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KunstenFESTIVALdesarts

Numéro 6 - 2015 par Joëlle Kwaschin

septembre 2015

Créé en 1994 par Frie Ley­sen, le Kuns­ten­FES­TI­VAL­de­sarts, dès son inti­tu­lé, brouille les genres : mêlant minus­cules et majus­cules, le néer­lan­dais et le fran­çais, obli­geant à prendre sa res­pi­ra­tion pour le pro­non­cer d’un seul tenant…, image d’une volon­té ambi­tieuse de dépas­se­ment des fron­tières des com­mu­nau­tés à Bruxelles et des dis­ci­plines artis­tiques. Abré­gé en Kuns­ten, chaque année, pen­dant le […]

Créé en 1994 par Frie Ley­sen, le Kuns­ten­FES­TI­VAL­de­sarts, dès son inti­tu­lé, brouille les genres : mêlant minus­cules et majus­cules, le néer­lan­dais et le fran­çais, obli­geant à prendre sa res­pi­ra­tion pour le pro­non­cer d’un seul tenant…, image d’une volon­té ambi­tieuse de dépas­se­ment des fron­tières des com­mu­nau­tés à Bruxelles et des dis­ci­plines artis­tiques. Abré­gé en Kuns­ten, chaque année, pen­dant le mois de mai, il offre un champ d’expérimentation à tous les genres artis­tiques contem­po­rains. Conçu comme un fes­ti­val bilingue, ce qui en Bel­gique n’est pas ano­din, il est sou­te­nu à la fois par la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles et la Com­mu­nau­té fla­mande. En ces temps de crise, où la culture est accu­sée de cou­ter de l’argent alors qu’il fau­drait en faire, son direc­teur Chris­tophe Slag­muyl­der réaf­firme, à l’occasion de cette ving­tième édi­tion que « la créa­tion artis­tique est une chose pré­cieuse » et indis­pen­sable. Cette néces­si­té se concré­tise par une série de ren­contres et d’ateliers des­ti­nés à ins­crire le pro­jet artis­tique du Kuns­ten au cœur de la ville, ce qui débouche notam­ment sur la col­la­bo­ra­tion entre le fes­ti­val et la mai­son des jeunes Chicago.

Cet anni­ver­saire est l’occasion d’une publi­ca­tion, Le temps que nous par­ta­geons, qui part d’une ques­tion : « Dans cent ans, quelles ques­tions iden­ti­fie­ront les deux der­nières décen­nies ? » et s’interroge sur le rôle que l’art peut jouer1. « L’histoire du Kuns­ten­FES­TI­VAL­de­sarts est deve­nue un prisme à tra­vers lequel nous avons ten­té de créer une pers­pec­tive à la fois sur les arts et sur le monde, et les imbri­ca­tions réci­proques qui font que l’un fait tou­jours par­tie de l’autre, et vice-versa. »

Le rôle essentiel du spectateur

C’est la loi du genre des fes­ti­vals, il n’est jamais pos­sible de voir la tota­li­té des pro­po­si­tions, un choix s’impose donc dans le riche pro­gramme. On doit à Frie Ley­sen la décou­verte en 1997 de Romeo Cas­tel­luc­ci et de sa Socìe­tas Raf­fael­lo San­zio. Depuis, Cas­tel­luc­ci est régu­liè­re­ment pré­sent au Kuns­ten avec ses spec­tacles où, sou­vent, le texte s’efface au pro­fit de l’image et du son, concré­ti­sant ain­si son ambi­tion : « La mis­sion de l’artiste ne consiste pas à livrer “sa” vision ou “son” mes­sage mais à sus­ci­ter le pou­voir de créa­tion du spec­ta­teur. » Usage humain d’êtres humains, un exer­cice en langue géné­ra­lis­sime fait-il par­tie d’un théâtre aride, où le spec­ta­teur peut être rebu­té parce qu’il ne com­prend pas tout ou suf­fit-il de se lais­ser por­ter par les images fortes qui irriguent tou­jours le tra­vail de la Sociè­tas ? Depuis 1985, celle-ci éla­bore une langue arti­fi­cielle, qui, à force de conden­sa­tions suc­ces­sives, finit par réduire le lan­gage à quatre mots avec les­quels on peut com­mu­ni­quer. On peut ne pas par­ta­ger ce vieux fan­tasme, il n’empêche qu’assis par terre dans des bâti­ments humides et aban­don­nés de RTL, la résur­rec­tion de Lazare, qui refuse de res­sus­ci­ter, réduite à quatre mots et ber­cée par un chœur tibé­tain, prend un relief inattendu.

