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L’accord de Paris, multilatéralisme mou

Numéro 2 - 2016 par Benjamin Denis

mars 2016

La vingt-et-unième confé­rence de l’ONU sur le chan­ge­ment cli­ma­tique a débou­ché sur un accord lar­ge­ment insuf­fi­sant face à la néces­si­té de rame­ner les émis­sions de gaz à effet de serre à zéro pourcent. Rio, en 1992, fai­sait preuve d’un souffle vigou­reux, mais péchait par manque d’opérationalisation. Kyo­to (1997) assi­gnait des objec­tifs quan­ti­fés, mais à un nombre limi­té d’États qui jouissent d’une grande marge de manoeuvre. Les réunions qui suivent se tra­dui­ront par des mar­chan­danges qui affai­blissent les objec­tifs. À Paris, l’impossibilité poli­tique d’universaliser un sys­tème de contraintes conduit à une dyna­mique sem­blable à celle qui pré­vaut en matière de pro­tec­tion inter­na­tio­nale des droits de l’homme et pri­vi­lé­gie l’incitation à la contrainte et à la sanc­tion. Cette poli­tique « idéa­li­sée » risque de n’être pas à la hau­teur de l’enjeu dont tous les scien­ti­fiques recon­naissent l’urgence.

Dossier

« Lorsque les his­to­riens se pen­che­ront sur ​​cette jour­née, ils diront que la coopé­ra­tion mon­diale pour assu­rer un ave­nir à l’abri des chan­ge­ments cli­ma­tiques a pris une nou­velle tour­nure dra­ma­tique ici, à Paris. Aujourd’hui, nous pou­vons regar­der nos enfants et petits-enfants dans les yeux, et enfin leur dire que nous sommes unis pour leur léguer un monde plus habi­table pour eux et pour les géné­ra­tions futures. »
Ban Ki-Moon, secré­taire géné­ral des Nations unies

Non sans lyrisme, bien des voix ont célé­bré le carac­tère « his­to­rique » de l’accord conclu à Paris. Gageons que ces voix ont sur­tout cher­ché à saluer la maes­tria de la diplo­ma­tie fran­çaise et à se réjouir du fait que le sys­tème mul­ti­la­té­ral des Nations unies soit tou­jours capable de déci­sion. Pour le reste, les pre­mières ana­lyses indiquent que le carac­tère his­to­rique de l’accord ne réside en tous les cas pas dans son impact sur le cli­mat puisque les efforts annon­cés sont notoi­re­ment insuf­fi­sants. Peut-être la sin­gu­la­ri­té his­to­rique de cet accord tient-elle en fait à la manière dont il orga­nise la lutte inter­na­tio­nale contre le réchauf­fe­ment de la pla­nète ? Ses prin­ci­pales carac­té­ris­tiques tranchent en effet en bien des points avec le mul­ti­la­té­ra­lisme idéal-typique du som­met de la terre de Rio en 1992, de même qu’elles le dis­tinguent assez net­te­ment de l’architecture du pro­to­cole de Kyo­to. L’accord de Paris incarne un mul­ti­la­té­ra­lisme, certes uni­ver­sel dans sa por­tée, mais atone dans son conte­nu. Il éta­blit un cycle où des contri­bu­tions natio­nales seront exa­mi­nées pério­di­que­ment, mais il n’offre aucune cer­ti­tude que les émis­sions des États main­tien­dront le réchauf­fe­ment en deçà du seuil de dan­ge­ro­si­té ultime tel qu’identifié par les scientifiques.

