ce qui nous concerne, ce dont nous parlerons se passe donc « avant le péché », dans l’innocence. Autant le redire une fois pour toutes afin d’éviter les malentendus.
2.
L’innocence était un immense jardin. Un jardin, mais en mieux. Il était aussi immensément peuplé de tous les personnages que Dieu avait faits. Il ne les avait pas encore lancés dans l’aventure du temps, ce grand plongeon inéluctable. Mais ils étaient tous là, dotés de facultés qu’on n’imagine pas, qu’on ne peut plus imaginer depuis que le temps s’est mis en route. Mais dans l’innocence, ils s’avisaient et devisaient aimablement, par petits cénacles qui se formaient et se défaisaient comme ils l’entendaient au gré des rêves, des projets, des affinités qu’ils se reconnaissaient ou non, sans que cela entache le moins du monde leurs relations. Enfin, plus ou moins… Ils étaient encore comme Dieu les avait pensés avec leurs traits dominants, leurs particularités adorables ou détestables et ils devisaient donc, à partir de là, comme à partir d’une ébauche de possibles ou d’un plan diffus dont ils n’avaient pas encore totalement conscience. Ils se frôlaient. Dieu passait à travers eux et vérifiait si tout convenait pour eux, pour les folles équipées qu’ils auraient tour à tour à mener, quand le temps viendrait. Jusqu’à nouvel ordre, ils étaient donc tous étrangement contemporains.
3.
La Vierge Marie, très jolie jeune femme délicatement parfumée, semblait avoir un faible pour la conversation, tantôt avec Luther, tantôt avec Calvin. Elle trouvait intéressantes leurs idées dissidentes et, pour elle, très inattendues. L’inattendu, ce qu’on n’a pas du tout prévu, ça lui rappelait quelque chose qui l’attirait. Elle adorait l’imprévu, l’imprévisible. Même quand la situation inattendue semblait inopportune à beaucoup ou comporter des risques, elle rêvait de vies mouvementées. Ses joues rosissaient. Et puis, elle qui sentait bien qu’elle allait devoir croire à la folie, elle se prenait paradoxalement d’amitié pour l’un, Luther, à cause de son robuste réalisme d’Allemand, et pour l’autre, Calvin, à cause de la lumineuse clarté de son langage. Joseph virevoltait autour d’eux, soucieux d’autrui, attentif à servir Marie, laisser infuser la tisane, chercher une chambre d’hôtel, rassembler les cartes routières dans une petite serviette… Mais, sans être jaloux, il n’aimait pas trop ces conciliabules entre la jeune femme et ces deux gaillards. Il lui semblait surtout qu’ils diffusaient une très légère odeur indéfinissable. Du soufre, peut-être… Il avait confié sa méfiance à Dieu qui s’était contenté de sourire.
4.
Des Bollandistes, porteurs de bésicles et de gros volumes, avaient fait s’enfuir tout un groupe de saintes et de saints non officiels et n’osaient pas dire trop haut qu’ils en étaient bien embêtés. Quant aux bienheureux biffés du calendrier ou qui n’y avaient jamais été nominés, ils s’étaient joyeusement retrouvés à Cannes (car Dieu avait déjà créé la Côte d’Azur, la Croisette et un peu plus loin, Saint-Tropez). Il y avait là de francs comiques comme Saint Bariphon que des plaisantins disaient être l’inventeur du vélo-sacristie, de plus ou moins fantaisistes comme Saint Eloph, ventriloque décapité, continuant à prêcher des jours meilleurs, sa tête sous le bras, des mystérieux comme Saint Euterpe, de plus sérieuses comme Sainte Gudule avec sa petite lampe ou Sainte Suzanne aux beaux seins lourds de tous les désirs de l’empire. Tous ces bienheureux, insoucieux de leur notoriété, dépourvus de grand prix d’interprétation ou de palme d’or s’amusaient beaucoup avec l’aumônier qu’ils s’étaient choisi, encore un disciple de Saint Ignace, de surcroit paléontologue faussaire, spécialiste en fabrication d’authentiques faux ossements préhistoriques, un certain Teilhard qui avait apporté aux bienheureux contestés une grande consolation en les assurant que les Jésuites attendaient d’être bientôt reconnus comme farceurs. On peut rêver. Dans l’innocence, en tout cas.
