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Kokopelli : faut-il libéraliser le marché des semences ?

Numéro 9 Septembre 2012 par Nihoul

septembre 2012

C’est un arrêt com­plexe qu’a ren­du la Cour de jus­tice de l’Union euro­péenne le 12 juillet 2012 dans une affaire oppo­sant une firme com­mer­ciale active dans le com­merce des semences à une asso­cia­tion dépour­vue de but lucra­tif ven­dant des semences four­nies par la tra­di­tion. Le litige posait la ques­tion de savoir dans quelle mesure des semences […]

C’est un arrêt com­plexe qu’a ren­du la Cour de jus­tice de l’Union euro­péenne le 12 juillet 2012 dans une affaire oppo­sant une firme com­mer­ciale active dans le com­merce des semences à une asso­cia­tion dépour­vue de but lucra­tif ven­dant des semences four­nies par la tra­di­tion1. Le litige posait la ques­tion de savoir dans quelle mesure des semences non offi­ciel­le­ment auto­ri­sées peuvent être mises en cir­cu­la­tion. Dans son arrêt, la Cour don­na rai­son à la socié­té commerciale.

Il n’en fal­lait pas plus pour enflam­mer les milieux nour­ris­sant une cer­taine méfiance à l’égard des opé­ra­teurs ani­més par un but lucra­tif dans le domaine agroa­li­men­taire2. Car le mar­ché des semences fait débat. 

À la base de ce débat, on trouve, notam­ment, des ini­tia­tives prises par des entre­prises spé­cia­li­sées dans la mani­pu­la­tion géné­tique3. Par leurs acti­vi­tés, ces entre­prises trans­forment les pro­duits pour les rendre com­pa­tibles avec leurs objec­tifs — les­quels vont sou­vent dans le sens d’une plus grande ren­ta­bi­li­té. Pour finan­cer ces recherches et aug­men­ter leurs pro­fits, elles demandent aux uti­li­sa­teurs de payer les semences à l’usage : chaque fois que sont uti­li­sées ces semences ou des graines issues de plantes obte­nues par l’intermédiaire total ou par­tiel de ces semences.

Tradition séculaire

Cette approche heurte une tra­di­tion bien implan­tée dans le domaine agri­cole. Depuis des siècles, les agri­cul­teurs uti­lisent pour les semis une par­tie des grains obte­nus lors des sai­sons pré­cé­dentes. Dis­po­ser de ses propres semences dimi­nue en effet la dépen­dance à l’égard des four­nis­seurs. La recherche de cette rela­tive auto­no­mie semble avoir été impor­tante en tous temps. Elle l’est plus encore, peut-être, à notre époque, où les matières agri­coles font l’objet d’intenses spéculations.

L’usage de ses propres semences repose aus­si sur une autre rai­son. Le tra­vail agri­cole ne se limite pas à plan­ter et récol­ter. Mobi­li­sant leurs connais­sances et leur expé­rience, les agri­cul­teurs créent leurs propres varié­tés sur la base des semences acquises sur le mar­ché. Car les semences ne sont pas « abs­traites ». Elles ne s’adaptent pas de façon iden­tique à tous les sols et tous les cli­mats. Pour obte­nir la meilleure qua­li­té et pour garan­tir le meilleur ren­de­ment, une adap­ta­tion est utile et même néces­saire. Elle doit être réa­li­sée par chaque agri­cul­teur en fonc­tion des carac­tères propres à son exploitation.

Qui l’emportera ?

On voit que les deux approches pré­sen­tées ci-des­sus ne sont pas entiè­re­ment com­pa­tibles. Dans cer­taines cir­cons­tances, l’agriculteur veut com­po­ser ses semences à par­tir de celles acquises auprès de ven­deurs. Par­mi ces der­niers, cer­tains consi­dèrent leurs varié­tés comme des pro­duits ne pou­vant faire l’objet de trans­for­ma­tions et devant don­ner lieu à paie­ment chaque fois qu’elles sont utilisées.

Qui arbi­tre­ra ces pré­ten­tions contra­dic­toires ? Dans notre socié­té, cette tâche appar­tient à l’autorité. Sur le conti­nent euro­péen, elle est assu­mée, en grande par­tie, par les ins­ti­tu­tions euro­péennes aux­quelles ont été accor­dées de vastes com­pé­tences, dans ce domaine, par les traités.