L’esprit de Rio : entre ambition et pragmatisme

Lorsque l’Assemblée géné­rale des Nations unies a, en décembre 1989, adop­té sa réso­lu­tion « Pro­tec­tion du cli­mat mon­dial pour les géné­ra­tions pré­sentes et futures », elle a défi­ni la fina­li­té des négo­cia­tions en insis­tant sur la néces­si­té d’«élaborer au plus vite une conven­tion-cadre sur le cli­mat, assor­tie de pro­to­coles com­por­tant des enga­ge­ments concrets ». Il ne devait donc pas s’agir d’adopter un texte à por­tée décla­ra­toire, mais bien d’un ins­tru­ment assor­ti d’obligations effec­tives. Signa­lons d’ailleurs que le texte invi­tait les gou­ver­ne­ments et les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales à créer des méca­nismes de finan­ce­ment nou­veaux pour doter les pays en déve­lop­pe­ment de « res­sources finan­cières nou­velles et addi­tion­nelles ». Le texte « décide » éga­le­ment que l’«accès assu­ré des pays en déve­lop­pe­ment aux tech­niques éco­lo­gi­que­ment ration­nelles » et ses rap­ports avec les droits de pro­prié­té intel­lec­tuelle, devraient être étu­diés dans le cadre de la pré­pa­ra­tion du texte de la conven­tion-cadre. On voit sourdre de ce texte emblé­ma­tique, une vision large sinon holis­tique de la ques­tion cli­mat — qui est d’emblée for­mu­lée dans ses liens avec les inéga­li­tés inter­na­tio­nales, mais on per­çoit éga­le­ment un sou­ci évident de concré­tude face à l’urgence climatique.

Nour­rie de ce souffle onu­sien par­ti­cu­liè­re­ment vigou­reux en ces temps où le monde bipo­laire était à l’agonie, la conven­tion-cadre des Nations unies (CCNUCC) adop­tée en 1992 a jeté les bases ins­ti­tu­tion­nelles et nor­ma­tives de la lutte inter­na­tio­nale contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques. Elle a en effet créé la « Confé­rence des par­ties » qui se réunit annuel­le­ment pour mettre en œuvre les dis­po­si­tions de la Conven­tion. Elle a d’autre part énon­cé l’objectif ultime de la Conven­tion : « sta­bi­li­ser les concen­tra­tions atmo­sphé­riques de gaz à effet de serre à un niveau com­pa­tible avec l’absence de per­tur­ba­tion anthro­pique dan­ge­reuse du sys­tème cli­ma­tique ». Elle a éga­le­ment défi­ni les prin­cipes rec­teurs et les enga­ge­ments géné­riques qui doivent gui­der l’action des États contre le réchauf­fe­ment. Par­mi ceux-ci, le « prin­cipe des res­pon­sa­bi­li­tés com­munes mais dif­fé­ren­ciées » a jus­ti­fié une archi­tec­ture des enga­ge­ments binaire. Les pays déve­lop­pés doivent d’une part adop­ter des mesures domes­tiques pour réduire leurs émis­sions et ren­for­cer leurs puits de car­bone. Ils doivent d’autre part four­nir aux pays en déve­lop­pe­ment des res­sources finan­cières « nou­velles et addi­tion­nelles » qui devraient être « pré­vi­sibles et adé­quates ». Comme son nom l’indique, la CCNUCC a donc créé la matrice de la lutte inter­na­tio­nale contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques, mais elle ne l’a pas véri­ta­ble­ment opérationnalisée.

Por­tées sur les fonts bap­tis­maux par l’ambition de doter l’humanité d’instruments effi­caces de pro­tec­tion de l’environnement, les négo­cia­tions de Rio se sont heur­tées aux ten­sions entre déve­lop­pe­ment éco­no­mique et contraintes envi­ron­ne­men­tales d’une part et à la dif­fi­cul­té de conci­lier sou­ve­rai­ne­té natio­nale et res­pon­sa­bi­li­tés par­ta­gées des gou­ver­ne­ments d’autre part. Fruit d’une négo­cia­tion inter­gou­ver­ne­men­tale réunis­sant près de cent-quatre-vingts pays, le texte fina­le­ment adop­té reflète de fra­giles équi­libres et n’a pas véri­ta­ble­ment maté­ria­li­sé le besoin de concré­tude expri­mé par l’Assemblée générale.

