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L’âge séculier, de Charles Taylor

Numéro 5 Mai 2013 par Albert Bastenier

mai 2013

Deux ans après sa tra­duc­tion en fran­çais, la pré­sen­ta­tion de l’imposant ouvrage de Charles Tay­lor (1.340 pages !) est sans doute un peu tar­dive. Il vaut néan­moins la peine d’y reve­nir, tant le célèbre phi­lo­sophe cana­dien y aborde une ques­tion avec laquelle notre temps n’a pas fini de débattre. Com­ment, nous, modernes Occi­den­taux, sommes-nous pas­sés d’un temps […]

Deux ans après sa tra­duc­tion en fran­çais, la pré­sen­ta­tion de l’imposant ouvrage de Charles Tay­lor1 (1.340 pages !) est sans doute un peu tar­dive. Il vaut néan­moins la peine d’y reve­nir, tant le célèbre phi­lo­sophe cana­dien y aborde une ques­tion avec laquelle notre temps n’a pas fini de débattre. Com­ment, nous, modernes Occi­den­taux, sommes-nous pas­sés d’un temps où il était incon­ce­vable de ne pas croire en Dieu, à l’époque actuelle où la foi n’est plus qu’une option par­mi d’autres qui va jusqu’à sus­ci­ter de la commisération ?

L’ouvrage rend compte de la longue tra­jec­toire qui se conclut aujourd’hui dans une réou­ver­ture de la ques­tion du sens. Car ni la culture ni la reli­gion ne disent plus d’emblée à l’humanité ce qu’elle est. Elles ne font qu’en éveiller et for­mu­ler la ques­tion. Ne pas tout savoir sur le monde et sur nous-mêmes ? Tay­lor ne cache pas que ni la phi­lo­so­phie ni le chris­tia­nisme ne sont spon­ta­né­ment enclins à le recon­naitre. C’est que l’une et l’autre sont des entre­prises qui s’attèlent intel­lec­tuel­le­ment à cette tâche qu’est la mise en ordre sen­sée du monde humain.

Toute socié­té est un édi­fice de signi­fi­ca­tions. À cet égard, pour Tay­lor qui veut se tenir au plus près des flux et reflux de la réflexion occi­den­tale qui ont accom­pa­gné le pro­ces­sus de la sécu­la­ri­sa­tion, on ne peut espé­rer par­ve­nir à une conclu­sion qui décou­le­rait de simples « faits objec­tifs ». Phé­no­mé­no­lo­gie et her­mé­neu­tique ont donc ici leur place parce que ce n’est qu’au tra­vers de mul­tiples réin­ter­pré­ta­tions des faits de l’histoire que l’âge sécu­lier s’est pro­gres­si­ve­ment impo­sé pour deve­nir notre condition.

Le constat de la sécularisation

Le constat ini­tial : dans la vie sociale et l’expérience per­son­nelle de cha­cun, la reli­gion ne détient plus la place qu’elle occu­pait au cours des siècles pré­cé­dents. Pour décryp­ter les rai­sons de ce chan­ge­ment, Tay­lor cherche les fils qui ont tis­sé le pas­sage de l’aspiration à la trans­cen­dance d’hier à l’humanisme sécu­lier d’aujourd’hui. Il veut mon­trer qu’il s’agit non pas d’une éli­mi­na­tion de la croyance, mais du pro­ces­sus de sa recon­tex­tua­li­sa­tion et de sa redé­fi­ni­tion. Qu’est-ce que croire ? Faut-il croire ? Par­vient-on à ne pas croire ? Pour beau­coup, l’idée affo­lante est que désor­mais la fixa­tion du sens de l’existence nous incombe intégralement.

L’explication la plus cou­rante de l’âge sécu­lier consiste à dire que, avec les pro­grès des connais­sances, la véri­té a tout sim­ple­ment triom­phé de l’illusion. Ils nous ont pro­gres­si­ve­ment pous­sés à ne cher­cher qu’en nous-mêmes les réponses à ce que nous sommes, avons à faire et à attendre de l’existence. C’est là le récit clas­sique de la vic­toire des Lumières qui fait du « désen­chan­te­ment du monde » — sa déma­gi­fi­ca­tion — la clé défi­ni­tive de l’énigme. L’essentiel de la théo­rie de la sécu­la­ri­sa­tion tient en peu de mots : plus la moder­ni­té avance, plus la reli­gion recule.

