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L’âge séculier, de Charles Taylor
Deux ans après sa traduction en français, la présentation de l’imposant ouvrage de Charles Taylor (1.340 pages !) est sans doute un peu tardive. Il vaut néanmoins la peine d’y revenir, tant le célèbre philosophe canadien y aborde une question avec laquelle notre temps n’a pas fini de débattre. Comment, nous, modernes Occidentaux, sommes-nous passés d’un temps […]
Deux ans après sa traduction en français, la présentation de l’imposant ouvrage de Charles Taylor1 (1.340 pages !) est sans doute un peu tardive. Il vaut néanmoins la peine d’y revenir, tant le célèbre philosophe canadien y aborde une question avec laquelle notre temps n’a pas fini de débattre. Comment, nous, modernes Occidentaux, sommes-nous passés d’un temps où il était inconcevable de ne pas croire en Dieu, à l’époque actuelle où la foi n’est plus qu’une option parmi d’autres qui va jusqu’à susciter de la commisération ?
L’ouvrage rend compte de la longue trajectoire qui se conclut aujourd’hui dans une réouverture de la question du sens. Car ni la culture ni la religion ne disent plus d’emblée à l’humanité ce qu’elle est. Elles ne font qu’en éveiller et formuler la question. Ne pas tout savoir sur le monde et sur nous-mêmes ? Taylor ne cache pas que ni la philosophie ni le christianisme ne sont spontanément enclins à le reconnaitre. C’est que l’une et l’autre sont des entreprises qui s’attèlent intellectuellement à cette tâche qu’est la mise en ordre sensée du monde humain.
Toute société est un édifice de significations. À cet égard, pour Taylor qui veut se tenir au plus près des flux et reflux de la réflexion occidentale qui ont accompagné le processus de la sécularisation, on ne peut espérer parvenir à une conclusion qui découlerait de simples « faits objectifs ». Phénoménologie et herméneutique ont donc ici leur place parce que ce n’est qu’au travers de multiples réinterprétations des faits de l’histoire que l’âge séculier s’est progressivement imposé pour devenir notre condition.
Le constat de la sécularisation
Le constat initial : dans la vie sociale et l’expérience personnelle de chacun, la religion ne détient plus la place qu’elle occupait au cours des siècles précédents. Pour décrypter les raisons de ce changement, Taylor cherche les fils qui ont tissé le passage de l’aspiration à la transcendance d’hier à l’humanisme séculier d’aujourd’hui. Il veut montrer qu’il s’agit non pas d’une élimination de la croyance, mais du processus de sa recontextualisation et de sa redéfinition. Qu’est-ce que croire ? Faut-il croire ? Parvient-on à ne pas croire ? Pour beaucoup, l’idée affolante est que désormais la fixation du sens de l’existence nous incombe intégralement.
L’explication la plus courante de l’âge séculier consiste à dire que, avec les progrès des connaissances, la vérité a tout simplement triomphé de l’illusion. Ils nous ont progressivement poussés à ne chercher qu’en nous-mêmes les réponses à ce que nous sommes, avons à faire et à attendre de l’existence. C’est là le récit classique de la victoire des Lumières qui fait du « désenchantement du monde » — sa démagification — la clé définitive de l’énigme. L’essentiel de la théorie de la sécularisation tient en peu de mots : plus la modernité avance, plus la religion recule.
C’est cette trame que reprend encore Jean-François Lyotard]] à propos de la « condition postmoderne » : l’épuisement des « grands récits » idéologiques et religieux fait d’eux des choses du passé. Or, pour Taylor, il y a quelque chose qui ne va pas dans cette thèse parce qu’elle ressemble elle-même étrangement à un grand récit. Elle reprend l’idée d’une histoire linéaire entre un « autrefois obscur » et un « maintenant éclairé ». Sans doute de cette façon peut-on tenter d’expliquer divers aspects de l’histoire du christianisme latin et de ses contradicteurs. Mais cela ne permet pas de rendre compte de l’ensemble de ce qui s’est passé et se poursuit dans l’Occident lui-même comme à l’échelle de la planète. C’est une thèse qui souffre trop d’exceptions, qui fait des « constats objectifs », mais ne clarifie pas vraiment ce qu’il s’agit de comprendre.