Or, il faut le recon­naitre, les ins­ti­tu­tions euro­péennes n’ont pas bonne presse dans tous les milieux agri­coles. Pour de nom­breux exploi­tants, « Bruxelles » est la source des maux acca­blant le sec­teur. Par leurs régle­men­ta­tions détaillées, les ins­ti­tu­tions euro­péennes imposent des contraintes qui ne peuvent être satis­faites par tous. Elles pilotent les sub­ven­tions agri­coles, qui ne conduisent pas tou­jours à des résul­tats satis­fai­sants. Ce sont elles, encore, qui sont res­pon­sables, aux yeux de leurs détrac­teurs, des chan­ge­ment subis par le monde agri­cole sous l’influence des groupes ali­men­taires mondiaux.

Un catalogue européen

Tout était là, donc, dans l’affaire Koko­pel­li, pour sus­ci­ter l’émoi : un émoi d’autant plus jus­ti­fié qu’apparaissaient dans la régle­men­ta­tion concer­née des expres­sions hon­nies comme « néces­si­té de cher­cher une plus grande pro­duc­ti­vi­té » ou « impor­tance de réa­li­ser le mar­ché inté­rieur » — lequel est sou­vent inter­pré­té comme un espace gou­ver­né par des prin­cipes asso­ciés au libé­ra­lisme économique.

En l’occurrence, le litige résul­tait d’une régle­men­ta­tion requé­rant l’inscription, dans un cata­logue, des semences des­ti­nées à la com­mer­cia­li­sa­tion. Une fois ins­crites dans ce registre, les semences peuvent cir­cu­ler dans l’Europe entière sans que les Etats puissent s’opposer à leur impor­ta­tion. Aux termes de la régle­men­ta­tion, cette ins­crip­tion est sou­mise à trois condi­tions. Pour être ins­crite, il faut qu’une semence soit (a) dis­tincte, (b) stable et © homogène.

Dans le pré­am­bule expli­quant la régle­men­ta­tion, ces règles sont jus­ti­fiées par la néces­si­té d’opérer une sélec­tion pour obte­nir, sur les mar­chés agri­coles, des « résul­tats satis­fai­sants ». De manière désor­mais clas­sique en droit euro­péen, elles s’y trouvent aus­si expli­quées par la néces­si­té d’assurer la libre cir­cu­la­tion des mar­chan­dises. Enfin, on trouve men­tion­né dans le pré­am­bule le sou­ci de conser­ver et assu­rer l’utilisation durable de plantes plus rares4.

Comportement loyal ?

Les semences ven­dues par Koko­pel­li rele­vaient de cette der­nière caté­go­rie. Selon l’arrêt, ce type de pro­duit était ven­du, éga­le­ment, dans la région concer­née, par une autre enti­té : Bau­maux qui, pour des rai­sons non expli­ci­tées, était consti­tuée sous la forme d’une socié­té com­mer­ciale. Les deux enti­tés s’adressaient à la même clien­tèle, com­po­sée de jar­di­niers ama­teurs. La dif­fi­cul­té pro­ve­nait du fait que des varié­tés non ins­crites sur le cata­logue com­mun se trou­vaient par­mi les varié­tés four­nies par Kopel­li. Bau­maux, quant à elle, s’en tenait aux pres­crip­tions légales. Elle limi­tait ses ventes aux varié­tés autorisées.

Il fal­lait donc véri­fier dans quelle mesure, en ven­dant des varié­tés non auto­ri­sées, Koko­pel­li se com­por­tait de manière déloyale. Pour sa défense, l’association fai­sait valoir que la règle­men­ta­tion n’était pas valide, car, sou­te­nait-elle en sub­stance, elle entra­vait de manière exces­sive sa liber­té de producteur.

Dans son arrêt, la Cour, en confor­mi­té avec sa juris­pru­dence, juge qu’aucune consi­dé­ra­tion ne lui per­met de dou­ter de la vali­di­té de la règle­men­ta­tion. Le légis­la­teur euro­péen, indique la Cour, semble n’avoir pas mécon­nu ses com­pé­tences. Par ailleurs, la règle­men­ta­tion ne semble pas contraire au prin­cipe de pro­por­tion­na­li­té. Pour la Cour, il n’est pas dérai­son­nable d’exiger l’inscription dans un cata­logue pour assu­rer la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises et la recherche d’une plus grande pro­duc­ti­vi­té. D’autant que l’inscription peut être obte­nue aisé­ment pour les graines par­ti­cu­lières qui étaient concer­nées dans l’affaire.

Cette posi­tion contre­dit la posi­tion qu’avait adop­tée l’avocate géné­rale5. Dans ses conclu­sions, celle-ci avait indi­qué que, selon elle, la règle­men­ta­tion en cause entrave la liber­té des acteurs dans une mesure inac­cep­table. Les mêmes objec­tifs, sou­te­nait-elle, peuvent être atteints en recou­rant à une inter­ven­tion moins contrai­gnante : l’étiquetage, qui per­met au client de connaitre les carac­tères du pro­duit sans por­ter atteinte à la liber­té du ven­deur dans une mesure aus­si substantielle.