5.
Ainsi allait cette innocence. Le grand jardin de Dieu bourdonnait du bonheur insouciant d’exister hors du temps, se moquant des époques mêlées qui viendraient plus tard, mais, pour lors encore, pure imagination de Dieu. Raymond Devos faisait rire François d’Assise. Monica Vitti, Harriet Andersson, Juliette Binoche et Anna Magnani, cachées sous un cyprès, échangeaient des recettes secrètes de potions et de fards tout en comparant les mérites des cinéastes qui, plus tard (si les mots « plus tard » pouvaient avoir alors un sens) feraient leur gloire. Saint Paul écoulait son stock de tapis tissés amoureusement entre deux projets d’épitres, et les proposait à la première épouse de Mahomet. C’est combien demandait Hadidja. Pour vous et votre époux, c’est gratuit disait Paul. Entre gens de prières… Et, en échange courtois, Hadidja proposait à l’homme de Tarse de lui expliquer dans quel but elle ôterait son voile lors des premières visions qui s’abattraient sur son mari. Cela peut toujours servir, du côté de Damas… Clara Haskil et Paul Klee mangeaient une méchante pizza en écoutant Jules Monchanin leur parler des apsaras (demi-déesses) érotiques du temple de Khajuraho (Madhya Pradesh). Jacques Chirac révélait que sa vraie passion serait d’ouvrir un musée, un vrai, pas comme l’Élysée. Il avait d’ailleurs entamé une collection de photos originales dont le thème fédérateur consistait en clichés où l’on voyait des notables politiques en compagnie (très chaste) de vedettes, Mendès-France avec Gina Lollobrigida, le roi Baudouin avec Frank Sinatra (et encore Gina!). Un peu à l’écart, André Molitor, qui avait entendu l’allusion au roi Baudouin, continuait à discuter avec Joseph Haydn de l’esthétique comparée du parc de Bruxelles et de celui du château des Esterhazy à Eisenstadt d’où l’on voit les Alpes enneigées par les soirs diamantins de février.
6.
Dans le clan passionné des philosophes, la discussion devenait vive, l’assemblée était bariolée et on ne comprenait que la moitié de ce qui s’énonçait. Jean-Luc Nancy tentait d’exaspérer Kant et Benoît XVI en leur expliquant, implacable, qu’un très grand système de l’avenir, qu’on appellerait christienté, devrait à son tour se déclore, par nécessité rationnelle interne et pour être fidèle à son inspiration de dépassement. Masaccio qui passait par là, à la recherche d’un pinceau de martre, était très ébranlé par cette prédiction. Il imaginait mal cette évasion, la confondait avec une autre sortie, sans doute celle-là même du jardin d’innocence et tirait la manche de Ratzinger en lui disant qu’on lui volait son sujet et qu’il fallait avertir d’urgence Milton. Hegel prenait des notes et pensait changer de métier. Redis-le, redis-le, suppliait Victor Hugo, séduit et extatique pendant qu’Ezéchiel s’inquiétait de constater que Nancy (et il ajoutait, médusé : « un philosophe pourtant français ! ») ait une telle étoffe d’authentique prophète. En bon Juif internationaliste, il s’en voulait aussitôt de cette pensée un peu raciste (mais tenait à la conserver malgré tout) et marchait en rond en répétant : « c’est vibrionnesque ». Dante, aux alentours, faisait aussi des cercles en pestant contre tout et tous. Plus loin un petit trio, composé de Simone Weil, de Kafka et de Jean-Sébastien Bach, paraissait en proie à un vif débat, point si gratuit, sur la pesanteur. Ils n’étaient d’accord sur rien, parlaient avec passion, l’une de la souffrance, l’autre de la tyrannie de son père et le maestro, du rythme souverain. Seule convergence entre eux : la conviction que la liberté nait du poids de la contrainte. Allez comprendre, murmurait Dieu passant par là… Nietzsche, quant à lui, était amoureux fou de Scarlett Johansson