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L’accompagnement vers le monde des vivants
Éric Janssens est le premier substitut du procureur du Roi au parquet de Nivelles, responsable de la section jeunesse/famille et le président de l’Union francophone des magistrats de la jeunesse. Persuadé du bienfondé de la justice restauratrice, il promeut cette pratique dans une société qui tend le plus souvent à donner des réponses sécuritaires à la criminalité. Comme sa fonction est de recréer le lien social, la justice doit mettre en place des mesures d’accompagnement et d’éducation — et non pas rester dans la logique de l’enfermement — qui vont permettre aux auteurs, comme aux victimes, de se réinsérer dans la société.

Alexis Van Doosselaere : Il existe une véritable différence dans la façon dont la justice traite les mineurs et les majeurs. Essaie-t-on plutôt de protéger les mineurs tandis que, pour les adultes, on reste dans la punition ?
Éric Janssens : Je trouve que le terme protéger est une image un peu dépassée. Cependant, il est vrai que l’on reste très fort dans la punition avec les majeurs. On essaie plutôt d’accompagner les mineurs, de participer à leur éducation. La majorité de nos mineurs sont des jeunes en danger, mais parmi ceux-ci la proportion de transgresseurs est très limitée et majoritairement masculine. Il n’existe qu’une institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ) pour filles contre cinq pour garçons. La délinquance est un mode d’expression. Quel est le sens de celle-ci ? C’est une question valable pour les enfants et pour les adultes.
L’aide à la jeunesse répond par l’éducation parce qu’on a la vision d’un avenir possible. Ce n’est pas le même raisonnement qui est suivi actuellement pour les majeurs. Le problème du modèle pénal, c’est que contrairement à la protection de la jeunesse, qui est très bienveillante et propose différentes réponses, on répond à une peine par une peine. Il faut sortir de ce mal pour le mal. C’est pour ça que l’avenir est à la justice restauratrice. C’est vraiment fondamental. Il faut avoir pour les majeurs la même logique que pour les mineurs. Même si, d’un point de vue technique, l’éducation des majeurs est logiquement terminée et qu’ils sont responsables de leurs actes devant la loi, on sait tous très bien que l’être humain peut évoluer toute sa vie. L’éducation bien comprise, c’est l’éducation permanente, et tous les mécanismes de formation, d’éducation sont tout à fait possible jusqu’à la fin de sa vie.
AVD : Ce qui se fait actuellement dans le secteur de l’aide à la jeunesse, c’est de la justice restauratrice ?
ÉJ : La justice restauratrice est la continuation logique de l’approche éducative que l’on met en place chez les mineurs. L’éducation est la seule réponse qui a du sens. Ce n’est pas ce qu’on fait avec un jeune qui a du sens, mais le sens que ça va avoir pour lui et pour sa famille. À l’unanimité des professionnels, il faut privilégier les modèles éducatifs, même si ça va à l’encontre d’une certaine opinion publique maintenue dans l’émocratie, dans l’émotion, par une certaine presse et une certaine tendance politique. Tous les professionnels sont d’accord, que ce soit au Nord ou au Sud du pays.
AVD : Qu’est ce que le cadre éducatif et à quel moment la justice doit-elle intervenir ?
Pour éduquer, l’amour ne suffit pas. Il faut pouvoir offrir un cadre éducatif. Ce cadre doit être mis en place par les parents. Ce sont eux les premiers partenaires avec lesquels il faut travailler. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, il y a une défaillance dans le rôle parental, la société doit prendre le relais. En fait, c’est toute la chaine éducative qui doit être mobilisée du début à la fin. En tant que magistrat de la jeunesse, je me définis tout à fait comme un éducateur. Je fais partie de cette chaine, mais j’interviens assez tard dans les processus et il faut espérer que les premiers maillons fonctionnent correctement. Si les besoins fondamentaux de la pyramide de Maslow ne sont pas rencontrés, la société doit, de manière très bienveillante, apporter un soutien et pallier ces carences.
Il faut permettre à la famille d’accompagner l’enfant vers l’ouverture au monde. Éduquer c’est ex ducere, c’est créer de l’autonomie, c’est la pluralité des appartenances. La famille et puis le quartier sont des lieux de l’intervention importants. Néanmoins, selon moi, l’école est le premier lieu politique vraiment fort. L’école doit sortir de sa mission de simplement enseigner, mais devenir un véritable lieu d’éducation. Pour ça, il faut doter les écoles d’équipes pluridisciplinaires : étoffer les PMS et les IMS (inspection médicale scolaire). Il faut créer des équipes intégrées sur le modèle des équipes de sos-enfants au sein de chaque école, qui doivent avoir la capacité d’appréhender les problématiques éducatives pour décharger les enseignants. Ceux-ci restent tout de même concernés, car tout cela doit rester un projet global et il faut éviter une segmentation des rôles. Comme Madame la professeure Françoise Tulkens, devenue l’une de nos plus éminentes magistrates, le disait déjà dans les années quatre-vingt, sur la base d’études scientifiques précises, une intervention massive sur les lieux de vie est extrêmement rentable et utile.