C’est cette trame que reprend encore Jean-Fran­çois Lyo­tard]] à pro­pos de la « condi­tion post­mo­derne » : l’épuisement des « grands récits » idéo­lo­giques et reli­gieux fait d’eux des choses du pas­sé. Or, pour Tay­lor, il y a quelque chose qui ne va pas dans cette thèse parce qu’elle res­semble elle-même étran­ge­ment à un grand récit. Elle reprend l’idée d’une his­toire linéaire entre un « autre­fois obs­cur » et un « main­te­nant éclai­ré ». Sans doute de cette façon peut-on ten­ter d’expliquer divers aspects de l’histoire du chris­tia­nisme latin et de ses contra­dic­teurs. Mais cela ne per­met pas de rendre compte de l’ensemble de ce qui s’est pas­sé et se pour­suit dans l’Occident lui-même comme à l’échelle de la pla­nète. C’est une thèse qui souffre trop d’exceptions, qui fait des « constats objec­tifs », mais ne cla­ri­fie pas vrai­ment ce qu’il s’agit de comprendre.

Pour Tay­lor, l’âge sécu­lier est atteint lorsque sont désta­bi­li­sés et même dis­pa­raissent cer­tains élé­ments tra­di­tion­nels de l’expérience reli­gieuse. Tou­te­fois, la seule lec­ture pos­sible de ce fait n’est pas l’expulsion ou la pri­va­ti­sa­tion de la croyance. Car on assiste en même temps à une réaf­fir­ma­tion et une « dépri­va­ti­sa­tion » de cer­taines expres­sions reli­gieuses qui refusent la mar­gi­na­li­sa­tion. Tout le monde peut évi­dem­ment s’apercevoir que Dieu n’est plus pré­sent dans l’espace public comme il le fut au cours des siècles pas­sés. Et c’est un autre lieu com­mun de consta­ter l’actuel déclin de la pra­tique reli­gieuse dans de nom­breux pays. Mais peut-on se conten­ter d’identifier une fois pour toutes la « reli­gion » à ce que fut le catho­li­cisme du XIIe siècle pour ensuite tout mesu­rer à son aune et consi­dé­rer que les chan­ge­ments sur­ve­nus depuis ne sont que les indi­ca­teurs d’une dis­pa­ri­tion pro­gram­mée ? La com­pré­hen­sion de ces chan­ge­ments n’a rien d’évident, et le pro­blème reste de défi­nir ce qui s’est passé.

La sécularisation ne fonctionne pas par soustraction

La sécu­la­ri­sa­tion est un phé­no­mène bien réel, mais il ne fonc­tionne pas par sous­trac­tion. Il y a une confu­sion entre la sécu­la­ri­sa­tion du monde, d’une part, et le déclin de la reli­gion, d’autre part. Car le chris­tia­nisme lui-même a contri­bué à écar­ter cer­tains obs­tacles au déve­lop­pe­ment de l’humanisme sécu­lier. Cet huma­nisme est certes aus­si le fruit d’une chaine de situa­tions sociales et de construc­tions intel­lec­tuelles où d’autres impor­tants apports non reli­gieux sont inter­ve­nus. Il faut sou­li­gner le rôle déci­sif qu’ils ont joué, notam­ment à l’égard de ce que la reli­gion ins­ti­tuée a pu avoir d’oppressif. Mais bien des régimes poli­tiques ins­ti­tués ont aus­si été oppres­sifs, et on n’en déduit pas pour autant qu’il faut sor­tir du poli­tique. On cherche à le trans­for­mer, pas à l’abolir. Pour Tay­lor, l’âge sécu­lier doit lui aus­si se com­prendre dans le registre de la trans­for­ma­tion. Il s’établit lorsque devient cultu­rel­le­ment conce­vable l’éclipse des fins autres que celles rela­tives à l’épanouissement humain. Sans dif­fi­cul­té, les gens par­viennent alors à se pen­ser inté­gra­le­ment au tra­vers de liens sociaux horizontaux.