Pour Taylor, l’âge séculier est atteint lorsque sont déstabilisés et même disparaissent certains éléments traditionnels de l’expérience religieuse. Toutefois, la seule lecture possible de ce fait n’est pas l’expulsion ou la privatisation de la croyance. Car on assiste en même temps à une réaffirmation et une « déprivatisation » de certaines expressions religieuses qui refusent la marginalisation. Tout le monde peut évidemment s’apercevoir que Dieu n’est plus présent dans l’espace public comme il le fut au cours des siècles passés. Et c’est un autre lieu commun de constater l’actuel déclin de la pratique religieuse dans de nombreux pays. Mais peut-on se contenter d’identifier une fois pour toutes la « religion » à ce que fut le catholicisme du XIIe siècle pour ensuite tout mesurer à son aune et considérer que les changements survenus depuis ne sont que les indicateurs d’une disparition programmée ? La compréhension de ces changements n’a rien d’évident, et le problème reste de définir ce qui s’est passé.
La sécularisation ne fonctionne pas par soustraction
La sécularisation est un phénomène bien réel, mais il ne fonctionne pas par soustraction. Il y a une confusion entre la sécularisation du monde, d’une part, et le déclin de la religion, d’autre part. Car le christianisme lui-même a contribué à écarter certains obstacles au développement de l’humanisme séculier. Cet humanisme est certes aussi le fruit d’une chaine de situations sociales et de constructions intellectuelles où d’autres importants apports non religieux sont intervenus. Il faut souligner le rôle décisif qu’ils ont joué, notamment à l’égard de ce que la religion instituée a pu avoir d’oppressif. Mais bien des régimes politiques institués ont aussi été oppressifs, et on n’en déduit pas pour autant qu’il faut sortir du politique. On cherche à le transformer, pas à l’abolir. Pour Taylor, l’âge séculier doit lui aussi se comprendre dans le registre de la transformation. Il s’établit lorsque devient culturellement concevable l’éclipse des fins autres que celles relatives à l’épanouissement humain. Sans difficulté, les gens parviennent alors à se penser intégralement au travers de liens sociaux horizontaux.
Il est certes possible d’opposer le temps de la sécularisation à celui où la relation verticale à une divinité dominatrice présidait à toute compréhension de la destinée humaine. Beaucoup se représentent les choses au travers d’un conflit de ce type. Pourtant, l’histoire montre que, entre ces deux extrêmes, la réalité ne s’est déployée qu’en zigzag, par transposition et reformulations successives d’un héritage culturel où l’on retrouve toujours, d’un côté comme de l’autre, une « aspiration à la plénitude ». Il faut donc se demander comment s’est opérée la transition compliquée et tourmentée entre le temps ancien où la croyance allait de soi et le nôtre où il n’en va plus ainsi.
Si on écarte les simplifications historicistes qui parlent de l’épuisement d’une matrice religieuse initiale, ce qui définit la sécularisation, ce n’est pas tant que nous soyons parvenus à un régime de séparation entre les institutions politiques et religieuses, ni le déclin des pratiques religieuses, mais bien que l’on soit passé d’une situation où la croyance en Dieu était monopolistique, à une autre où la croyance n’est plus comprise que comme une option parmi d’autres. Parce que ses supports traditionnels ne font plus « système », la question réside dans sa nouvelle condition historique. Cependant, même si l’indifférence religieuse tend à dominer, la « croyance bousculée » n’est pas pour autant l’oripeau d’une attitude en voie de disparition. Lorsque l’on s’enquiert de cette région très centrale de la conscience humaine qu’est la religion, où s’ancre l’une des dimensions culturo-symboliques de la vie collective, il est risqué d’en rester aux flux et aux reflux de ce type de structuration. Il faut plutôt s’interroger à propos des modalités historiques qu’il peut revêtir. La religion est sans aucun doute appelée à s’exprimer dans des conditions très différentes de celles d’hier. Bien des indices indiquent en tout cas que croire ne sera plus une façon d’expliquer le monde en plantant son décor métaphysique, mais d’expliquer certains actes en explicitant le sens qu’on y met.
Pour comprendre cette transition, l’enquête de Taylor revient sur cinq siècles d’histoire du christianisme latin dans l’espace européen et nord-américain. On ne peut ici qu’en baliser les principales étapes.