Il faut espérer que la justice puisse agir par de l’aide consentie, mais l’aide contrainte peut s’avérer nécessaire. En fait, le parquet de la Jeunesse est un acteur de déjudiciarisation : 90% des dossiers qu’il traite vont être redirigés vers une approche d’aide non judiciaire. Quand c’est nécessaire, on doit faire usage de la contrainte dans l’accompagnement des jeunes et des familles, à usage strictement limité. Ce faisant, on fait de la bonne justice, car la fonction judiciaire est de recréer le lien social. Si on prend la problématique de la transgression des mineurs, on est dans la logique de cette réponse éducative. C’est-à-dire qu’on reste dans le respect strict de la loi, avec une confrontation à la norme. L’explication de la norme, c’est mon rôle à moi en tant que procureur du Roi. Par contre, si on peut exiger d’un jeune qu’il respecte la loi, la responsabilité sociétale est de lui donner les moyens de respecter ce cadre. On doit l’éduquer pour ça. Les deux vont de pair. Cela est valable autant pour les mineurs que pour les majeurs. La société prend sa part de responsabilité dans la transgression. Une transgression est d’abord une responsabilité individuelle de l’auteur, parentale ensuite, quand ce sont des mineurs, et enfin sociétale.
Le problème aujourd’hui, c’est que l’aide à la jeunesse fonctionne trop dans la demande des adultes et pas suffisamment selon les besoins criants du jeune. C’est la limite du secteur.
AVD : La contrainte n’est-elle pas un argument de plus pour des personnes qui en veulent déjà beaucoup à la société ?
ÉJ : Le premier principe de l’aide à la jeunesse est la non-intervention. L’intervention est déjà une entorse aux principes du secteur. Malheureusement, il faut cesser de penser que tout le monde veut s’en sortir. L’accompagnement contraint est indispensable dans certains cas. Une contrainte peut être nécessaire pour former une alliance entre le jeune et celui qui apporte de l’aide, le thérapeute, face au « méchant juge ». Paradoxalement, c’est parfois en forçant les choses que l’on pourra promotionner la création d’appartenances multiples et mener le jeune vers l’épanouissement. Cela peut paraitre paradoxal, mais la contrainte peut ouvrir un champ des possibles.
De plus, on a tendance dans le secteur de l’aide à la jeunesse à laisser le mauvais rôle au pouvoir judiciaire et au policier. Tout éducateur doit venir avec une mission globale. Dans beaucoup de cas, on assiste à un délitement total de l’autorité. Celle-ci est néanmoins nécessaire, si elle reste bienveillante. Comme le dit si bien monsieur Huyteraeghe, le fondateur du premier centre orthopédagogique de Braine-le-Château : « La sanction doit être bienveillante, car sinon elle est vécue comme une injustice de plus pour quelqu’un qui est déjà très abimé par un parcours difficile. »
AVD : Quelles sont concrètement les mesures mises en place dans la loi pour la pratique de la justice restauratrice ?
ÉJ : Pour ce qui est de la jeunesse, l’ensemble de la procédure est restauratrice. À partir du moment où elle est tournée vers l’avenir, une amélioration des comportements est possible, ainsi qu’une réconciliation entre le jeune et la société. Mais l’aide à la jeunesse a beaucoup de progrès à faire avec la personne préjudiciée. Heureusement, il est actuellement inscrit dans les textes que, avant d’aller chez un juge, on doit impérativement se poser la question de la médiation. Pour les mineurs, la logique de la restauration est inscrite dans la loi et c’est formidable.
Pour les majeurs, si les dispositifs existent, leur utilisation est encore trop laissée à l’appréciation de magistrats débordés, qui sont encore très seuls pour décider. Les systèmes qui existent pour les majeurs ne sont pas suffisamment exploités. On a créé les maisons de justice dans cet esprit, pour rendre la justice plus accessible et pour mettre plus de lien social. Je dis souvent de manière schématique qu’il faut moins de murs, mais plus de relations humaines. On reste beaucoup trop dans l’institutionnel alors qu’on est en mesure d’avoir des stratégies relationnelles fortes qui permettent de sortir de cette logique carcérale et institutionnelle.