Il est certes pos­sible d’opposer le temps de la sécu­la­ri­sa­tion à celui où la rela­tion ver­ti­cale à une divi­ni­té domi­na­trice pré­si­dait à toute com­pré­hen­sion de la des­ti­née humaine. Beau­coup se repré­sentent les choses au tra­vers d’un conflit de ce type. Pour­tant, l’histoire montre que, entre ces deux extrêmes, la réa­li­té ne s’est déployée qu’en zig­zag, par trans­po­si­tion et refor­mu­la­tions suc­ces­sives d’un héri­tage cultu­rel où l’on retrouve tou­jours, d’un côté comme de l’autre, une « aspi­ra­tion à la plé­ni­tude ». Il faut donc se deman­der com­ment s’est opé­rée la tran­si­tion com­pli­quée et tour­men­tée entre le temps ancien où la croyance allait de soi et le nôtre où il n’en va plus ainsi.

Si on écarte les sim­pli­fi­ca­tions his­to­ri­cistes qui parlent de l’épuisement d’une matrice reli­gieuse ini­tiale, ce qui défi­nit la sécu­la­ri­sa­tion, ce n’est pas tant que nous soyons par­ve­nus à un régime de sépa­ra­tion entre les ins­ti­tu­tions poli­tiques et reli­gieuses, ni le déclin des pra­tiques reli­gieuses, mais bien que l’on soit pas­sé d’une situa­tion où la croyance en Dieu était mono­po­lis­tique, à une autre où la croyance n’est plus com­prise que comme une option par­mi d’autres. Parce que ses sup­ports tra­di­tion­nels ne font plus « sys­tème », la ques­tion réside dans sa nou­velle condi­tion his­to­rique. Cepen­dant, même si l’indifférence reli­gieuse tend à domi­ner, la « croyance bous­cu­lée » n’est pas pour autant l’oripeau d’une atti­tude en voie de dis­pa­ri­tion. Lorsque l’on s’enquiert de cette région très cen­trale de la conscience humaine qu’est la reli­gion, où s’ancre l’une des dimen­sions cultu­ro-sym­bo­liques de la vie col­lec­tive, il est ris­qué d’en res­ter aux flux et aux reflux de ce type de struc­tu­ra­tion. Il faut plu­tôt s’interroger à pro­pos des moda­li­tés his­to­riques qu’il peut revê­tir. La reli­gion est sans aucun doute appe­lée à s’exprimer dans des condi­tions très dif­fé­rentes de celles d’hier. Bien des indices indiquent en tout cas que croire ne sera plus une façon d’expliquer le monde en plan­tant son décor méta­phy­sique, mais d’expliquer cer­tains actes en expli­ci­tant le sens qu’on y met.

Pour com­prendre cette tran­si­tion, l’enquête de Tay­lor revient sur cinq siècles d’histoire du chris­tia­nisme latin dans l’espace euro­péen et nord-amé­ri­cain. On ne peut ici qu’en bali­ser les prin­ci­pales étapes.

Le « grand désencastrement » de la Réforme

Au début du XVIe siècle, la Réforme pro­tes­tante inau­gure le « grand désen­cas­tre­ment » dans la manière de conce­voir les « des­seins de Dieu ». Cela en refu­sant la « reli­gion à deux vitesses » du catho­li­cisme romain où les moines « vir­tuoses du sacré » vivent dans la per­fec­tion « hors du monde », tan­dis que les laïcs vivent leur croyance ordi­naire « dans le monde » enca­drés auto­ri­tai­re­ment par les litur­gies et les sacre­ments aux mains du cler­gé. Pour les réfor­ma­teurs, tout le monde est appe­lé à la même exi­gence spi­ri­tuelle, et la sup­pres­sion des formes de vie hors ou dans le monde est ce qui doit le per­mettre. Ce nou­veau pro­gramme sus­ci­te­ra non seule­ment une trans­for­ma­tion de la repré­sen­ta­tion du sacré, mais aus­si de l’existence sociale. Avec la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle atten­due de cha­cun, c’est la pri­mau­té de l’individu qui reçoit un appui déci­sif. En même temps, le centre de gra­vi­té de la vie sociale se déplace de l’espace sacré des monas­tères vers l’espace pro­fane et indus­trieux des villes. La Réforme ouvre de cette façon une nou­velle niche pour la pré­sence sociale de Dieu et contri­bue au déve­lop­pe­ment de l’ordre dis­ci­pli­naire du tra­vail dans un monde en voie de sécu­la­ri­sa­tion impen­sable jusque-là. En déma­gi­fiant le monde, la Réforme contri­bue aus­si à le vider de ses inter­dits et dégage la voie à l’approche scien­ti­fique de la nature. Celle-ci devient dis­po­nible et peut être mise en rap­port avec des hypo­thèses éta­blies en fonc­tion de l’utilité qu’elles ont pour l’action que l’on veut y mener. La ratio­na­li­té ins­tru­men­tale acquiert de cette façon une puis­sance de « véri­té » qui ne ces­se­ra de croitre : on passe « des sym­bo­lismes vers les méca­nismes » du monde qui appa­rait désor­mais comme un champ d’activité devant pro­duire des résul­tats recherchés.