Le « grand désencastrement » de la Réforme
Au début du XVIe siècle, la Réforme protestante inaugure le « grand désencastrement » dans la manière de concevoir les « desseins de Dieu ». Cela en refusant la « religion à deux vitesses » du catholicisme romain où les moines « virtuoses du sacré » vivent dans la perfection « hors du monde », tandis que les laïcs vivent leur croyance ordinaire « dans le monde » encadrés autoritairement par les liturgies et les sacrements aux mains du clergé. Pour les réformateurs, tout le monde est appelé à la même exigence spirituelle, et la suppression des formes de vie hors ou dans le monde est ce qui doit le permettre. Ce nouveau programme suscitera non seulement une transformation de la représentation du sacré, mais aussi de l’existence sociale. Avec la responsabilité personnelle attendue de chacun, c’est la primauté de l’individu qui reçoit un appui décisif. En même temps, le centre de gravité de la vie sociale se déplace de l’espace sacré des monastères vers l’espace profane et industrieux des villes. La Réforme ouvre de cette façon une nouvelle niche pour la présence sociale de Dieu et contribue au développement de l’ordre disciplinaire du travail dans un monde en voie de sécularisation impensable jusque-là. En démagifiant le monde, la Réforme contribue aussi à le vider de ses interdits et dégage la voie à l’approche scientifique de la nature. Celle-ci devient disponible et peut être mise en rapport avec des hypothèses établies en fonction de l’utilité qu’elles ont pour l’action que l’on veut y mener. La rationalité instrumentale acquiert de cette façon une puissance de « vérité » qui ne cessera de croitre : on passe « des symbolismes vers les mécanismes » du monde qui apparait désormais comme un champ d’activité devant produire des résultats recherchés.
Le « tournant » du déisme providentiel
Au XVIIe siècle, le second « tournant » résidera dans le « déisme providentiel ». Thématisant l’expérience ordinaire qui se diffuse des élites culturelles vers les masses, la grande invention des philosophes d’alors est qu’existe un « ordre immanent dans la nature » qui peut être compris comme le siège d’une signification profonde permettant d’inférer l’existence d’un créateur transcendant, mais qui ne l’exige pas. Par cette sorte de « compromis déiste », la croyance en Dieu n’est pas exclue, mais la responsabilité humaine devient entière. Cette manière de réduire le rôle de la transcendance est évidemment aussi une façon d’accorder plus de place à la raison politique qui, à l’époque, doit apaiser les guerres de religion, et de parvenir à une norme de tolérance entre les catholiques et les réformés. On est sur un chemin où, encore dans l’Ancien Régime, une certaine « opinion publique » devient déjà l’arbitre de l’action des monarques. La transition culturelle en cours s’apparente à l’idée que c’est bien dans l’humanité que réside le pouvoir de créer un ordre sociopolitique acceptable.
Pour qu’advienne l’étape de l’«athéisme des Lumières », il fallait qu’ait en outre été engagée, d’une part, l’expérience des « bénéfices mutuels du doux commerce » tendant à se substituer aux anciens codes de l’honneur guerrier et que, d’autre part, se soit amorcée l’idée d’une souveraineté populaire. À la fin du XVIIIe siècle, cette nouvelle façon de voir les choses a pénétré dans l’imaginaire social. En s’opposant à toute autorité extrinsèque, une culture séculière est née en reprenant l’aspiration morale portée jusque-là par la religion seule. Un « postulat optimiste » sur l’humanité rivalise désormais avec le « postulat dogmatique » du monothéisme occidental. Il vise à faire sortir l’humanité des superstitions, des cultes sacrificiels et des versions religieuses rivales qui sèment la discorde là où la raison devrait faire régner l’harmonie, la concorde et la paix.