Théoriquement, on a les possibilités, mais on n’a pas encore réellement mis la justice restauratrice en pratique dans la société. Comme pour les mineurs d’ailleurs, où on répond très fort par les IPPJ. Les seuls investissements que l’on a faits dans l’aide à la jeunesse c’est pour de l’institutionnel dur, contraignant, carré. Tous les praticiens s’accordent pourtant à dire, y compris au sein des IPPJ, que le lien, l’authenticité de ce lien que l’on a avec ce jeune, est le plus important. Le lien et la rencontre sont les seuls outils que l’on a dans l’éducation. Le mot magique du délégué général aux droits de l’enfant résume bien le cheminement qu’il faut effectuer avec le jeune : l’accompagnement. Il n’y a que ça qui fonctionne.
En fait, l’accompagnement signifie se mettre à côté de la personne. Il s’agit d’essayer de comprendre comment celle-ci décode le monde, d’entrer dans sa subjectivité et ensuite d’essayer de l’aider. Il faut se mettre en empathie et puis chercher des pistes. C’est le côté thérapeutique, tandis que le rôle de l’autorité publique est d’être présente, avec des exigences très formelles dans la loi. Mon rêve, c’est d’importer ce modèle auprès des majeurs. Il y a moyen de cadrer les gens avec des stratégies relationnelles, où les intentions sont déclarées.
AVD : Est-ce que vous avez l’impression que la pratique actuelle de la justice ne se soucie pas suffisamment des conséquences de l’enfermement et de l’après celui-ci ?
ÉJ : Je ne connais qu’une façon de rendre la justice, c’est de remettre les gens dans des appartenances multiples porteuses. L’autonomie, c’est la pluralité des attachements. Quand on voit la solitude des personnes incarcérées, le très faible niveau d’instruction… On est dans une logique où c’est le plus petit qu’on écrase. On cible des catégories socioéconomiques fort défavorisées et on ne se donne pas les moyens de la réinsertion. Lorsqu’un pédophile multi-récidiviste sort de prison après x années, il est parfois toujours aussi dangereux. On s’est tellement focalisé sur la réponse répressive qu’on a remis des bombes dans la société. La sortie devrait être la première chose à laquelle on pense lorsque l’on enferme une personne ! Et on est très loin du compte aujourd’hui.
L’accompagnement postinstitutionnel qui est mis en place en IPPJ par contre, c’est exactement ce qu’il faut inventer en prison. Les gens sont incarcérés car il y a eu des faits très lourds, mais il faut pouvoir trouver un lien pluriel, avec une vraie stratégie relationnelle et un contrôle social assuré. L’accompagnement, c’est plus humain car c’est faire revenir dans le monde des hommes. Il faut permettre à la vie sociale de reprendre après la punition. Comme je l’ai dit, la fonction fondamentale de la justice, c’est de recréer le lien social. Ce qui est en contradiction totale avec l’idéologie capitaliste et l’individualisme actuel. On assiste dans notre société à un délitement total du lien social.
On ne peut pas se contenter d’analyser l’acte. Il faut aussi se pencher sur la souffrance des gens. Pour avoir du sens, les réponses doivent être individuelles. L’aide à la jeunesse fait du sur-mesure contrairement au pénal qui fait malheureusement du prêt-à-porter. Chaque transgression a sa signification et s’insère dans un parcours de vie. Pour faire en sorte qu’il y ait réparation et restauration, et empêcher la récidive, il faut aller à la rencontre de la personne et de ses souffrances, tout en mettant des exigences très claires dès le début.
La logique de la justice restauratrice est de rendre les gens acteurs de leur vie. Il s’agit de remettre les responsabilités naturelles où elles sont. Les IPPJ et les prisons sont des milieux artificiels où le comportement conformiste peut suffire. Ce drame commun fait qu’un détenu peut très bien se comporter à l’intérieur de ces institutions, mais ce n’est pas du tout la preuve qu’il pourra en faire de même une fois sorti.
Actuellement, on a toujours le très mauvais réflexe de rassembler tous les gens qui ont le même problème dans un même lieu. On crée alors des chaudrons explosifs. C’est pour ça que la prison est tellement criminogène. Il faut faire attention à la stigmatisation quand on met un jeune en IPPJ et qu’on lui colle une étiquette. Je me bats chaque fois pour pouvoir leur dire en face que je ne connais pas de jeunes délinquants, mais des jeunes qui transgressent la loi. Si on colle des étiquettes, les gens vont s’y conformer.