Le « tournant » du déisme providentiel

Au XVIIe siècle, le second « tour­nant » rési­de­ra dans le « déisme pro­vi­den­tiel ». Thé­ma­ti­sant l’expérience ordi­naire qui se dif­fuse des élites cultu­relles vers les masses, la grande inven­tion des phi­lo­sophes d’alors est qu’existe un « ordre imma­nent dans la nature » qui peut être com­pris comme le siège d’une signi­fi­ca­tion pro­fonde per­met­tant d’inférer l’existence d’un créa­teur trans­cen­dant, mais qui ne l’exige pas. Par cette sorte de « com­pro­mis déiste », la croyance en Dieu n’est pas exclue, mais la res­pon­sa­bi­li­té humaine devient entière. Cette manière de réduire le rôle de la trans­cen­dance est évi­dem­ment aus­si une façon d’accorder plus de place à la rai­son poli­tique qui, à l’époque, doit apai­ser les guerres de reli­gion, et de par­ve­nir à une norme de tolé­rance entre les catho­liques et les réfor­més. On est sur un che­min où, encore dans l’Ancien Régime, une cer­taine « opi­nion publique » devient déjà l’arbitre de l’action des monarques. La tran­si­tion cultu­relle en cours s’apparente à l’idée que c’est bien dans l’humanité que réside le pou­voir de créer un ordre socio­po­li­tique acceptable.

Pour qu’advienne l’étape de l’«athéisme des Lumières », il fal­lait qu’ait en outre été enga­gée, d’une part, l’expérience des « béné­fices mutuels du doux com­merce » ten­dant à se sub­sti­tuer aux anciens codes de l’honneur guer­rier et que, d’autre part, se soit amor­cée l’idée d’une sou­ve­rai­ne­té popu­laire. À la fin du XVIIIe siècle, cette nou­velle façon de voir les choses a péné­tré dans l’imaginaire social. En s’opposant à toute auto­ri­té extrin­sèque, une culture sécu­lière est née en repre­nant l’aspiration morale por­tée jusque-là par la reli­gion seule. Un « pos­tu­lat opti­miste » sur l’humanité riva­lise désor­mais avec le « pos­tu­lat dog­ma­tique » du mono­théisme occi­den­tal. Il vise à faire sor­tir l’humanité des super­sti­tions, des cultes sacri­fi­ciels et des ver­sions reli­gieuses rivales qui sèment la dis­corde là où la rai­son devrait faire régner l’harmonie, la concorde et la paix.