D’autres images fortes sont pro­duites par l’univers de la Cap-Ver­dienne Mar­lene Mon­tei­ro Frei­tas dans De Mar­fim e Carne (D’ivoire et de chair), sous-titré Les sta­tues souffrent aus­si. Ici aus­si, les figures gro­tesques qui dansent accom­pa­gnées de trois musi­ciens font appel à l’imagination du spec­ta­teur. Méta­phores de la pétri­fi­ca­tion des humains, elles lui ont été ins­pi­rées par le film d’Alain Resnais et Chris Mar­ker, Les sta­tues meurent aus­si, long­temps inter­dit en rai­son de sa dénon­cia­tion du colo­nia­lisme : « Pour­quoi l’art nègre se trouve-t-il au musée de l’Homme alors que l’art grec ou égyp­tien se trouve au Louvre ? », se deman­dait Mar­ker. Les mythes de Pyg­ma­lion et d’Orphée ins­pirent éga­le­ment l’œuvre : un homme trans­gresse les limites de ce qui est vivant et de ce qui est mort, créant ain­si une créa­ture hybride. Dans un bal fré­né­tique, les dan­seurs donnent corps à d’étranges créa­tures, pour ce qui a été un moment fort du festival.

Avec le Kuns­ten, le spec­ta­teur est tou­jours sur­pris par des démarches inat­ten­dues : ain­si, trans­po­ser la guerre de Troie aux États-Unis et faire jouer Cry, Tro­jans ! d’après Troï­lus et Cres­si­da, de Sha­kes­peare, par des comé­diens dégui­sés en Amé­rin­diens, les Troyens étant une tri­bu enva­hie par le colo­ni­sa­teur bri­tan­nique… Au départ, le Woos­ter Group avait tra­vaillé avec la Royal Sha­kes­peare Com­pa­ny, dont les comé­diens incar­naient les Grecs. Une fois les repré­sen­ta­tions com­munes ache­vées, le Woos­ter Group a trans­for­mé le spec­tacle en une pro­duc­tion auto­nome, chaque acteur assu­mant soit un Grec (avec masque et accent anglais) soit un Troyen (en cos­tume indien d’opérette). C’était la pre­mière fois que cette pres­ti­gieuse troupe new-yor­kaise d’avant-garde, fon­dée en 1975, était en Bel­gique. Le résul­tat était un mélange assez drôle de kitsch et du texte de Shakespeare.

À la Bien­nale de Venise, Anne Tere­sa de Keers­mae­ker vient de voir l’ensemble de sa car­rière cou­ron­née par un Lion d’or. Cette artiste d’exception est pour­tant vic­time des res­tric­tions bud­gé­taires qui frappent la Mon­naie (qui ne cesse pour­tant d’être pri­mée…). Seize emplois et presque la tota­li­té de la pro­gram­ma­tion de danse passent notam­ment à la trappe, lais­sant ATDK et Sidi Lar­bi Char­kaoui sans mai­son pour les accueillir. Au Wiels, la cho­ré­graphe pré­sen­tait My brea­thing is my dan­cing. Dans une salle quel­conque, à la lumière natu­relle, ATDK danse seule ou en dia­logue, fra­gi­li­tés s’additionnant, avec la flu­tiste Chrys­si Dimi­triou. On ne pou­vait évi­dem­ment pas renouer avec la magie des deux spec­tacles de Rosas, la com­pa­gnie d’ATDK, dans les ruines de Vil­lers-la-Ville en 2012, l’un se jouant à l’heure incer­taine où la nuit s’efface devant le jour, l’autre à la tom­bée de la nuit, tous deux sans éclai­rage où le spec­tacle se trou­vait par moment réduit au glis­se­ment du sable sous les pas des dan­seurs et où l’essentiel rési­dait dans l’imagination du spectateur.