Scénario inversé

La diver­gence entre les ana­lyses est digne d’intérêt. Car elle rend mani­feste que les atti­tudes sou­vent ren­con­trées dans les dis­cus­sions sur le mar­ché inté­rieur peuvent sou­dain se trou­ver inver­sées. Dans la juris­pru­dence clas­sique concer­nant ce domaine du droit, des règle­men­ta­tions sont mises en cause par des entre­prises esti­mant que les obli­ga­tions qui leur sont impo­sées entravent leur liber­té, leur éner­gie, leur créa­ti­vi­té. Elles demandent à la Cour de les libé­rer du poids qu’impliquent, pour elles, ces règles.

Sou­vent, le dis­cours tenu par ces entre­prises trouve grâce aux yeux de la Cour. Lorsque la pro­tec­tion des consom­ma­teurs est concer­née, celle-ci consi­dère, en règle géné­rale, que les objec­tifs recher­chés dans le cadre de la règle­men­ta­tion peuvent être atteints par les acteurs agis­sant dans leur propre inté­rêt (lois du mar­ché). Lorsqu’une inter­ven­tion s’avère néces­saire, elle a ten­dance à choi­sir celle com­por­tant la règle la moins contrai­gnante. C’est ain­si que, dans de nom­breuses affaires concer­nant les consom­ma­teurs, elle sug­gère d’agir par l’étiquetage en exi­geant la four­ni­ture, sur les pro­duits, d’informations per­met­tant aux consom­ma­teurs de choi­sir en connais­sance de cause le pro­duit qui leur convient le mieux.

Cette posi­tion est d’ordinaire cri­ti­quée pour sa proxi­mi­té avec la doc­trine du libé­ra­lisme éco­no­mique qui pro­meut des inter­ven­tions publiques mini­males et limite du reste ces der­nières aux situa­tions où elles sont stric­te­ment néces­saires. Dans les milieux sou­cieux d’éviter la « mar­chan­di­sa­tion » de l’économie, on fus­tige alors la juris­pru­dence en rap­pe­lant, à juste titre, que les règles émanent des peuples et que c’est à ces der­niers qu’il appar­tient d’organiser la vie en société.

Ici, pour­tant, le scé­na­rio s’inverse. Le res­pect des règles est deman­dé par l’entreprise com­mer­ciale alors qu’on attend plu­tôt de ce type d’acteur qu’il réclame une dimi­nu­tion de la contrainte règle­men­taire. Et c’est l’association sans but lucra­tif qui demande l’allègement des règles alors que ce type d’association est sou­vent por­teur d’une demande dia­mé­tra­le­ment opposée.

Comme il res­sort de l’arrêt, cette asso­cia­tion reven­dique, dans l’affaire, l’abolition des règles. Elle veut exer­cer ses acti­vi­tés en toute liber­té. For­mu­lant une telle reven­di­ca­tion, elle se place dans les rangs de ceux qui demandent la déré­gu­la­tion du sec­teur. Et sa libé­ra­li­sa­tion. Dans l’affaire, Koko­pel­li demande en effet l’ouverture du mar­ché à toute enti­té sou­hai­tant y exer­cer ses acti­vi­tés sans que ces der­nières puissent être sou­mises à des res­tric­tions éma­nant d’une règlementation.

Pourquoi le marché doit être harmonisé

Dans le contexte euro­péen, la demande for­mu­lée par Koko­pel­li est-elle bien réa­liste ? Ima­gi­nons que les semences puissent être ven­dues sans ins­crip­tion dans un cata­logue com­mun. Comme cela se pro­duit dans les sec­teurs non har­mo­ni­sés, les États auraient vite fait de sou­mettre l’importation, sur leur ter­ri­toire, de graines en pro­ve­nance d’autres membres de l’Union6. Les échanges se rédui­raient à ceux ayant cours à l’intérieur des États. On assis­te­rait, dans le sec­teur concer­né, à la fin du pro­jet euro­péen : unir les espaces natio­naux en un vaste ensemble fon­dé sur des valeurs choi­sies par négociation.