Le mou­ve­ment de longue durée réside donc dans l’émergence d’un « huma­nisme exclu­sif » qui, en termes moraux, entend trou­ver un sens intra­mon­dain de la vie suf­fi­sam­ment solide. La sécu­la­ri­sa­tion s’y appro­fon­dit sans être tou­te­fois iden­ti­fiable à un rejet pur et simple de ce que la reli­gion vou­lait signi­fier. L’humanisme exclu­sif et le chris­tia­nisme sont liés par une réci­pro­ci­té d’influence constante. Pour qua­li­fier l’existence qui sans réfé­rence trans­cen­dante est deve­nue une option pleine et entière, Tay­lor parle d’une « ver­sion domes­ti­quée du chris­tia­nisme ». Sous le voile de l’avènement de l’ordre moral débar­ras­sé des « illu­sions méta­phy­si­co-reli­gieuses », per­siste néan­moins la ques­tion d’un lien d’affinité entre l’affirmation humaine d’un « moi sou­ve­rain » et d’une « aspi­ra­tion à la plé­ni­tude » qui dépasse l’humanité dans son actua­li­té. Mais, ajoute l’auteur, quelle que soit la façon dont on per­çoit fina­le­ment la por­tée ou les limites de cette nou­velle ver­sion de l’aspiration à la plé­ni­tude, il faut recon­naitre dans ce sens pure­ment imma­nent de la soli­da­ri­té humaine l’une des plus grandes réa­li­sa­tions de son his­toire : la liber­té, et en par­ti­cu­lier la liber­té de croyance, devient la carac­té­ris­tique essen­tielle de tout ordre poli­tique acceptable.

L’effet « supernova » de la modernité

Les deux der­niers siècles ver­ront s’intensifier un rejet du pas­sé per­met­tant une grande expan­sion de l’incroyance. L’humanisme exclu­sif et le chris­tia­nisme seront tou­te­fois loin d’y être les seules posi­tions pos­sibles. Se déve­loppent un « indi­vi­dua­lisme expres­sif » et un « esprit d’authenticité » qui, encou­ra­geant cha­cun à trou­ver son propre che­min, poussent un nombre gran­dis­sant de per­sonnes à cher­cher des sources de sagesse ou de spi­ri­tua­li­té dif­fé­rentes. La moder­ni­té engendre ain­si une grande varié­té de posi­tions morales et spi­ri­tuelles que Tay­lor décrit comme une « super­no­va », l’explosion d’une riche constel­la­tion d’options concur­rentes à l’intérieur d’une culture frag­men­tée. Cela débouche dans ce que l’on appelle aujourd’hui la « reli­gion à la carte » ou encore la « croyance sans appar­te­nance ». L’humanisme sécu­lier, quant à lui, béné­fi­cie d’un sen­ti­ment d’invulnérabilité à l’égard de la per­cep­tion d’une ancienne « cap­ti­vi­té reli­gieuse ». Mais il peut aus­si être éprou­vé comme une limite qui néglige ce qui dans l’expérience humaine sug­gère son dépas­se­ment. S’appuyant lar­ge­ment sur Nietzsche, plu­sieurs cou­rants de la pen­sée sécu­la­ri­sée témoi­gne­ront d’ailleurs d’une révolte contre son auto­suf­fi­sance vue comme un espace étouf­fant et répres­sif dont il faut s’échapper.

Pour com­prendre ce qu’est « vivre à l’âge sécu­lier », Tay­lor resi­tue la croyance et l’incroyance dans le cadre des « fron­tières inquiètes de la moder­ni­té ». Parce que bien des résul­tats de la civi­li­sa­tion paraissent contes­tables et même lourds de périls, la moder­ni­té sus­cite des cri­tiques et des doutes. Pour plus d’un, la ques­tion semble même ne plus être de savoir qui des croyants ou des incroyants pos­sède l’argument déci­sif, mais bien qui peut répondre de la manière la plus pro­fonde à des dilemmes com­muns. Si à aucune étape du deve­nir des socié­tés occi­den­tales « récla­mer du sens » n’a été une option facul­ta­tive, main­te­nant le sens est deve­nu une pré­oc­cu­pa­tion majeure. On est donc loin de s’installer dans une croyance ou une incroyance confor­table. Aujourd’hui la pre­mière bute sur l’obstacle de son ana­chro­nisme, tan­dis que la seconde se heurte à la ques­tion d’une séques­tra­tion dans le monde clos de la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale. Il reste qu’en per­met­tant une plu­ra­li­té d’options, la moder­ni­té a élar­gi la liber­té des indi­vi­dus et qu’il s’agit là d’une avan­cée démo­cra­tique qu’il ne peut être ques­tion de com­pro­mettre. La ques­tion est ain­si relan­cée de savoir si, dans notre exis­tence, il n’y a pas plus que ce que nous par­ve­nons à mettre en mots et à théo­ri­ser. Et si la théo­rie de la sécu­la­ri­sa­tion par sous­trac­tion ne suf­fit pas, c’est pré­ci­sé­ment parce qu’elle ne nous éclaire pas assez sur ce que devient la ques­tion du sens.

La question du sens à l’âge séculier

Qu’est-ce qui est à la source de la relance conti­nue des contro­verses entre la croyance et l’incroyance ? Tay­lor reprend cette ques­tion dans une dis­cus­sion de la posi­tion de Mar­tha Nuss­baum2, lorsque celle-ci met en garde au sujet des efforts pour « trans­cen­der l’humanité ». Selon la phi­lo­sophe amé­ri­caine, le « désir de trans­cen­dance » s’enracine dans le malaise éprou­vé face à notre vul­né­ra­bi­li­té. Il prend alors la forme d’une volon­té de com­pen­sa­tion des limites qui rendent nos vies sou­vent misé­rables et notre monde mena­çant. Or, dit-elle, lorsque ce désir est entiè­re­ment com­blé par la reli­gion, il nous arrache aus­si entiè­re­ment à notre condi­tion humaine qui est bel et bien faite de limi­ta­tions et de risques qui en sont sou­vent les moments clés. Dès lors, en cher­chant à remé­dier trans­cen­dan­ta­le­ment à ces risques, que fai­sons-nous sinon cher­cher à nous iden­ti­fier à quelque chose d’entièrement dif­fé­rent de notre huma­ni­té ? Plus gra­ve­ment encore que l’échec à laquelle elle s’expose, l’aspiration à la trans­cen­dance ne nous dis­trait-elle pas de la pour­suite de notre accom­plis­se­ment humain ?

Renouant avec la thé­ma­tique de Mau­rice Mer­leau-Pon­ty pour lequel la « conscience méta­phy­sique et morale meurt au contact de l’Absolu », Nuss­baum semble donc pen­ser qu’il vaut mieux renon­cer au désir de trans­cen­dance en ce qu’il est inapte à fon­der une mora­li­té de l’agir dans le monde. Néan­moins, elle sou­tient aus­si que le pro­blème est plus com­plexe et qu’il y a place pour un cer­tain type d’aspiration à trans­cen­der notre huma­ni­té ordi­naire. Mais ce doit être une « trans­cen­dance interne et humaine ». Ain­si, observe Tay­lor, même chez les adver­saires de la trans­cen­dance reli­gieuse, on trouve des appels qui exhortent les indi­vi­dus au dépas­se­ment de soi. Il est d’ailleurs qua­si­ment impos­sible d’imaginer une vie humaine qui en soit tota­le­ment dépour­vue. Tou­te­fois, au sein même de cette « trans­cen­dance interne », quel sera le cri­tère dis­tin­guant les conduites accep­tables de celles qui ne le sont pas parce qu’elles nous arra­che­raient à notre condi­tion ? La manière de trans­cen­der l’humanité n’est donc pas une ques­tion si simple à résoudre. On y demeure à l’horizon du pos­sible et de l’incertain parce qu’une énig­ma­tique zone de recou­vre­ment soude les régimes de l’internalité et de l’externalité dans une rela­tion d’englobement du contraire. Tout ce qui va au-delà de la tri­via­li­té des dési­rs humains ordi­naires prête-t-il le flanc à la cri­tique d’un per­fec­tion­nisme erro­né ? Peut-il y avoir une trans­cen­dance interne sans trans­cen­dance externe ? Pour­quoi la culture humaine a‑t-elle elle-même inven­té et appris l’usage du mot Dieu ? La ques­tion du sens de ce que nous croyons et fai­sons reste donc posée.

Tout cela montre que l’âge sécu­lier est incon­for­table et tiraillé entre des exi­gences contra­dic­toires. Tay­lor, quant à lui, en vient à conclure que la recherche spi­ri­tuelle des fon­de­ments de l’ordre moral n’est pas close et, fai­sant alors expli­ci­te­ment réfé­rence à sa posi­tion de croyant, il estime que la quête de trans­cen­dance main­tient une pers­pec­tive que ne peuvent éva­cuer ceux qui se veulent atten­tifs à la souf­france, la vio­lence et l’échec insur­mon­tés qui sont le lot de notre monde. Il craint que la vision huma­niste pure­ment hori­zon­tale s’installe dans une pers­pec­tive ras­su­rante ou rési­gnée du fait qu’elle est tis­sée à même l’image de la gran­deur poten­tielle des êtres humains. De ce fait, n’inclinera-t-elle pas à négli­ger ceux qui, contre­di­sant sa pro­messe, lui feraient revoir ses aspi­ra­tions à la baisse : ceux qui échouent, qui se trompent, les inutiles et les incom­pé­tents, ou encore cer­tains mar­gi­naux comme les faus­saires et les escrocs quand ils sont véri­ta­ble­ment abjects, mais qui, pour­tant, appar­tiennent à notre huma­ni­té commune ?

C’est donc en défi­ni­tive comme chré­tien que Tay­lor plaide en faveur d’une moder­ni­té reli­gieuse qui, en pré­ser­vant l’ouverture vers le trans­cen­dant, oblige néan­moins la reli­gion à sor­tir du dog­ma­tisme deve­nu inte­nable. De ceux qui comme lui se recon­naissent dans le Dieu d’Abraham, il pense qu’ils devraient nor­ma­le­ment se rap­pe­ler qu’ils en savent fort peu à son sujet.

Une révolution du croire ?

L’âge sécu­lier a géné­ra­le­ment été accueilli comme un ouvrage riche et pro­fond. Le nombre consi­dé­rable de ses pages qui lui per­met de mul­tiples détours et un style répé­ti­tif (presque oral à cer­tains endroits) peut cepen­dant par­fois las­ser parce qu’ils n’apportent pas une plus grande clar­té au décou­page en chapitres.

Même si la ten­dance y est de pré­sen­ter la croyance comme une « option assié­gée », on ne peut pré­tendre, comme cer­tains porte-paroles de la laï­ci­té l’ont fait, qu’il s’agit d’un dis­cours « anti-Lumières » et d’un livre « écrit par un catho­lique, pour des catho­liques ». Il reste néan­moins que tout au long de la lec­ture, on regrette des glis­se­ments séman­tiques constants entre les vocables de « trans­cen­dance », « sacré », « spi­ri­tua­li­té », « croyance », « reli­gion » et « foi chré­tienne ». Entre ces termes, il n’y a pas de véri­table équi­va­lence et, dès lors, per­mettre qu’on les confonde entraine des méprises à pro­pos de ce que recouvre le conte­nu res­pec­tif des uns et des autres.

Ce qui ne manque pas d’étonner dans les conclu­sions, c’est qu’après avoir déployé une énorme réflexion pour démon­trer l’impossibilité de clore le ques­tion­ne­ment onto­lo­gique et convaincre le lec­teur de l’inéluctabilité du plu­ra­lisme contem­po­rain, Tay­lor en vient néan­moins à sug­gé­rer qu’il y a bel et bien déjà, mais dans un autre monde, une réponse aux per­plexi­tés de l’âge sécu­lier. Il avait pour­tant lui-même contri­bué à défi­nir cet âge comme celui d’une sorte de nou­vel « épo­chè », le moment de la sus­pen­sion de tout juge­ment intel­lec­tuel défi­ni­tif. Comme si, à ses yeux, il était mal­gré tout bien éta­bli que l’humanisme moderne ne détient pas la force auto­cri­tique suf­fi­sante pour évi­ter la dérive dans son contraire, l’antihumanisme, dont seule la trans­cen­dance reli­gieuse met à l’abri.