Kyoto : une ambition limitée pour un nombre limité de pays

Pour pas­ser à l’opérationnel, il a fal­lu doter le cadre de Rio d’un ins­tru­ment juri­dique addi­tion­nel : le pro­to­cole de Kyo­to de 1997. Kyo­to est un pro­to­cole à la conven­tion-cadre. Il tra­duit les dis­po­si­tions géné­rales de la CCNUCC en ins­tru­ments opé­ra­tion­nels. Ain­si, le cœur de ce texte — l’article 3 — assigne-t-il aux pays déve­lop­pés (lis­tés dans l’annexe 1 de la CCNUCC) de limi­ter leurs émis­sions à une quan­ti­té qui leur est attri­buée pour la période 2008 – 2012 « en vue de réduire le total de leurs émis­sions […] d’au moins 5% par rap­port au niveau de 1990 ». L’annexe B du pro­to­cole ven­tile cet objec­tif col­lec­tif en une série d’objectifs quan­ti­fiés que les pays déve­lop­pés par­ties au trai­té doivent res­pec­ter pour la pre­mière période d’engagement1.

La véri­fi­ca­tion des objec­tifs quan­ti­fiés repose sur un sys­tème pré­cis de comp­ta­bi­li­sa­tion et, en cas de défaut, elle peut abou­tir à la mise en marche d’un méca­nisme de mise en confor­mi­té. La pre­mière carac­té­ris­tique du pro­to­cole de Kyo­to est donc de créer des objec­tifs quan­ti­fiés de réduc­tion (ou de limi­ta­tion) des émis­sions de gaz à effet de serre qui sont impé­ra­tifs pour un groupe de pays durant une période de temps déter­mi­née. En d’autres termes, avec Kyo­to on sait qui va émettre quelle quan­ti­té de gaz dans un inter­valle de cinq ans.

Si le pro­to­cole de Kyo­to assigne à un nombre limi­té d’États des objec­tifs quan­ti­fiés à atteindre dans un calen­drier pré­cis, il leur laisse une grande lati­tude quant aux moyens à uti­li­ser pour les atteindre. Les pays concer­nés peuvent natu­rel­le­ment mettre en place les mesures domes­tiques de leur choix, mais ils peuvent éga­le­ment échan­ger leurs quo­tas d’émissions entre eux, ou mettre en œuvre des pro­jets conjoints. Le pro­to­cole a par ailleurs créé le « méca­nisme pour un déve­lop­pe­ment propre » qui per­met aux pays déve­lop­pés d’utiliser des cer­ti­fi­cats de réduc­tion d’émission géné­rés par des pro­jets de réduc­tion d’émission de gaz à effet de serre sur le ter­ri­toire des pays en déve­lop­pe­ment. La très grande lati­tude lais­sée aux États quant aux moyens à uti­li­ser a très tôt nour­ri le scep­ti­cisme de bien des obser­va­teurs quant à l’intégrité envi­ron­ne­men­tale du trai­té, ou du moins de cer­taines de ses dis­po­si­tions. Ain­si, les méca­nismes de flexi­bi­li­té ont notam­ment ouvert la porte à des pro­jets au béné­fice pour le cli­mat pour le moins incer­tain, per­met­tant ain­si aux pays indus­tria­li­sés par­ties de s’acquitter à bon compte de leurs obligations.

D’autres fai­blesses intrin­sèques ont été intro­duites dans le texte lors des négo­cia­tions de 2001 qui ont pré­cé­dé l’adoption des « accords de Mar­ra­kech » les­quels pré­ci­saient les moda­li­tés de mise en œuvre du pro­to­cole de Kyo­to. Ces négo­cia­tions d’apparence tech­nique ont en réa­li­té don­né lieu à des mar­chan­dages peu hono­rables qui ont contri­bué à affai­blir consi­dé­ra­ble­ment le trai­té. La Rus­sie, ren­due arith­mé­ti­que­ment indis­pen­sable à l’entrée en vigueur du trai­té à la suite de la déci­sion des États-Unis de ne pas le rati­fier, a ain­si obte­nu une quan­ti­té de quo­tas d’émission sans com­mune mesure avec ses émis­sions réelles. De la même manière, en matière de valo­ri­sa­tion des acti­vi­tés fores­tières, elle a arra­ché des conces­sions aus­si sub­stan­tielles que dou­teuses. Le pro­to­cole de Kyo­to a ain­si créé une situa­tion de rente pour un cer­tain nombre de pays (prin­ci­pa­le­ment Rus­sie et Ukraine) dont les droits à émettre sur­pas­saient très lar­ge­ment leurs émis­sions réelles (c’est le fameux « air chaud »). On peut ajou­ter à ce tableau peu glo­rieux des fai­blesses et échap­pa­toires un cer­tain nombre de déro­ga­tions, des défi­ni­tions impré­cises qui réduisent signi­fi­ca­ti­ve­ment la por­tée réelle de l’objectif énon­cé à l’article 3 du protocole.

Dix ans après son entrée en vigueur en 2005, ces lacunes intrin­sèques appa­raissent néan­moins sub­si­diaires au regard de la prin­ci­pale fai­blesse du sys­tème Kyo­to qui réside dans son manque d’universalité. D’une part, il demeure construit sur une caté­go­ri­sa­tion géo­po­li­tique qui ne cor­res­pond plus à la réa­li­té éco­no­mique contem­po­raine puisque seuls les pays consi­dé­rés comme déve­lop­pés en 1992 (à savoir les pays de l’annexe 1) se voient assi­gnés des objec­tifs de limi­ta­tion de leurs émis­sions. Emblé­ma­tique de cette mar­gi­na­li­té du sys­tème Kyo­to, aucune obli­ga­tion de limi­ta­tion de ses émis­sions n’échoit à la Chine, pour­tant prin­ci­pal émet­teur de CO2 en valeur abso­lue depuis dix ans. D’autre part, la non-rati­fi­ca­tion du texte par les États-Unis ain­si que le retrait du Cana­da, ou le refus du Japon et de la Rus­sie d’accepter de nou­veaux enga­ge­ments au titre de la seconde période d’engagement, ont éga­le­ment por­té atteinte à la cré­di­bi­li­té du sys­tème Kyo­to. L’absence des prin­ci­paux pays émet­teurs du sys­tème d’obligations créé par l’article 3 du pro­to­cole de Kyo­to rend celui-ci inef­fi­cace pour l’environnement et injuste éco­no­mi­que­ment. L’efficacité d’un trai­té inter­na­tio­nal de lutte contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques dont les obli­ga­tions ne couvrent qu’une quin­zaine de pour­cents des émis­sions mon­diales de gaz à effet de serre est com­pa­rable à celle d’un trai­té de paix qui ne serait signé que par des bel­li­gé­rants secondaires.

Si les fai­blesses et limites du pro­to­cole de Kyo­to sont indé­niables, il repré­sente néan­moins la concré­ti­sa­tion impar­faite de l’ambition de doter la lutte inter­na­tio­nale contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques d’un trai­té avec des dents : des objec­tifs quan­ti­fiés cal­cu­lés sur une base com­mune, un calen­drier pré­cis, des moda­li­tés de comp­ta­bi­li­sa­tion stan­dar­di­sées et un méca­nisme de mise en confor­mi­té. La grande réti­cence des États-Unis à se lier à des trai­tés inter­na­tio­naux contrai­gnants, de même que le refus des pays émer­gents d’accepter d’intégrer le même régime d’obligations que celui des pays déve­lop­pés, expliquent en grande par­tie pour­quoi le modèle Kyo­to n’a pas ser­vi de matrice aux négo­cia­tions qui ont pré­pa­ré le texte de l’accord de Paris. Face à l’impossibilité poli­tique, deve­nue patente à Copen­hague en 2009, d’universaliser un sys­tème de contraintes com­pa­rable à celui du modèle Kyo­to, les négo­cia­tions ont pro­gres­si­ve­ment ébau­ché un sys­tème uni­ver­sa­li­sable, quitte à négli­ger la den­si­té nor­ma­tive que semble pour­tant exi­ger l’urgence climatique.