Des règles euro­péennes sont donc néces­saires — et puisqu’il en faut, ces règles doivent être fon­dées sur les concepts uti­li­sés dans les dis­po­si­tions confé­rant aux ins­ti­tu­tions euro­péennes les com­pé­tences concer­nées. C’est dans ces dis­po­si­tions que figure l’idée qu’une plus grande « pro­duc­ti­vi­té » doit être recher­chée. Rap­pe­lons-nous. Le trai­té signé en 19577 est négo­cié dans un contexte où le sec­teur ali­men­taire est encore prio­ri­taire dans l’Union. Pour les États membres, il faut pro­mou­voir l’autonomie ali­men­taire. L’indépendance poli­tique est à ce prix…

« Faux amis »

Ain­si donc, nous avons rele­vé dans cette affaire la pré­sence d’un nombre impres­sion­nant de « faux amis » — pour reprendre cette expres­sion chère aux pro­fes­seurs de langues, qui enseignent la méfiance à l’encontre des mots qui en rap­pellent d’autres car ils pour­raient bien avoir une signi­fi­ca­tion dif­fé­rente voire oppo­sée. Dans notre esprit, « pro­duc­ti­vi­té » pro­voque sou­vent une réti­cence alors que, dans le contexte où il a été intro­duit dans les trai­tés pour le sec­teur agri­cole, le concept annonce la liberté.

De la même manière, nous avons ten­dance à éprou­ver de la sym­pa­thie pour une asso­cia­tion sans visée lucra­tive oppo­sée à une socié­té com­mer­ciale. Las, en l’espèce, cha­cune joue les rôles plu­tôt atten­dus de l’autre. L’association demande la déré­gu­la­tion et la libé­ra­li­sa­tion d’un sec­teur qui a tout à craindre, et peu à espé­rer, d’une telle réforme.

L’arrêt ne touche pas à la pos­si­bi­li­té, pour chaque agri­cul­teur, de consti­tuer, confor­mé­ment à la tra­di­tion, ses propres semences. Ou le droit inhé­rent à des com­mu­nau­tés agri­coles d’échanger des semences à titre gra­tuit, comme on échange des pra­tiques. Dans ce contexte, était-il si dif­fi­cile de deman­der l’inscription des graines que sou­hai­tait vendre l’association…

  1. Arrêt du 12 juillet 2012 ren­du dans l’affaire Koko­pel­li, ins­crite au n° C‑59/11 dans le registre des affaires trai­tées par la Cour. L’arrêt peut être trou­vé sur www.curia.europa.eu.
  2. Voir notam­ment Le Monde, « La jus­tice euro­péenne contre les semences “libres”», 3 aout 2012.
  3. Par­mi ces entre­prises figure la désor­mais célèbre socié­té amé­ri­caine Mon­san­to qui, dans plu­sieurs affaires, a heur­té l’opinion publique par des prises de posi­tion mal­en­con­treuses. On se rap­pel­le­ra, par exemple, l’offre faite par cette entre­prise de don­ner des semences aux agri­cul­teurs en Haï­ti après que l’ile ait été rava­gée par un trem­ble­ment de terre meur­trier. Cette offre « géné­reuse » avait été inter­pré­tée, alors, comme une ten­ta­tive, par cette entre­prise, de conver­tir l’ile en ter­ri­toire des­ti­né à ce type de culture.
  4. Deux types de plantes sont prin­ci­pa­le­ment visées. Tout d’abord, les varié­tés de conser­va­tion : il s’agit de races pri­mi­tives et de varié­tés tra­di­tion­nel­le­ment culti­vées dans des loca­li­tés et des régions par­ti­cu­lières, et qui sont mena­cées quant à leur sur­vie. Ensuite, les varié­tés créées pour répondre à des condi­tions de culture par­ti­cu­lières : par là, on désigne des varié­tés peu adap­tées à une pro­duc­tion com­mer­ciale mais qui ont été mises au point pour être culti­vées dans des condi­tions spécifiques.
  5. Conclu­sions de l’avocate géné­rale Juliane Kokott pré­sen­tées le 19 jan­vier 2012.
  6. Rap­pe­lons que les contextes natio­naux sont dif­fé­rents : des pra­tiques agri­coles ayant cours dans un État ne sont pas néces­sai­re­ment accep­tées dans les autres. Par ailleurs, les auto­ri­tés natio­nales agissent sou­vent sur la base d’informations four­nies par les acteurs natio­naux. Dans le pro­ces­sus, ces der­niers ont beau jeu de deman­der à leurs pou­voirs publics de pri­vi­lé­gier des pra­tiques cor­res­pon­dant aux leurs.
  7. Fon­da­tion de la Com­mu­nau­té éco­no­mique européenne.

Nihoul


Auteur

professeur à l'ucl, ses activités portent sur l'intégration européenne, le droit de la concurrence et la protection des consommateurs. Il a aussi exercé la fonction d'avocat et a été référendaire à la Cour de justice de l'Union européenne