et lui déconseillait de lire Proust. Trop vulgaire, disait-il. Elle lui mettait un doigt sur les lèvres et lui rappelait que la calomnie n’existait pas encore. Il voulait l’emmener au grand hôtel de Maloja et l’assurait qu’il connaissait un détour, depuis le café Hanselmann (où il était allé quelques fois discuter avec Rosetta Loy enfant), pour éviter de croiser Onfray, un « groupie » encombrant et sommaire. Le Pseudo-Sérapion de Tmuis, lassé à l’avance de ce que la science patrologique dirait de son œuvre, apprenait à nager à Isabelle Adjani, tout au fond de la piscine, en apnée, ses beaux yeux grands ouverts, courageusement malgré le chlore. Freud hilare, annonçait la suppression nécessaire de la médecine et jurait, une rose rouge à la main, qu’il fumait moins. L’abbé Pierre arbitrait un « championnat de pétanque » dont les plus habiles joueurs pressentis étaient, dans l’ordre : Guy Bedos, affublé de son beau-frère qui mangeait du melon charentais, Paul VI et Jean Guitton, lequel avait ramené de la boulangerie de Castelgandolfo, des croissants à jeter aux poissons rouges et un livre d’économie trouvé sur un banc, cadeau destiné, lui, à Althusser. On riait beaucoup. Avec gentillesse. Et le mot banque — pourtant bien utile — n’avait pas encore été inventé. Un oubli sans doute. Le livre sous le bras de Guitton n’avait pas échappé à l’œil vigilant de Karl Marx. Qui s’était empressé de rapporter le fait à Michel Henry, tout en ajoutant : « Cher Michel, il est entendu que c’est vous qui, après ma femme, Judith, avez le mieux compris l’intention de ma pensée ».
7.
Les anges étaient heureux. Pour les poètes, c’était moins clair. Prompts à souffrir, Hölderlin et Rilke jouaient à savoir qui réussirait le premier à apprendre à parler au grand oiseau bleu qu’ils avaient recueilli au fond d’une boutique de cerfs-volants. Marie Noël et Supervielle, bras dessus, bras dessous, voulaient tous deux un chien et expliquaient que seul l’avis objectif de l’animal permettrait de décider si la Création était aussi parfaite que le suggérait l’euphorie douce qui flottait aux abords de la pensée de Dieu, juste un peu avant le péché. Dieu ne disait rien. Quelques-uns s’interrogeaient sur ce mutisme. Bélibaste aurait dit à Kieslowski : « Il doit quand même y avoir comme un défaut ». Fernand Raynaud avait acquiescé, sans trop insister, en suggérant mollement : « Peut-être que c’est à cause de Saint Augustin ». Il était d’ailleurs exact que l’oiseau bleu ne parlait toujours pas. Foin de l’Annapurna et de la gloire ambigüe que la douloureuse conquête de ce sommet leur avait value, Lionel Terray et Gaston Rebuffat, le bouillant et le taiseux, commençaient de mettre au point une expédition secrète au Ladakh, destinée à enregistrer les musiques mal connues que les vents catabatiques de haute altitude émettaient en sifflant entre les séracs. Olivier Messiaen et Maurice Baquet rêvaient déjà d’être de la partie.
8.
Tout ceci ne représente qu’une infime part de l’intense activité qui régnait dans le jardin de l’innocence, au sein des vies imaginaires que Dieu avait projeté de mettre en mouvement quand le temps serait venu. Et si un chroniqueur de notre époque (mais c’est difficile de l’imaginer puisque notre époque se situe bien après ce que nous étions convenus d’appeler le péché) s’était promené dans le jardin, il aurait encore pu conter par le menu des milliers de ces scènes pacifiques et mirobolantes, préfigurant l’immense carnaval millénaire qui allait suivre. Tout un univers comme un gigantesque paquebot qui, déjà avant même d’avoir cinglé vers la haute mer du temps, hésitait face à son destin, entre désir obscur et aspiration à la restauration dans la justice.
9.
Dante, toujours lui, toujours aussi génial et intraitablement sévère, avait demandé à Dieu de pouvoir lui parler en privé. Dieu y avait consenti en sachant bien entendu ce qui allait être dit. Après tout, Dieu avait créé Dante et devinait depuis toujours, pour lui comme pour les autres, de quoi chacune et chacun allait vraisemblablement être capable. Pour l’Alighieri, ce serait l’intransigeance éternelle, mais aussi le courage dans l’exil, l’amitié pour le fantôme de Virgile, les montées alpestres, l’émotion devant les étoiles, la lumière unique de sa Béatrice fascinante et de son sourire, les aubes prodigieuses. Mais Dieu s’apprêtait quand même à l’écouter et sans rien défaire de ce qu’il avait noué lui-même dans la foudre orgueilleuse de ce cœur toscan, tenter, encore une fois, de raisonner l’âpreté de son mal et de calmer la lucidité hallucinée son bien-aimé poète. Je t’écoute, Guelfito chéri. Rien ne va, bien sûr, ô Dieu montagnard. Tu vas, tu viens, tu passes à travers tes créatures. Et quand on croit comprendre que tu es passé, que déjà tu t’éloignes, qu’on pense que les choses se sont améliorées, on doit bien constater qu’il n’en est rien. Sais-tu seulement que Blaise Pascal et Etty Hillesum fréquentent ensemble les offines de PMU, ébahis, disent-ils, par le nombre et la disponibilité des gens qui viennent y faire des paris. Convaincus que le plus sûr est toujours de s’engager dans le risque, ils ont même fondé un petit groupe de réflexion où ils ont invité, devinez qui : Thérèse d’Avila, Fédor Dostoïevski et Alexandre Dubcek ! Et ce n’est pas tout. Ce Luther et ce Calvin (qui n’est même pas prêtre) et qui, tous deux, tournent autour de Marie. Et Borgès et Bruno Ganz qui ont prétendu à Alfred Brendel qu’ils étaient tes conseillers privés alors que tout le monde sait bien que c’est Schubert. (Dieu pensa immédiatement qu’adjoindre Borgès aux conseillers secrets qu’il avait déjà serait une excellente chose. Les aveugles voient d’autres réalités, plus profondes. Ce qu’ils entendent, ce qu’ils respirent. Pratique pour repérer le soufre. La cécité, divin manque ? Voire ! Mais qui peut aider à pressentir le vrai Schubert dès la première note par Brendel.) Je comprends, je comprends, Guelfito chéri. Calme-toi. Borgès est peut-être appelé comme toi à devenir un grand écrivain qui percevra des choses inouïes. Et, pour Luther et Calvin, j’ai cru ailleurs entendre rappeler qu’en principe la calomnie n’existait pas encore. Guelfito, est-ce à toi de l’inventer ? D’accord, Dieu souverain, mais Bruno Ganz tout de même… Un acteur ! Dieu souriait énigmatiquement. Il ne disait plus rien, ne voulant pas peiner davantage le génie réprobateur. Il glissait déjà à travers Dante comme une main dans un foulard de soie, redevenu ici, (ailleurs, partout?), absence…
10.
Dieu repensait à Dante et à ses récriminations. Il s’en amusait un peu. Il y reconnaissait le tempérament de feu de son poète, déjà écorché vif. Il repensait au racontar faisant allusion à Bruno Ganz. Était-ce si perfide ? Ganz, conseiller divin ? C’était peut-être même une excellente idée. Encore une dont on ne soupçonnerait pas que Dieu la devrait à Dante. Sacré Guelfito ! Et, au-delà de lui, Dieu les considérait tous tels qu’il les avait faits, tels qu’ils flottaient dans cette attente du temps. Ils les connaissaient bien mieux qu’ils ne se connaissaient eux-mêmes. Il les avait conçus un peu à la manière dont plus tard, à son auguste exemple, se comporteraient inconsciemment les artisans ou les artistes dans leur métier. Dieu aimait à se remettre en pensée le geste inaugural qu’il avait eu : une forme, un visage, un rêve, autant dire une âme née d’être envisagée dans sa résistance avec une matière que Dieu avait à chaque fois élue pour qu’elle y brillât. Pour les uns, comme Luther, cela avait été du bois de chêne, comme en emploieraient plus tard les sculpteurs, quelque chose de fort, d’intègre, d’austère aussi qui, très loin, très haut par rapport à sa base, se divise en milliers de rameaux. Pour Calvin, le cœur franc et malheureux du lilas. Pour Supervielle, l’âme froncée du lierre. Pour d’autres encore, cela avait aussi été telle ou telle pierre, tel ou tel marbre, blanc tendre pour Juliette Binoche dont le rêve frémit sous la lumière, ou noir gainé de pourpre pour le très aimé Dante. Pour Isabelle Adjani, Dieu avait longtemps hésité entre l’alexandrite ou le lapis lazuli. Et il ne savait déjà plus ce qu’il avait finalement décidé. Mais il n’était pas mécontent du résultat. On verrait bien comment tout cela entrerait dans le temps. Les récits qui naitraient plus tard sur l’argile pour Adam ou l’os pour Eve, ne seraient que des images faites pour attraire l’attention, derrière ces envisagements, sur le geste divin, incontestablement celui d’un modeleur ou d’un sculpteur. Mais Dieu avait multiplié les exploits jubilatoires en procédant à ces envisagements créateurs en association ou en résistance avec des matières beaucoup plus ductiles ou subtiles que le bois, la terre ou la pierre. Certains théologiens aventureux tenteraient même plus tard, dans d’obscurs syllabus, de suggérer que Dieu n’avait inventé les végétaux qu’en pensant aux alliages inattendus qu’il aurait tissés entre eux et tel ou tel. La plus claire rousseur des blés pour Monica Vitti, la bruyère burgonde pour Emily Brontë n’en seraient que des exemples. Il se serait même risqué à façonner des parfums, pour mener à leur perfection ses plus chères réussites, comme le musc blanc pour Marie-Madeleine, l’odeur du bois-gentil par un matin de neige pour Marie, le souffle du soir sur l’herbe fauchée et le chagrin pour Schubert…
11.
Tout cela avait passionné Dieu. Il en était content. Ce serait peut-être une réussite. On pourrait bientôt mettre le temps en marche. Il se doutait bien qu’il y aurait alors des choses qui coinceraient, des pannes et même des échecs cruels. Il avait tranché une fois pour toutes la question de la liberté rendue à toutes ces créatures et à leurs œuvres. Elles feraient ce qu’elles voudraient. Il souffrait d’y penser et se demandait parfois s’il n’était pas le seul à croire à la liberté humaine. Mais cela ne le ferait pas revenir en arrière. Des monstruosités imprévisibles se produiraient-elles, par l’initiative de l’un ou l’autre, qu’il n’en serait pas étonné. On aurait bien l’occasion, à la fin du temps, de chercher à comprendre la dérive. Les choses étaient comme elles étaient. Et ce serait bientôt à ceux-là (qu’il voulait déjà appeler les hommes) qu’il s’en remettrait pour mener le jeu. Certains croyaient que, de temps en temps (l’expression valait son pesant d’or!) une intervention divine corrigerait la trajectoire, un ange jouerait aux dés, mais rien n’était moins sûr et Dieu lui-même n’y comptait pas du tout. Et il se jurait bien de ne jamais « déchirer la trame des phénomènes » comme disent les philosophes.
12.
Et Dieu se reposait à la fraicheur du soir dans le creux d’un de ses vergers qui sentaient la pêche et l’abricot. Les hirondelles dessinaient, très haut dans le ciel, d’élégantes orthographes qui paraissaient les sous-titres de leurs longs cris. Les humains à venir se souciaient peu de les déchiffrer et se retiraient dans leurs désirs pour s’y refaire. À ce moment, Dieu se sentait un peu arménien. Cela était inexplicable. Une connivence de poésie, de brises dorées, de joues d’abricot. D’autres fois, Dieu se souvenait qu’il était aussi un peu juif. Il n’en disconvenait jamais, mais d’y penser ouvrait en lui des hantises noires. Il savait que ses enfants les plus chers (les Juifs donc) étaient facilement tentés par une sorte de fascination de la force. Et cela lui déplaisait beaucoup. Il lui arrivait aussi et de plus en plus souvent de se sentir grec. Il aimait follement la langue grecque où il savait bien que tant de choses qui le touchaient y seraient consignées. Et n’était son gout de la liberté linguistique de chacun, il aurait volontiers imposé à tous de l’apprendre et de la parler. Et puis, ceux qui la parlaient déjà s’étaient enhardis à l’appeler Théo. Il ne détestait pas cette familiarité. Elle lui laissait aussi le souvenir très doux d’un ami absenté dont il cherchait souvent à savoir dans quel coin du jardin d’innocence il pouvait avoir essayé de mêler aux ombres son fantôme. Et les jours où Dieu s’ennuyait, il lui arrivait d’écrire — en grec — des fragments de texte pour tel auteur ou telle poétesse dont les générations futures célèbreraient les accents divins. Empédocle et Sappho en auront bien bénéficié. Dieu se préparait ainsi à embrasser de sa sollicitude tous les peuples, des Inuits aux Comanches, en passant par les Quechuas ou les Bantous.
13.
Une seule chose tracassait Dieu. Il n’en parlait ni n’en avait jamais parlé à personne (si, à nouveau, ces mots « jamais » ou « personne » avaient déjà du sens dans l’innocence et l’imminence du temps…). On a même dit que ce souci originel aurait expliqué le retard intervenu dans le démarrage du temps. Comme si Dieu s’était donné encore quelque délai mental avant le grand ébranlement des siècles. C’est que lorsqu’il s’était avisé de créer ceux qui, anges ou rêves de personnages, deviendraient des hommes en leur temps et leur espace, il n’avait pas immédiatement conçu de les inventer dans l’alliance d’un visage et d’une résistance qui d’un arbre, qui d’un marbre, d’une sombre bruyère ou d’un parfum. Le tout premier qu’il avait fait, ne sachant par où prendre les choses, il l’avait inventé à partir de lui-même, un peu comme on met au monde son enfant. Et une fois ce premier être, distinct de lui, mis sur pied, pensant à la suite de ces humains qu’il continuerait à inventer en les sculptant, il s’était demandé comment nommer « ce premier », quel nom lui choisir. Il avait d’abord pensé l’appeler « le premier homme ». Mais c’était déjà pris, même si Albert Camus ne se serait pas formalisé d’une telle mise en commun, flatteuse au fond. Puis il y avait renoncé et remis à plus tard cette nécessaire décision. Mais, en attendant, cet être, différent des autres, dans sa conception d’origine, allait encore (il le sentait bien) lui causer du souci. Il décida alors de créer tous ceux qui suivraient, qu’on les appelât anges ou humains, sur un autre modèle que son premier essai, à savoir, dorénavant (si ce mot « dorénavant»…, etc.), une forme, un dessein à fixer, un visage, d’une part, mais, d’autre part, une résistance, le fantôme d’un matériau qui serait un destin. Et cela était beaucoup plus clair. Cependant, chaque chose allant son cours, le temps du grand saut approchant, la fameuse première œuvre de Dieu se conduisait, non pas mal, mais avec une originalité, une différence jusque dans la profondeur d’initiatives qui troublaient Dieu. Il faisait, bien sûr, les mêmes choses que tous, mais en s’y prenant autrement. Dieu observait souvent son prototype. Il voyait qu’à l’évidence, sa première œuvre ne serait pas, une fois le temps venu, un humain tout à fait