Un théâtre de ville imaginaire

La Need­com­pa­ny, fon­dée en 1986 par Grace Ellen Bar­key et Jan Lau­wers, avait émer­veillé avec La Chambre d’Isabella, jouée par la magni­fique Viviane De Muynck. Avec The blind poet, sous-titré Sept por­traits, Lau­wers, en col­la­bo­ra­tion avec le com­po­si­tieur Maar­ten Seghers, s’inspire de l’œuvre d’un poète arabe aveugle des X et XIes siècles, Abu al ‘ala al Ma’arri, et de Wal­la­da bint al Mus­tak­fi, une poé­tesse anda­louse du XIe siècle. Leurs œuvres dia­loguent avec une inter­ro­ga­tion contem­po­raine née de la confron­ta­tion des bio­gra­phies des sept comé­diens. Cha­cun, tour à tour, vient pré­sen­ter sa « carte d’identité », « Je suis…», l’un concluant « C’est pour­quoi je suis tout le monde et tout le monde est moi ». Qu’est-ce l’identité dans une Europe mul­ti­cul­tu­relle ? L’énergie des comé­diens, par moments, s’apparente à celle de meneurs de revue et leur palette de talents font de ce spec­tacle l’un des meilleurs du Kunsten.

Le Konink­lijke Vlaamse Schouw­burg (KVS) et le Théâtre natio­nal pré­sentent pour la pro­chaine sai­son un pro­gramme com­mun. Les deux direc­teurs, Jan Goo­sens et Jean-Louis Coli­net, qui col­la­borent depuis de nom­breuses années, veulent créer un « théâtre de ville ima­gi­naire ». Ce pro­jet est né du constat de la sépa­ra­tion des mondes cultu­rels, alors qu’en réa­li­té, sur le ter­rain, les com­mu­nau­tés se mélangent. Démon­trant que l’avenir de la ville serait le mul­ti­lin­guisme, la pro­gram­ma­tion com­mune concré­tise cette ville rêvée.

S’il fal­lait trou­ver un fil à tirer à tra­vers la trame de cette riche édi­tion, nul doute que ce serait cette « trêve de l’incrédulité » (Yves Lavan­dier), propre notam­ment au théâtre qui per­met de faire du com­mun. « Les dis­po­si­tifs de la repré­sen­ta­tion théâ­trale occi­den­tale sont là pour nous iso­ler les uns des autres, l’obscurité et l’ordre de silence en sont les garan­ties néces­saires. Mais nous par­ta­geons l’obscurité et c’est nous tous, ensemble, qui pro­dui­sons le silence… Quel para­doxe que cette réunion qui nous sépare, ou plu­tôt cette sépa­ra­tion qui nous réunit, car c’est la puis­sance et le pro­jet de ce théâtre-là : nous divi­ser pour nous unir mieux » (Jérôme Bel, « Je me sens tou­jours incroya­ble­ment bien dans un fau­teuil de théâtre…» dans Le temps que nous par­ta­geons).

  1. Daniel Blan­ga-Gub­bay et Lars Kwak­ken­bos (dir.), Le temps que nous par­ta­geons. Réflexions à tra­vers le spec­tacle vivant, Fonds Mer­ca­tor et Kus­ten­FES­TI­VAL­de­sarts, 2015.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie