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L’affaire Chebeya, tout à l’image du Congo

Numéro 3 Mars 2012 par Philippe Dansaert

février 2012

Le film de Thier­ry Michel sur le pro­cès des com­man­di­taires et assas­sins de Flo­ri­bert Che­beya a tout d’abord le très grand mérite d’exister. Si le réa­li­sa­teur belge ne s’était pas lan­cé dans cette périlleuse aven­ture, le meurtre du pré­sident de l’ONG « La voix des sans-voix » (VSV, défense des droits de l’homme) se serait très vite égaré […]

Le film de Thier­ry Michel sur le pro­cès des com­man­di­taires et assas­sins de Flo­ri­bert Che­beya a tout d’abord le très grand mérite d’exister. Si le réa­li­sa­teur belge ne s’était pas lan­cé dans cette périlleuse aven­ture, le meurtre du pré­sident de l’ONG « La voix des sans-voix » (VSV, défense des droits de l’homme) se serait très vite éga­ré dans les oubliettes de l’Histoire.

L’élimination phy­sique de Che­beya est inter­ve­nue dans la nuit du 1er au 2 juin 2010, moins d’un mois avant la fête du Cin­quan­te­naire de l’indépendance. Et quelques jours après avoir annon­cé qu’il allait révé­ler des choses embar­ras­santes pour Kabi­la et son entourage.

Grâce à ce film tour­né durant toute la durée du pro­cès devant la cour mili­taire de Kin­sha­sa, de novembre 2010 à début 2011, les Congo­lais n’oublieront pas Flo­ri­bert Che­beya ; comme ils n’ont pas oublié l’assassinat de Patrice Eme­ry Lumum­ba il y a cin­quante-deux ans. Et la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ne pour­ra pas dire qu’elle « ne savait pas ». Car même si le ou les commanditaire(s) de cet assas­si­nat poli­tique, gros­siè­re­ment dégui­sé en affaire de mœurs, n’ont jamais été clai­re­ment iden­ti­fiés ni inquié­tés, il n’y avait que des hommes en uni­forme bleu devant les juges.

Tout au long des nonante minutes du film, les preuves récol­tées par la jus­tice mili­taire démontrent clai­re­ment que la thèse de départ avan­cée dès les pre­mières heures sui­vant la dis­pa­ri­tion de Flo­ri­bert Che­beya par le chef de la police kinoise n’a aucune consistance.

Quand on voit, face à la camé­ra, le géné­ral Jean de Dieu Ole­ko, le chef de la police pro­vin­ciale de Kin­sha­sa, se dépa­touiller pour ten­ter de convaincre juges et avo­cats que son com­mu­ni­qué de presse dans lequel il cer­ti­fiait qu’il n’y « avait pas de traces visibles de vio­lences » sur le corps de Flo­ri­bert Che­beya est bien de sa main, mais qu’il a signé le texte « dans son ensemble » (sous-enten­du, il n’est pas res­pon­sable des détails qu’il y a dedans), on reste sans voix face à un tel déni. Les pho­tos prises lors de la décou­verte du corps et les résul­tats de l’autopsie démontrent en effet tout le contraire.

Quand la cour mili­taire se déplace pour une recons­ti­tu­tion sur la route de Mata­di, à une tren­taine de kilo­mètres de Kin­sha­sa, là où la voi­ture et le corps de Flo­ri­bert Che­beya ont été retrou­vés (mais pas celui de son chauf­feur qui s’est vola­ti­li­sé), on reste éga­le­ment sans voix devant une véri­té si gros­siè­re­ment niée en bloc.

Devant le pré­sident de la cour, des camé­ras de télé­vi­sion et une foule de témoins, le chef du vil­lage raconte la scène avec force détails, mais ajoute que les habi­tants ne veulent pas témoi­gner direc­te­ment par peur de repré­sailles. « Oui, trois voi­tures se sont arrê­tées au bord de la route », explique-t-il. L’une était la Maz­da gris clair de l’ONG VSV. Les deux autres étaient des véhi­cules de la Police natio­nale congo­laise (PNC). « Après quelques minutes, les deux voi­tures de police sont repar­ties vers Kin­sha­sa », ajoute le chef de village.

Et qu’est-ce que les curieux vil­la­geois ont décou­vert à l’intérieur de la voi­ture ? Le corps inani­mé de Flo­ri­bert Che­beya sur la ban­quette arrière. Son pan­ta­lon était légè­re­ment dégra­fé, un pré­ser­va­tif (usa­gé) trai­nait à ses côtés. Or, quelques heures aupa­ra­vant, le pré­sident des sans-voix s’était ren­du avec son chauf­feur chez John Num­bi, le très redou­té ins­pec­teur prin­ci­pal de la police natio­nale. Il n’en est jamais revenu.

Comme le montre le film, l’enquête de la cour mili­taire a pu retra­cer avec pré­ci­sion le par­cours des GSM des prin­ci­paux incul­pés. Repris sur une carte, ces GSM sont par­tis du siège de la police natio­nale vers l’endroit où l’on a retrou­vé la voi­ture et le corps de Flo­ri­bert Che­beya. Puis, les mêmes télé­phones se sont retrou­vés comme par enchan­te­ment devant la mai­son de cer­tains hauts gra­dés de la police, dans les quar­tiers chics de Kin. Mais quand les juges de la cour mili­taire demandent si tel et tel numé­ro cor­res­pondent bien à tel et tel accu­sé, ceux-ci ne se sou­viennent plus ou affirment — sans vrai­ment convaincre — que ce n’est pas leur numé­ro. Tout le pro­cès est à l’avenant.

Autre détail trou­blant, celui qui est consi­dé­ré comme l’organisateur du meurtre de Che­beya, le géné­ral John Num­bi, un proche du pré­sident Joseph Kabi­la, n’a pas été tra­duit devant la cour mili­taire. Vu son grade, il aurait dû l’être par la Haute Cour mili­taire. Mais pour une rai­son inex­pli­quée, le par­quet en a jugé autre­ment… Sus­pen­du de ses fonc­tions, le géné­ral Num­bi fait tou­jours office de haut res­pon­sable de la police et n’a été cité à com­pa­raitre qu’en qua­li­té de « témoin ».

Fina­le­ment, la cour mili­taire a pro­non­cé quelques peines contre les petites mains de ce « crime d’État ». Par­mi eux, le colo­nel Muku­lay, l’adjoint du géné­ral Num­bi. Ils ont payé pour les intou­chables. Quant au meur­trier pré­su­mé (dont le nom est connu), il est offi­ciel­le­ment en fuite à l’étranger.

Pour ceux qui ne connaissent pas ou très peu le Congo « démo­cra­tique », ce film est aus­si un aver­tis­se­ment. Avant d’introduire une demande de visa pour la RDC, allez voir ce film, juste pour savoir dans quel genre de pays vous met­tez les pieds ; un pays où la jus­tice n’est que paro­die ; un pays où l’impunité règne en maitre ; un pays où rien ne fonc­tionne normalement.

Lors de l’avant-première mon­diale, au kvs à Bruxelles en novembre der­nier, des spec­ta­teurs n’ont pas pu s’empêcher de rire devant ces scènes com­plè­te­ment sur­réa­listes. « Cela vous fait rire ? », ont fait remar­quer des Congo­lais pré­sents dans la salle. Eux, ils avaient plu­tôt envie de pleurer.

Philippe Dansaert


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