On note­ra enfin que, moyen­nant l’invitation qu’il adresse à la ver­sion catho­lique du chris­tia­nisme de sor­tir de son dog­ma­tisme, le chré­tien Tay­lor affiche fina­le­ment sa convic­tion que la foi reli­gieuse demeure pos­sible sinon néces­saire au sein de la moder­ni­té. À cet égard, il ne semble pas embar­ras­sé par le fait que, dans la socié­té déma­gi­fiée, l’idée d’une révé­la­tion dans l’histoire est deve­nue qua­si­ment inau­dible. Et que le mono­théisme chris­tique en sort évi­dem­ment gran­de­ment fra­gi­li­sé. À cet égard, on retrouve la ques­tion de la demande de sens dans sa ver­sion moderne. Comme l’a sou­li­gné Mar­cel Gau­chet3, ce qui fait désor­mais l’âme du com­por­te­ment reli­gieux, c’est la quête et non plus la récep­tion. La « révo­lu­tion du croire » réside en ce que, à l’inverse de ce qui se pas­sait dans la confi­gu­ra­tion tra­di­tion­nelle, la croyance va désor­mais des consciences indi­vi­duelles vers la reli­gion et non plus de la reli­gion vers les consciences. Or, ce que la reli­gion tra­di­tion­nelle offre avec l’idée de révé­la­tion, c’est non pas du sens, mais du vrai.

Selon toute appa­rence, le pas­sage de la posi­tion en faveur d’un « incon­di­tion­nel­le­ment vrai » vers celle d’un « poten­tiel­le­ment sen­sé » consti­tue une fron­tière que Tay­lor ne veut pas fran­chir. C’est peut-être aus­si la rai­son pour laquelle, dans la der­nière par­tie de son ouvrage, il en vient de façon inat­ten­due et pas très com­pré­hen­sible à mani­fes­ter de la défé­rence pour le cou­rant théo­lo­gique contem­po­rain de l’«orthodoxie radi­cale » qui, avec un dog­ma­tisme qui n’est pas le sien, place le chris­tia­nisme au centre de tout et dénonce le rela­ti­visme de la moder­ni­té sécu­lière. Rela­ti­visme ! Le grand mot est lâché. Pour­tant, le rela­ti­visme et les périls que veulent y voir les ten­dances les plus conser­va­trices du chris­tia­nisme ne sont pas une thèse qui cherche à don­ner une forme sys­té­ma­tique au doute et qui impli­que­rait le refus de toute recherche d’une véri­té uni­ver­selle. C’est une manière de pen­ser qui, en regar­dant autour de soi, donne sa place à ce qui dans l’expérience nous fait ren­con­trer la mul­ti­pli­ci­té. Et qui, aus­si, garde en mémoire les ravages que peut engen­drer le pos­tu­lat de l’unicité de la véri­té aux mains d’une admi­nis­tra­tion ou d’un sys­tème de pou­voir qui aime l’ordre. Le rela­ti­visme ne perd pas de vue non plus que, pour s’exercer, la pen­sée requiert d’être libre de toute subor­di­na­tion et qu’elle ne peut sur­tout pas négli­ger ce qu’elle a de plus pré­cieux pour pro­gres­ser vers la véri­té : la pos­si­bi­li­té du dia­logue. Insis­ter aujourd’hui sur le fait que la véri­té ne nous est acces­sible que dans la mul­ti­pli­ci­té, c’est essayer de pen­ser ensemble la véri­té et l’histoire. Comme, par ailleurs, le sou­tient Gian­ni Vat­ti­mo4, le rela­ti­visme n’est pas d’abord une théo­rie intel­lec­tuelle au sujet de la véri­té, mais une doc­trine sociale : dans la vie col­lec­tive démo­cra­tique, il faut admettre des posi­tions mul­tiples. À cet égard, dit Vat­ti­mo, Dieu lui-même qui voit les dif­fé­rentes cultures d’en haut ne peut être que rela­ti­viste. Voi­là une conclu­sion à laquelle la longue réflexion de Charles Tay­lor ne devrait pas s’opposer.

  1. Charles Tay­lor, L’âge sécu­lier, tra­duit de l’anglais par Patrick Savi­dan, coll. « Les livres du nou­veau monde », Seuil, 2011.
  2. Mar­tha Nuss­baum, The Fra­gi­li­ty of Good­ness, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1986 ; Love’s Know­ledge, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1990.
  3. Mar­cel Gau­chet, La reli­gion dans la démo­cra­tie. Par­cours de la laï­ci­té, Gal­li­mard, 1998.
  4. René Girard et Gian­ni Vat­ti­mo, Chris­tia­nisme et moder­ni­té, coll. « Champs actuel », Flam­ma­rion, 2009.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.