comme un autre. Dieu seul, sans doute, décelait cela en lui, à des signes et des traits infimes que les autres ne voyaient pas (sauf, peut-être Paul de Tarse), comme cette manière de prendre constamment souci de tout, mais aussi, paradoxalement, de rompre brusquement et de partir seul, allumer un feu, le soir, sur le rivage puis de regarder intensément, au large, l’approche de pêcheurs, au travers de grands échassiers sombres. Ou encore cette façon de rester silencieux et souriant, au cœur d’une discussion qu’il avait lui-même lancée, comme si le but de celle-ci se situait, pour lui, toujours plus loin ou était d’une autre nature que les accords moyens ou les consensus minimaux auxquels si souvent les débats des humains, même de bonne volonté, aboutissaient. Et Dieu ne voyait pas d’autre explication à cette étrangeté, sinon qu’il avait tiré son premier homme de son propre fonds, qu’il avait appelé ce premier visage d’humain à venir, en le mêlant à sa propre insondabilité. Dieu sentait bien en lui comme une énigme fantômale, le pressentiment d’un mystère inouï, d’un dénouement incompréhensible qui traverserait les siècles, porteur de sa lumineuse obscurité. Aussi Dieu lui demanda-t-il de se spécialiser, temporairement (si cette fichue expression a un sens alors que… etc.), dans des tâches paradoxales que beaucoup, d’ailleurs, ignorant la perplexité de Dieu, jugeaient futiles. Comme d’avertir les merles de l’imminence de l’aube, de convaincre Pierre (l’apôtre) et Noé de s’associer pour aller dispenser quelques leçons de navigation à vue à l’un ou l’autre pape et pontife. Ou d’en pousser d’autres (surtout polonais) à méditer les résultats de l’expérience scientifique dite « de Presley et Halliday » sur l’usure de la scène et du show. Ou encore de lui préparer un projet d’indult solennel conférant de grandes indulgences exceptionnelles à réserver à tout homme qui ouvrirait une librairie… Et, le voyant faire tout cela aisément, Dieu se demandait s’il était bon qu’il lui garde longtemps encore son anonymat. Ne fallait-il pas qu’il lui trouve un nom, comme un aveu, qui fasse qu’on se souvienne de son premier état et des hésitations originelles d’un Dieu artiste… L’affaire le taraudait. Et il n’en montrait rien.
14.
Dieu méditait tout cela dans son âme arménienne, dans sa pensée juive et surtout dans son cœur grec. Tout à coup, une idée lui vint. Et s’il donnait comme nom à son prototype le mot qui signifie « homme » en grec, c’est-à-dire André. Bien sûr, c’était en attendant. Quand André entrerait dans le temps, il se choisirait peut-être un autre nom. Ou, plus vraisemblablement, s’il aboutissait dans une famille (toujours la même incorrigible obsession divine de la liberté humaine!) les parents auraient le libre choix du nom de leur enfant (qui resterait quand même aussi un peu, secrètement et pour partie, comme « à bas bruit », le fruit de Dieu). Dieu imaginait bien Marie et sa passion de l’inattendu dans ce scénario un peu bizarre. Mais la question ne se posait pas encore. Dieu était fatigué d’avoir tant réfléchi. On verrait plus tard. En attendant, André, cela sonnait bien. Et quand il se lancerait dans le temps, André serait comme d’autres, un « envoyé chez les autres », un ange. Un ange, André ? Oui, convenait intérieurement Dieu, mais pas comme ceux que l’on appelle souvent ainsi dans les récits merveilleux, ou qu’on invoquait à la tête des lits d’enfant et que l’on rêve secourables… André, ange à part. Plutôt un homme adressé aux humains pour imaginer le temps de la vie et comment la traverser avec justice. Et Dieu, commençant de somnoler, se répétait comme une petite chanson : « André, l’ange à part — André l’ange à part n’a pas été créé»… Et dans les hauteurs les plus froides de l’air, on pouvait voir et entendre le léger concile des hirondelles, reprenant sans comprendre son élégant ballet calligraphe, criaillant à l’infini des paroles incompréhensibles. Et Dieu dans son sommeil apaisé croyait entendre comme une comptine : « ange André, non pas créé, engendré, non pas créé, engendré, non pas créé…».