Paris : ambition collective et contributions volontaires

L’accord de Paris fait 11 pages et com­porte 29 articles. En son article 2, il évoque le ren­for­ce­ment de la mise en œuvre de la conven­tion-cadre et plus géné­ra­le­ment celui de la réponse glo­bale à la menace que consti­tue le chan­ge­ment cli­ma­tique. Cet article énonce sur­tout expli­ci­te­ment que l’objectif col­lec­tif doit être de main­te­nir « l’élévation des tem­pé­ra­tures moyennes glo­bales bien en des­sous de 2 °C par rap­port aux niveaux de l’ère pré­in­dus­trielle et de pour­suivre les efforts pour limi­ter l’augmentation de tem­pé­ra­ture à 1,5 °C ». À cet objec­tif de limi­ta­tion à long terme de l’élévation des tem­pé­ra­tures, l’article 4 ajoute celui « d’atteindre un pic des émis­sions glo­bales de gaz à effet de serre le plus rapi­de­ment pos­sible » et de « réa­li­ser l’équilibre entre les émis­sions anthro­piques et leur absorp­tion au cours de la seconde moi­tié de ce siècle » (Nous tra­dui­sons). Si l’accord de Paris com­porte un élé­ment his­to­rique et nova­teur, sans doute réside-t-il dans ces phrases des articles 2 et 4. En effet, aucun trai­té inter­na­tio­nal n’avait jusque-là signi­fié aus­si clai­re­ment que l’humanité devait avoir l’économie zéro émis­sions de CO2 comme hori­zon immé­diat (la seconde moi­tié de ce siècle).

Le cœur opé­ra­tion­nel de l’accord réside ici aus­si dans l’article 3. Là où le pro­to­cole de Kyo­to fixait des quo­tas natio­naux d’émission pour une période d’engagement pour cha­cun des pays de l’annexe 1 de la conven­tion-cadre, l’accord de Paris dis­pose qu’afin d’atteindre l’objectif col­lec­tif énon­cé à l’article 2, toutes les par­ties entre­pren­dront et com­mu­ni­que­ront leurs efforts via des « contri­bu­tions déter­mi­nées au niveau natio­nal » — NDCs dans le jar­gon. Chaque État devra com­mu­ni­quer une NDC tous les cinq ans et chaque NDC devra repré­sen­ter un « pro­grès » par rap­port à la contri­bu­tion pré­cé­dente. Deux chan­ge­ments sont à sou­li­gner par rap­port au sys­tème Kyo­to. Le pre­mier réside dans l’échelle du dis­po­si­tif qui n’est plus limi­té à une caté­go­rie de pays, mais semble désor­mais poten­tiel­le­ment uni­ver­sel puisque 160 contri­bu­tions repré­sen­tant 188 pays ont été enre­gis­trées par le secré­ta­riat de la CCNUCC.

Le second chan­ge­ment à sou­li­gner est le pas­sage d’un « enga­ge­ment » pré­ci­sé­ment quan­ti­fié et assor­ti d’une année de réfé­rence com­mune, à une « contri­bu­tion » dont les moda­li­tés d’énonciation sont lais­sées à la dis­cré­tion des Par­ties. L’examen des prin­ci­pales contri­bu­tions révèle une très grande hété­ro­gé­néi­té dans la pré­sen­ta­tion des objec­tifs. Par exemple, l’Union euro­péenne s’est prin­ci­pa­le­ment enga­gée à réduire ses émis­sions d’au moins 40% d’ici à 2030 par rap­port à leur niveau de 1990 alors que les États-Unis vise­ront à réduire leurs émis­sions de 26 à 28% d’ici à 2025 par rap­port aux niveaux de 2005. La Chine s’est, quant à elle, prin­ci­pa­le­ment enga­gée à atteindre le pic de ses émis­sions aux alen­tours de 2030 et à réduire ses émis­sions de CO2 par uni­té de PIB de 60 à 65% par rap­port à leurs niveaux de 2005. Années de réfé­rences dif­fé­rentes, échéances dif­fé­rentes, objec­tifs abso­lus et objec­tifs rela­tifs, objec­tifs par rap­port à des émis­sions his­to­riques et objec­tifs cal­cu­lés sur la base de pro­jec­tions, la grande varié­té des for­mules pré­sen­tées dans les contri­bu­tions de Paris tranche avec les objec­tifs propres à Kyo­to où, pour l’essentiel, les objec­tifs des pays, bien que de niveaux dif­fé­rents, sont de for­mats iden­tiques : une quan­ti­té d’émission pré­ci­sé­ment quan­ti­fiée qui repré­sente le pour­cen­tage des émis­sions enre­gis­trées lors d’une année de référence.

La prin­ci­pale inquié­tude que l’on peut for­mu­ler quant à un tel sys­tème de contri­bu­tions volon­taires réside dans la dif­fi­cul­té de faire coïn­ci­der l’objectif col­lec­tif avec l’effet agré­gé de contri­bu­tions indi­vi­duelles. Les négo­cia­teurs sont d’ailleurs par­fai­te­ment conscients du pro­blème puisque la déci­sion qui accom­pagne l’accord sti­pule clai­re­ment que la somme des contri­bu­tions natio­nales remises aux Nations unies avant la COP21 indique des niveaux d’émission pour 2025 et 2030 qui sont incom­pa­tibles avec les scé­na­rios d’émission qui donnent une chance sta­tis­ti­que­ment rai­son­nable de main­te­nir le réchauf­fe­ment en deçà de 2 °C par rap­port à la période pré­in­dus­trielle. Le consor­tium de recherche « Cli­mate Action Tra­cker » a cal­cu­lé que, si tous les États concré­ti­saient inté­gra­le­ment les inten­tions pré­sen­tées dans leurs NDCs, le monde serait sur la voie d’un réchauf­fe­ment de l’ordre de 2,7 °C alors que les poli­tiques exis­tantes nous mène­raient quant à elles vers un réchauf­fe­ment de 3,6 °C d’ici à 2100. Il faut gar­der à l’esprit que ces cal­culs très théo­riques se basent sur des inten­tions qui doivent le plus sou­vent encore être tra­duites en poli­tiques concrètes, et que ces poli­tiques devront encore sor­tir leurs effets, les­quels sont par défi­ni­tion gre­vés d’incertitudes. Bref, le fos­sé entre l’ambition col­lec­tive et la réa­li­té des efforts indi­vi­duels est des plus profonds.

Com­ment pal­lier cette faille fon­da­men­tale et faire en sorte que la somme des contri­bu­tions indi­vi­duelles se rap­proche du scien­ti­fi­que­ment néces­saire ? Dif­fé­rentes dis­po­si­tions du texte de l’accord de Paris ont été conçues pour ten­ter de sus­ci­ter une aug­men­ta­tion pro­gres­sive des efforts indi­vi­duels. Tout d’abord, les contri­bu­tions devront être revues à la hausse tous les cinq ans. Signa­lons d’ailleurs que, dès le dépôt de leurs ins­tru­ments de rati­fi­ca­tion, les pays auront la pos­si­bi­li­té de com­mu­ni­quer une contri­bu­tion amé­lio­rée. Au-delà, un gou­ver­ne­ment peut amé­lio­rer sa contri­bu­tion à n’importe quel moment, un peu comme si le légis­la­teur lais­sait la pos­si­bi­li­té à chaque contri­buable d’augmenter à tout moment sa contri­bu­tion aux finances de l’État.

À côté de cette pos­si­bi­li­té d’amélioration volon­taire, l’accord de Paris pré­voit la mise en place d’un « cadre de trans­pa­rence » qui doit être mis en œuvre « de manière faci­li­ta­tive, non intru­sive, non puni­tive, en res­pec­tant la sou­ve­rai­ne­té natio­nale » (nous tra­dui­sons). En clair, chaque par­tie devra com­mu­ni­quer régu­liè­re­ment un inven­taire de ses émis­sions et l’information néces­saire pour suivre les pro­grès dans la mise en œuvre de sa contri­bu­tion natio­nale. Ces infor­ma­tions ser­vi­ront de base à un exa­men indi­vi­duel (« review ») dont les moda­li­tés res­tent lar­ge­ment à défi­nir, mais qui pour­rait débou­cher sur des recom­man­da­tions d’amélioration des contri­bu­tions. Ce dis­po­si­tif sera assor­ti d’un « état des lieux glo­bal » (« Glo­bal stock­take ») qui devra éva­luer régu­liè­re­ment les pro­grès accom­plis en vue d’atteindre les objec­tifs énon­cés dans l’article 2, mais éga­le­ment la mobi­li­sa­tion des res­sources finan­cières au béné­fice des pays en déve­lop­pe­ment. Enfin, un méca­nisme de « faci­li­ta­tion de la mise en œuvre et de pro­mo­tion du res­pect des dis­po­si­tions de l’accord » consis­te­ra en un comi­té d’experts qui rap­por­te­ra régu­liè­re­ment à la confé­rence des Par­ties agis­sant comme réunion des Par­ties à l’accord de Paris.

L’accord de Paris ins­ti­tue ain­si un cycle glo­bal de « contri­bu­tions-rap­por­tage-exa­men-révi­sion ». Les Par­ties sou­met­tront tous les cinq ans leurs contri­bu­tions. Elles devront ensuite rendre compte de leurs actions concrètes et de leurs effets. Les infor­ma­tions ain­si trans­mises seront trai­tées et ana­ly­sées tant indi­vi­duel­le­ment qu’agrégées. Enfin, des recom­man­da­tions pour­ront être énon­cées à l’adresse des Par­ties. Le finan­ce­ment, que nous n’avons que très peu évo­qué jusqu’ici, répond au même sché­ma : contri­bu­tion volon­taire, rap­por­tage, exa­men tech­nique et recom­man­da­tions. En cela, l’accord de Paris repose sur une dyna­mique inci­ta­tive et réflexive : l’obligation de rendre des comptes est cen­sée mener les États Par­ties à aug­men­ter l’ambition de leurs poli­tiques cli­ma­tiques. Il incarne une concep­tion du droit, et plus par­ti­cu­liè­re­ment du droit inter­na­tio­nal, qui pri­vi­lé­gie l’incitation à la sanc­tion et à la contrainte. Les États-Unis, qui semblent très satis­faits de l’accord ne s’y sont d’ailleurs pas trom­pés. Un de leurs négo­cia­teurs confiait lors d’une inter­view accor­dée alors que les lam­pions de la COP21 étaient à peine éteints : « Les objec­tifs ne sont pas contrai­gnants ; les élé­ments qui sont obli­ga­toires sont com­pa­tibles avec les accords pré­cé­dents » (nous tra­dui­sons). L’accord de Paris ne s’appuie pas sur la contrainte, il parie sur la réflexi­vi­té dont les États seraient capables.

Il pro­cède aus­si d’une concep­tion fina­le­ment assez « idéa­liste » de l’action poli­tique. On prête des ver­tus morales aux ins­ti­tu­tions éta­tiques et on les pré­sume capable de pro­gres­ser, de s’amender, de modi­fier leurs actions pour anti­ci­per de puta­tifs effets de répu­ta­tion que l’examen de leurs contri­bu­tions pour­rait sus­ci­ter. Cette poli­tique du rap­por­tage est pra­ti­quée depuis de nom­breuses années dans le domaine de la pro­tec­tion inter­na­tio­nale des droits de l’homme via l’examen pério­dique uni­ver­sel par exemple. On lais­se­ra au lec­teur le soin de se for­ger une opi­nion quant à l’efficacité de ces dis­po­si­tifs de pro­tec­tion des droits humains. On se conten­te­ra ici de sou­li­gner que les pré­co­ni­sa­tions des scien­ti­fiques en matière de scé­na­rios d’émission ne semblent guère com­pa­tibles avec la tem­po­ra­li­té hau­te­ment incer­taine de ces dis­po­si­tifs. Com­ment attendre d’un tel cycle qu’il per­mette de réduire les émis­sions glo­bales à zéro en quelques décen­nies ? Les don­nées des scien­ti­fiques appellent de la chi­rur­gie lourde, et la poli­tique inter­na­tio­nale du cli­mat crée un groupe de parole.

Le carac­tère « idéa­liste » de ce type de poli­tique se révèle aus­si dans la com­plète décon­nexion entre les négo­cia­tions cli­mat et la maté­ria­li­té des émis­sions. Aucune source d’émission n’est men­tion­née dans l’accord de Paris empê­chant ain­si de doter le monde d’instruments spé­ci­fiques orga­ni­sant la coopé­ra­tion des États pour ban­nir cer­taines tech­no­lo­gies et acti­vi­tés notoi­re­ment nocives pour le cli­mat, sur le modèle par exemple des trai­tés de désar­me­ment et de lutte contre la pro­li­fé­ra­tion des armes nucléaires.

L’accord conclu à Paris au terme de la vingt-et-unième confé­rence des Par­ties à la conven­tion-cadre des Nations unies sur les chan­ge­ments cli­ma­tiques laisse à voir un type de mul­ti­la­té­ra­lisme par­ti­cu­liè­re­ment fri­leux. Loin de concré­ti­ser les aspi­ra­tions qui avaient por­té les textes adop­tés à Rio en 1992, le texte dont la COP21 a accou­ché crée un cadre poli­tique fina­le­ment assez creux dont le centre de gra­vi­té repose sur des contri­bu­tions natio­nales remises à échéances régu­lières par les dif­fé­rents États. En dehors des contri­bu­tions natio­nales quin­quen­nales, n’y cher­chez ni aban­don — même par­tiel — de sou­ve­rai­ne­té, ni méca­nisme de finan­ce­ment inno­vant, ni l’embryon d’un dis­po­si­tif ques­tion­nant l’ordre éco­no­mique actuel, ni même une obli­ga­tion juri­di­que­ment contrai­gnante inédite. Bien des ques­tions tech­niques devront être tran­chées dans les années qui viennent pour don­ner à l’accord de Paris sa forme défi­ni­tive et l’avenir dira si l’enthousiasme qui a accueilli la fin de la COP21 était jus­ti­fié. Si les dis­po­si­tions décrites ci-des­sus par­ve­naient à main­te­nir le réchauf­fe­ment en deçà du seuil de dan­ge­ro­si­té, ce serait bien la pre­mière fois dans l’histoire que l’autocontrainte, le rap­por­tage et des pro­cé­dures d’examen tech­nique pro­vo­que­raient des trans­for­ma­tions sociales aus­si radi­cales que celles requises par l’urgence climatique.

  1. La confé­rence de Doha de 2012 a per­mis l’adoption d’un amen­de­ment au pro­to­cole (l’amendement de Doha) qui crée prin­ci­pa­le­ment une deuxième période d’engagement qui couvre la période 2013 – 2020.

Benjamin Denis


Auteur

Benjamin Denis est spécialiste de la politique internationale du climat.