Le mouvement de longue durée réside donc dans l’émergence d’un « humanisme exclusif » qui, en termes moraux, entend trouver un sens intramondain de la vie suffisamment solide. La sécularisation s’y approfondit sans être toutefois identifiable à un rejet pur et simple de ce que la religion voulait signifier. L’humanisme exclusif et le christianisme sont liés par une réciprocité d’influence constante. Pour qualifier l’existence qui sans référence transcendante est devenue une option pleine et entière, Taylor parle d’une « version domestiquée du christianisme ». Sous le voile de l’avènement de l’ordre moral débarrassé des « illusions métaphysico-religieuses », persiste néanmoins la question d’un lien d’affinité entre l’affirmation humaine d’un « moi souverain » et d’une « aspiration à la plénitude » qui dépasse l’humanité dans son actualité. Mais, ajoute l’auteur, quelle que soit la façon dont on perçoit finalement la portée ou les limites de cette nouvelle version de l’aspiration à la plénitude, il faut reconnaitre dans ce sens purement immanent de la solidarité humaine l’une des plus grandes réalisations de son histoire : la liberté, et en particulier la liberté de croyance, devient la caractéristique essentielle de tout ordre politique acceptable.
L’effet « supernova » de la modernité
Les deux derniers siècles verront s’intensifier un rejet du passé permettant une grande expansion de l’incroyance. L’humanisme exclusif et le christianisme seront toutefois loin d’y être les seules positions possibles. Se développent un « individualisme expressif » et un « esprit d’authenticité » qui, encourageant chacun à trouver son propre chemin, poussent un nombre grandissant de personnes à chercher des sources de sagesse ou de spiritualité différentes. La modernité engendre ainsi une grande variété de positions morales et spirituelles que Taylor décrit comme une « supernova », l’explosion d’une riche constellation d’options concurrentes à l’intérieur d’une culture fragmentée. Cela débouche dans ce que l’on appelle aujourd’hui la « religion à la carte » ou encore la « croyance sans appartenance ». L’humanisme séculier, quant à lui, bénéficie d’un sentiment d’invulnérabilité à l’égard de la perception d’une ancienne « captivité religieuse ». Mais il peut aussi être éprouvé comme une limite qui néglige ce qui dans l’expérience humaine suggère son dépassement. S’appuyant largement sur Nietzsche, plusieurs courants de la pensée sécularisée témoigneront d’ailleurs d’une révolte contre son autosuffisance vue comme un espace étouffant et répressif dont il faut s’échapper.
Pour comprendre ce qu’est « vivre à l’âge séculier », Taylor resitue la croyance et l’incroyance dans le cadre des « frontières inquiètes de la modernité ». Parce que bien des résultats de la civilisation paraissent contestables et même lourds de périls, la modernité suscite des critiques et des doutes. Pour plus d’un, la question semble même ne plus être de savoir qui des croyants ou des incroyants possède l’argument décisif, mais bien qui peut répondre de la manière la plus profonde à des dilemmes communs. Si à aucune étape du devenir des sociétés occidentales « réclamer du sens » n’a été une option facultative, maintenant le sens est devenu une préoccupation majeure. On est donc loin de s’installer dans une croyance ou une incroyance confortable. Aujourd’hui la première bute sur l’obstacle de son anachronisme, tandis que la seconde se heurte à la question d’une séquestration dans le monde clos de la rationalité instrumentale. Il reste qu’en permettant une pluralité d’options, la modernité a élargi la liberté des individus et qu’il s’agit là d’une avancée démocratique qu’il ne peut être question de compromettre. La question est ainsi relancée de savoir si, dans notre existence, il n’y a pas plus que ce que nous parvenons à mettre en mots et à théoriser. Et si la théorie de la sécularisation par soustraction ne suffit pas, c’est précisément parce qu’elle ne nous éclaire pas assez sur ce que devient la question du sens.
La question du sens à l’âge séculier
Qu’est-ce qui est à la source de la relance continue des controverses entre la croyance et l’incroyance ? Taylor reprend cette question dans une discussion de la position de Martha Nussbaum2, lorsque celle-ci met en garde au sujet des efforts pour « transcender l’humanité ». Selon la philosophe américaine, le « désir de transcendance » s’enracine dans le malaise éprouvé face à notre vulnérabilité. Il prend alors la forme d’une volonté de compensation des limites qui rendent nos vies souvent misérables et notre monde menaçant. Or, dit-elle, lorsque ce désir est entièrement comblé par la religion, il nous arrache aussi entièrement à notre condition humaine qui est bel et bien faite de limitations et de risques qui en sont souvent les moments clés. Dès lors, en cherchant à remédier transcendantalement à ces risques, que faisons-nous sinon chercher à nous identifier à quelque chose d’entièrement différent de notre humanité ? Plus gravement encore que l’échec à laquelle elle s’expose, l’aspiration à la transcendance ne nous distrait-elle pas de la poursuite de notre accomplissement humain ?
Renouant avec la thématique de Maurice Merleau-Ponty pour lequel la « conscience métaphysique et morale meurt au contact de l’Absolu », Nussbaum semble donc penser qu’il vaut mieux renoncer au désir de transcendance en ce qu’il est inapte à fonder une moralité de l’agir dans le monde. Néanmoins, elle soutient aussi que le problème est plus complexe et qu’il y a place pour un certain type d’aspiration à transcender notre humanité ordinaire. Mais ce doit être une « transcendance interne et humaine ». Ainsi, observe Taylor, même chez les adversaires de la transcendance religieuse, on trouve des appels qui exhortent les individus au dépassement de soi. Il est d’ailleurs quasiment impossible d’imaginer une vie humaine qui en soit totalement dépourvue. Toutefois, au sein même de cette « transcendance interne », quel sera le critère distinguant les conduites acceptables de celles qui ne le sont pas parce qu’elles nous arracheraient à notre condition ? La manière de transcender l’humanité n’est donc pas une question si simple à résoudre. On y demeure à l’horizon du possible et de l’incertain parce qu’une énigmatique zone de recouvrement soude les régimes de l’internalité et de l’externalité dans une relation d’englobement du contraire. Tout ce qui va au-delà de la trivialité des désirs humains ordinaires prête-t-il le flanc à la critique d’un perfectionnisme erroné ? Peut-il y avoir une transcendance interne sans transcendance externe ? Pourquoi la culture humaine a‑t-elle elle-même inventé et appris l’usage du mot Dieu ? La question du sens de ce que nous croyons et faisons reste donc posée.
Tout cela montre que l’âge séculier est inconfortable et tiraillé entre des exigences contradictoires. Taylor, quant à lui, en vient à conclure que la recherche spirituelle des fondements de l’ordre moral n’est pas close et, faisant alors explicitement référence à sa position de croyant, il estime que la quête de transcendance maintient une perspective que ne peuvent évacuer ceux qui se veulent attentifs à la souffrance, la violence et l’échec insurmontés qui sont le lot de notre monde. Il craint que la vision humaniste purement horizontale s’installe dans une perspective rassurante ou résignée du fait qu’elle est tissée à même l’image de la grandeur potentielle des êtres humains. De ce fait, n’inclinera-t-elle pas à négliger ceux qui, contredisant sa promesse, lui feraient revoir ses aspirations à la baisse : ceux qui échouent, qui se trompent, les inutiles et les incompétents, ou encore certains marginaux comme les faussaires et les escrocs quand ils sont véritablement abjects, mais qui, pourtant, appartiennent à notre humanité commune ?
C’est donc en définitive comme chrétien que Taylor plaide en faveur d’une modernité religieuse qui, en préservant l’ouverture vers le transcendant, oblige néanmoins la religion à sortir du dogmatisme devenu intenable. De ceux qui comme lui se reconnaissent dans le Dieu d’Abraham, il pense qu’ils devraient normalement se rappeler qu’ils en savent fort peu à son sujet.
Une révolution du croire ?
L’âge séculier a généralement été accueilli comme un ouvrage riche et profond. Le nombre considérable de ses pages qui lui permet de multiples détours et un style répétitif (presque oral à certains endroits) peut cependant parfois lasser parce qu’ils n’apportent pas une plus grande clarté au découpage en chapitres.
Même si la tendance y est de présenter la croyance comme une « option assiégée », on ne peut prétendre, comme certains porte-paroles de la laïcité l’ont fait, qu’il s’agit d’un discours « anti-Lumières » et d’un livre « écrit par un catholique, pour des catholiques ». Il reste néanmoins que tout au long de la lecture, on regrette des glissements sémantiques constants entre les vocables de « transcendance », « sacré », « spiritualité », « croyance », « religion » et « foi chrétienne ». Entre ces termes, il n’y a pas de véritable équivalence et, dès lors, permettre qu’on les confonde entraine des méprises à propos de ce que recouvre le contenu respectif des uns et des autres.
Ce qui ne manque pas d’étonner dans les conclusions, c’est qu’après avoir déployé une énorme réflexion pour démontrer l’impossibilité de clore le questionnement ontologique et convaincre le lecteur de l’inéluctabilité du pluralisme contemporain, Taylor en vient néanmoins à suggérer qu’il y a bel et bien déjà, mais dans un autre monde, une réponse aux perplexités de l’âge séculier. Il avait pourtant lui-même contribué à définir cet âge comme celui d’une sorte de nouvel « épochè », le moment de la suspension de tout jugement intellectuel définitif. Comme si, à ses yeux, il était malgré tout bien établi que l’humanisme moderne ne détient pas la force autocritique suffisante pour éviter la dérive dans son contraire, l’antihumanisme, dont seule la transcendance religieuse met à l’abri.
On notera enfin que, moyennant l’invitation qu’il adresse à la version catholique du christianisme de sortir de son dogmatisme, le chrétien Taylor affiche finalement sa conviction que la foi religieuse demeure possible sinon nécessaire au sein de la modernité. À cet égard, il ne semble pas embarrassé par le fait que, dans la société démagifiée, l’idée d’une révélation dans l’histoire est devenue quasiment inaudible. Et que le monothéisme christique en sort évidemment grandement fragilisé. À cet égard, on retrouve la question de la demande de sens dans sa version moderne. Comme l’a souligné Marcel Gauchet3, ce qui fait désormais l’âme du comportement religieux, c’est la quête et non plus la réception. La « révolution du croire » réside en ce que, à l’inverse de ce qui se passait dans la configuration traditionnelle, la croyance va désormais des consciences individuelles vers la religion et non plus de la religion vers les consciences. Or, ce que la religion traditionnelle offre avec l’idée de révélation, c’est non pas du sens, mais du vrai.
Selon toute apparence, le passage de la position en faveur d’un « inconditionnellement vrai » vers celle d’un « potentiellement sensé » constitue une frontière que Taylor ne veut pas franchir. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle, dans la dernière partie de son ouvrage, il en vient de façon inattendue et pas très compréhensible à manifester de la déférence pour le courant théologique contemporain de l’«orthodoxie radicale » qui, avec un dogmatisme qui n’est pas le sien, place le christianisme au centre de tout et dénonce le relativisme de la modernité séculière. Relativisme ! Le grand mot est lâché. Pourtant, le relativisme et les périls que veulent y voir les tendances les plus conservatrices du christianisme ne sont pas une thèse qui cherche à donner une forme systématique au doute et qui impliquerait le refus de toute recherche d’une vérité universelle. C’est une manière de penser qui, en regardant autour de soi, donne sa place à ce qui dans l’expérience nous fait rencontrer la multiplicité. Et qui, aussi, garde en mémoire les ravages que peut engendrer le postulat de l’unicité de la vérité aux mains d’une administration ou d’un système de pouvoir qui aime l’ordre. Le relativisme ne perd pas de vue non plus que, pour s’exercer, la pensée requiert d’être libre de toute subordination et qu’elle ne peut surtout pas négliger ce qu’elle a de plus précieux pour progresser vers la vérité : la possibilité du dialogue. Insister aujourd’hui sur le fait que la vérité ne nous est accessible que dans la multiplicité, c’est essayer de penser ensemble la vérité et l’histoire. Comme, par ailleurs, le soutient Gianni Vattimo4, le relativisme n’est pas d’abord une théorie intellectuelle au sujet de la vérité, mais une doctrine sociale : dans la vie collective démocratique, il faut admettre des positions multiples. À cet égard, dit Vattimo, Dieu lui-même qui voit les différentes cultures d’en haut ne peut être que relativiste. Voilà une conclusion à laquelle la longue réflexion de Charles Taylor ne devrait pas s’opposer.
- Charles Taylor, L’âge séculier, traduit de l’anglais par Patrick Savidan, coll. « Les livres du nouveau monde », Seuil, 2011.
- Martha Nussbaum, The Fragility of Goodness, Cambridge University Press, 1986 ; Love’s Knowledge, Oxford University Press, 1990.
- Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Gallimard, 1998.
- René Girard et Gianni Vattimo, Christianisme et modernité, coll. « Champs actuel », Flammarion, 2009.