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Justice sociale
Le constat a maintes fois été posé : nous vivons des crises enchevêtrées… et ça ne va pas s’arranger. Ainsi, la crise climatique a‑t‑elle un fort impact sur celle de la biodiversité, mais aussi sur la survenue d’épidémies, dont on nous promet la multiplication dans les décennies à venir. De même, ce qui a été appelé « crise migratoire » […]
Le constat a maintes fois été posé : nous vivons des crises enchevêtrées… et ça ne va pas s’arranger. Ainsi, la crise climatique a‑t-elle un fort impact sur celle de la biodiversité, mais aussi sur la survenue d’épidémies, dont on nous promet la multiplication dans les décennies à venir. De même, ce qui a été appelé « crise migratoire 1 » n’était que l’avant-gout des déplacements de population que causeront les désordres climatiques à venir, mais aussi, certainement, les conflits qui en découleront. Ne parlons pas des crises économiques et énergétiques, ni de celles qui feront plus que vraisemblablement vaciller nos systèmes politiques eux-mêmes.
Mais ces défis ne sont pas simplement considérables, ils sont aussi largement causés par nos modes d’organisation collective, de production et de consommation. Cela signifie que ces bouleversements remettent en cause des éléments structurels de nos sociétés, notamment le capitalisme et sa dépendance à la croissance, à une consommation effrénée et à une production à bas cout. Autrement dit, c’est tout un mode de vie énergivore qui doit être reconsidéré, avec son cortège d’importations, de délocalisations dans le monde entier, de production agricole hors saison, de déplacements en tous sens et de gaspillages de toutes sortes. Bref, il nous faut changer radicalement de cap, ou nous voir confrontés à un effondrement de nos sociétés, et donc à des mutations brutales et non planifiées de nos conditions d’existence. Qui plus est, nous devons évoluer en même temps à toutes les échelles, depuis celle de nos consommations individuelles et manières d’habiter, jusqu’à celle des structures de nos systèmes de production et d’échanges.
Cet état de fait devrait contraindre, pour les décennies à venir, le programme de l’ensemble des formations politiques, les obligeant à proposer des mesures permettant à nos sociétés de survivre. Il annonce aussi le combat de la gauche, du moins si elle tient à rester fidèle à son histoire et ne pas se contenter d’un rôle de gestionnaire du système en place. Il lui reviendra de prendre en charge une fois de plus la question de la justice sociale. Car, c’est peu de le dire, les plus nantis semblent peu soucieux de prendre leur part du fardeau et de reconsidérer leur mode de vie et leurs privilèges. Au fond, le capitalisme n’est-il pas à leur service avant tout, les concessions superficielles faites à la méritocratie n’étant pas grand-chose à côté de la reproduction sociale ?
C’est ainsi que se fait jour une protestation de plus en plus véhémente face aux tentatives de régulation de leurs comportements. On en avait eu un avant-gout à l’occasion de la crise de la Covid-19, lorsque la droite contesta les mesures sanitaires au nom de la liberté (notamment de mouvement). Cela aurait bien entendu été de bonne guerre que des libéraux critiquent les excès du contrôle étatique, n’eût été leur complaisance récurrente lorsqu’il s’agit d’enfermer des familles de migrants, de contrôler des chômeurs à leur domicile ou de mettre sous tutelle les bénéficiaires d’allocations sociales. Bref, la restriction des libertés par l’État ne les dérange pas quand elle prend les pauvres pour objet, mais provoque leur émoi quand une « dictature sanitaire » les empêche de prendre l’avion. Rappelons-nous de la proposition de députés MR bruxellois qui, sous couvert d’adapter les mesures sanitaires quartier par quartier, proposèrent un bouclage des quartiers populaires, considérés comme l’épicentre des contaminations, tandis que, dans les quartiers favorisés, on aurait pu continuer de vivre normalement2 .
Aujourd’hui, dans une série de discours, la dictature semble changer de couleur. On ne compte en effet plus les invocations de « l’écologie punitive », des dangers d’une dictature verte mise en place par des Khmers verts rêvant de nous faire régresser vers le Moyen-Âge. Ces imprécations fusent dès qu’une (demi-)mesure se propose de modifier nos habitudes, et fait planer sur les élites la menace d’un contrôle de leurs comportements. Il peut s’agir d’une modification de plan de circulation (comme le plan GoodMove à Bruxelles3 ), d’une interrogation sur la légitimité du recours à des jets privés, de la mise en cause du régime fiscal des voitures-salaires ou de la réduction de la vitesse sur autoroute. Nous sommes bien loin d’une révolution, et pourtant, à les suivre, le totalitarisme menace.