AVD : Vous faites partie de l’Union francophone des magistrats de la jeunesse, est-ce que ces idées de justice restauratrice, d’accompagnement sont répandues parmi les magistrats et les différents acteurs de la justice ?
ÉJ : Globalement la sensibilité de l’Union des magistrats va dans ce sens. Parce qu’on le pratique au quotidien et qu’on y a été forcé. Malheureusement, il reste extrêmement compliqué de parler d’institutions à vocations différentes. On est plutôt dans une période de recul par rapport aux idées nouvelles. De manière nombriliste, la direction générale de l’Aide à la jeunesse (DGAJ) se referme un peu sur elle-même. Il y a vraiment, dans toute la Communauté française, cette perte de vision de la nécessité de l’ouverture du système. Pour qu’un système soit performant, il faut qu’il soit tourné vers l’extérieur. Le premier signe d’une famille maltraitante est d’ailleurs son cloisonnement… Aujourd’hui, le risque majeur, c’est que toute l’administration de l’Aide à la jeunesse, tout comme l’administration pénitentiaire, se ferme sur elle-même. La justice restauratrice vient pousser la porte et certains ne sont pas encore prêts à l’accueillir, alors que cette justice est beaucoup plus pertinente qu’une justice aveuglement répressive. Les fonctionnements institutionnels et le jeu politique qui gangrènent les administrations participent à cette fermeture.
En tant que président de l’Union, j’ai l’impression que certaines personnes exercent un pouvoir. C’est dramatique dans un service public. Il faut qu’il y ait une égalité de tous ceux qui ont leur mot à dire dans le processus. C’est cette pluralité de regards, de compétences, qui, sans museler qui que ce soit, va permettre un regard plus nuancé de problèmes très complexes. Les juristes sont assez peu compétents pour appréhender les réalités humaines. Les magistrats doivent donc, en gardant leur pouvoir de décision, être intégrés dans des équipes pluridisciplinaires. Dans cette recherche commune de solutions, il faut une égalité. Il faut une culture de regard pluriel, d’échange. La manière d’accoucher la décision doit être commune.
Pour donner une réponse humaine à un problème humain, il faut étoffer les professionnels et leur donner ces équipes multidisciplinaires et faire une synthèse. Cette pluralité va permettre d’arriver à un véritable apaisement pour les victimes et pour les auteurs — ce qui n’est pas incompatible.
Énormément d’acteurs du secteur psycho-médico-social ne connaissent pas bien leur réseau. La première chose à faire est de s’articuler avec les autres réponses sociétales pour pouvoir tenir pleinement son rôle à soi, être bien clair sur les limites de ce qu’on va faire et pas faire.
AVD : De plus en plus de discours politiques montrent une certaine tendance à choisir la répression et des mesures sécuritaires face à la criminalité. Qu’en est-il sur le terrain ?
ÉJ : Par rapport aux auteurs, on est actuellement en régression. Il y a cette
illusion qu’en mettant des gens à l’écart de la société, en les laissant mariner, il va se passer quelque chose. En fait, c’est exactement l’inverse qui se passe. La vie est évolutive, soit positivement, soit négativement. En prison, la vie évolue négativement aujourd’hui. J’étais abasourdi d’entendre Antonio Buonatesta de l’asbl Médiante, qui pratique au quotidien la justice restauratrice, dire qu’on était en régression sur les réponses restauratrices, que beaucoup de personnes ne prenaient pas au sérieux le projet formidable de la justice restauratrice.
J’ai toujours dit que la protection de la jeunesse était le laboratoire du pénal. Toutes les évolutions marquantes qui ont eu lieu en pénal s’inspiraient de pratiques antérieures en aide et en protection de la jeunesse. Plutôt que de faire lorgner les gens vers un durcissement des politiques envers les jeunes, il faut faire l’inverse et traiter les majeurs avec la même bienveillance. Une autorité doit toujours être bienveillante, elle doit toujours postuler qu’à terme chaque personne a sa place dans la société. Même si on va vers de l’enfermement, il faut le faire avec le plus d’humanité possible. Comme c’est le cas à Braine-le-Château, par exemple, avec une véritable action éducative. L’enfermement est déjà tellement dégradant. Actuellement, on est effectivement très loin de cette vision. Même si on a récemment fait quelques progrès avec la victimologie, il est stupide que l’on régresse en matière de justice restauratrice alors que c’est la seule voie possible. On rame donc à contre-courant pour l’instant. Pourtant, quand on met en place des réponses précoces, cadrantes, fermes, mais bienveillantes, on voit que ça fonctionne.
Propos recueillis par Alexis Van Doosselaere