Ceux qui réclamaient un État ferme à l’égard des autres (chômeurs, petits délinquants, élèves en décrochage scolaire, etc.), s’inquiètent maintenant de sa potentielle rigueur envers eux-mêmes. De même, alors qu’ils vantaient les vertus de la flexibilité et appelaient leurs concitoyens à « sortir de leur zone de confort », sont-ils soudain moins enthousiastes dès lors que les principes qu’ils défendaient pourraient servir à exiger d’eux une adaptation de leur mode de vie dans le cadre d’une société plus sobre. Car voilà le souci : des principes que l’on défendait comme naturels et universels pourraient s’appliquer à tous, y compris à ceux qui croyaient en avoir l’usage exclusif. On pourrait encore relever, à ce propos, que les contempteurs du crédit et de la dette publique, qui prônaient l’austérité, sont souvent fort indulgents pour notre dette environnementale et proposent que nous vivions encore quelques décennies aux dépens de la planète. À leurs yeux, une vie plus sobre serait un retour aux âges sombres du passé. On pourrait s’en étonner quand on se souvient de leur émoi à l’idée de laisser l’ardoise de la dette publique à nos enfants.
Bref, tout cela annonce le défi du respect de la justice sociale dans la gestion des crises présentes et à venir. Il ne fait aucun doute qu’une large part des plus nantis tentera d’éviter de contribuer à l’effort collectif, comme ils font des pieds et des mains, déjà aujourd’hui, pour ne pas contribuer à l’impôt ou au financement de la sécurité sociale.
Il s’agira de lutter pour que le pouvoir étatique serve le bien commun et les intérêts du plus grand nombre et soit un outil de juste répartition des aides, des efforts et des contraintes, plutôt qu’un instrument de maintien de l’ordre destiné à tenir sous contrôle les désordres sociaux résultant d’une gestion des crises et de la société au profit des élites. Rien au fond que de très classique… ce qui devrait faciliter l’appréhension des enjeux par les forces de gauche et l’invention de nouvelles formes de syndicalisme, de mutualisme ou de socialisme, à même de répondre aux défis actuels. Il faudra, pour cela, renoncer à une double tentation, celle de la gestion des affaires courantes d’un État dépassé, d’une part, et celle de la réactivation incantatoire de revendications dépassées, d’autre part.
Il faudra, pour y parvenir, un intense effort d’analyse et de formation en interne, pour parvenir à une vision commune et à un projet clair. Rien ne sera alors joué, car il restera à s’adresser à la population, à lui expliquer les enjeux de la situation et à la convaincre de ce que seuls les privilégiés ont un intérêt au statu quo, de ce que les mutations inévitables sont l’occasion de remettre en question un système qui est largement défavorable à la majorité. Ainsi, ce n’est qu’en réinvestissant et en raffermissant son positionnement idéologique4 pour réinvestir le débat démocratique que la gauche pourra espérer détourner les classes populaires et moyennes des sirènes du conservatisme et de l’extrême droite. Bref, il serait peut-être temps que la gauche cesse de se tordre les mains en se lamentant sur la montée des néofascismes et des conservatismes et assume sa part du boulot : fournir aux populations des projets alternatifs mobilisateurs.
On peut rêver, non ?
- Et qui était, en fait, pour l’essentiel, une crise de nerfs de nos sociétés contaminées par les discours d’extrême droite, refusant de gérer les flux de population conformément aux règles ordinaires.
- Dive A., « Alexia Bertrand (MR) : “Les mesures Covid à Bruxelles doivent être ciblées, quartier par quartier !” », La Libre.be, 8 octobre 2020, https://cutt.ly/PBHyRVk
- En ce qui concerne ce plan, il est très frappant de voir comment une série d’opposants entend jeter le bébé — le projet de repenser largement les circulations automobiles en ville avec l’eau du bain — à l’occasion d’une critique légitime des modalités de préparation, de communication et d’accompagnement de la mise en œuvre du plan.
- Un important chantier pourrait déjà être de revaloriser ce terme qui a été dénigré par ceux qui entendaient cacher derrière les apparences de la bonne gestion technocratique, les aprioris qu’ils ne souhaitaient pas assumer au grand jour.