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Justice sociale

Numéro 1 – 2023 par Christophe Mincke

février 2023

Le constat a maintes fois été posé : nous vivons des crises enche­vê­trées… et ça ne va pas s’arranger. Ain­si, la crise cli­ma­tique a‑t‑elle un fort impact sur celle de la bio­di­ver­si­té, mais aus­si sur la sur­ve­nue d’épidémies, dont on nous pro­met la mul­ti­pli­ca­tion dans les décen­nies à venir. De même, ce qui a été appe­lé « crise migratoire » […]

Éditorial

Le constat a maintes fois été posé : nous vivons des crises enche­vê­trées… et ça ne va pas s’arranger. Ain­si, la crise cli­ma­tique a‑t-elle un fort impact sur celle de la bio­di­ver­si­té, mais aus­si sur la sur­ve­nue d’épidémies, dont on nous pro­met la mul­ti­pli­ca­tion dans les décen­nies à venir. De même, ce qui a été appe­lé « crise migra­toire 1  » n’était que l’avant-gout des dépla­ce­ments de popu­la­tion que cau­se­ront les désordres cli­ma­tiques à venir, mais aus­si, cer­tai­ne­ment, les conflits qui en décou­le­ront. Ne par­lons pas des crises éco­no­miques et éner­gé­tiques, ni de celles qui feront plus que vrai­sem­bla­ble­ment vaciller nos sys­tèmes poli­tiques eux-mêmes.

Mais ces défis ne sont pas sim­ple­ment consi­dé­rables, ils sont aus­si lar­ge­ment cau­sés par nos modes d’organisation col­lec­tive, de pro­duc­tion et de consom­ma­tion. Cela signi­fie que ces bou­le­ver­se­ments remettent en cause des élé­ments struc­tu­rels de nos socié­tés, notam­ment le capi­ta­lisme et sa dépen­dance à la crois­sance, à une consom­ma­tion effré­née et à une pro­duc­tion à bas cout. Autre­ment dit, c’est tout un mode de vie éner­gi­vore qui doit être recon­si­dé­ré, avec son cor­tège d’importations, de délo­ca­li­sa­tions dans le monde entier, de pro­duc­tion agri­cole hors sai­son, de dépla­ce­ments en tous sens et de gas­pillages de toutes sortes. Bref, il nous faut chan­ger radi­ca­le­ment de cap, ou nous voir confron­tés à un effon­dre­ment de nos socié­tés, et donc à des muta­tions bru­tales et non pla­ni­fiées de nos condi­tions d’existence. Qui plus est, nous devons évo­luer en même temps à toutes les échelles, depuis celle de nos consom­ma­tions indi­vi­duelles et manières d’habiter, jusqu’à celle des struc­tures de nos sys­tèmes de pro­duc­tion et d’échanges.

Cet état de fait devrait contraindre, pour les décen­nies à venir, le pro­gramme de l’ensemble des for­ma­tions poli­tiques, les obli­geant à pro­po­ser des mesures per­met­tant à nos socié­tés de sur­vivre. Il annonce aus­si le com­bat de la gauche, du moins si elle tient à res­ter fidèle à son his­toire et ne pas se conten­ter d’un rôle de ges­tion­naire du sys­tème en place. Il lui revien­dra de prendre en charge une fois de plus la ques­tion de la jus­tice sociale. Car, c’est peu de le dire, les plus nan­tis semblent peu sou­cieux de prendre leur part du far­deau et de recon­si­dé­rer leur mode de vie et leurs pri­vi­lèges. Au fond, le capi­ta­lisme n’est-il pas à leur ser­vice avant tout, les conces­sions super­fi­cielles faites à la méri­to­cra­tie n’étant pas grand-chose à côté de la repro­duc­tion sociale ?

C’est ain­si que se fait jour une pro­tes­ta­tion de plus en plus véhé­mente face aux ten­ta­tives de régu­la­tion de leurs com­por­te­ments. On en avait eu un avant-gout à l’occasion de la crise de la Covid-19, lorsque la droite contes­ta les mesures sani­taires au nom de la liber­té (notam­ment de mou­ve­ment). Cela aurait bien enten­du été de bonne guerre que des libé­raux cri­tiquent les excès du contrôle éta­tique, n’eût été leur com­plai­sance récur­rente lorsqu’il s’agit d’enfermer des familles de migrants, de contrô­ler des chô­meurs à leur domi­cile ou de mettre sous tutelle les béné­fi­ciaires d’allocations sociales. Bref, la res­tric­tion des liber­tés par l’État ne les dérange pas quand elle prend les pauvres pour objet, mais pro­voque leur émoi quand une « dic­ta­ture sani­taire » les empêche de prendre l’avion. Rap­pe­lons-nous de la pro­po­si­tion de dépu­tés MR bruxel­lois qui, sous cou­vert d’adapter les mesures sani­taires quar­tier par quar­tier, pro­po­sèrent un bou­clage des quar­tiers popu­laires, consi­dé­rés comme l’épicentre des conta­mi­na­tions, tan­dis que, dans les quar­tiers favo­ri­sés, on aurait pu conti­nuer de vivre nor­ma­le­ment2 .

Aujourd’hui, dans une série de dis­cours, la dic­ta­ture semble chan­ger de cou­leur. On ne compte en effet plus les invo­ca­tions de « l’écologie puni­tive », des dan­gers d’une dic­ta­ture verte mise en place par des Khmers verts rêvant de nous faire régres­ser vers le Moyen-Âge. Ces impré­ca­tions fusent dès qu’une (demi-)mesure se pro­pose de modi­fier nos habi­tudes, et fait pla­ner sur les élites la menace d’un contrôle de leurs com­por­te­ments. Il peut s’agir d’une modi­fi­ca­tion de plan de cir­cu­la­tion (comme le plan Good­Move à Bruxelles3 ), d’une inter­ro­ga­tion sur la légi­ti­mi­té du recours à des jets pri­vés, de la mise en cause du régime fis­cal des voi­tures-salaires ou de la réduc­tion de la vitesse sur auto­route. Nous sommes bien loin d’une révo­lu­tion, et pour­tant, à les suivre, le tota­li­ta­risme menace.

Ceux qui récla­maient un État ferme à l’égard des autres (chô­meurs, petits délin­quants, élèves en décro­chage sco­laire, etc.), s’inquiètent main­te­nant de sa poten­tielle rigueur envers eux-mêmes. De même, alors qu’ils van­taient les ver­tus de la flexi­bi­li­té et appe­laient leurs conci­toyens à « sor­tir de leur zone de confort », sont-ils sou­dain moins enthou­siastes dès lors que les prin­cipes qu’ils défen­daient pour­raient ser­vir à exi­ger d’eux une adap­ta­tion de leur mode de vie dans le cadre d’une socié­té plus sobre. Car voi­là le sou­ci : des prin­cipes que l’on défen­dait comme natu­rels et uni­ver­sels pour­raient s’appliquer à tous, y com­pris à ceux qui croyaient en avoir l’usage exclu­sif. On pour­rait encore rele­ver, à ce pro­pos, que les contemp­teurs du cré­dit et de la dette publique, qui prô­naient l’austérité, sont sou­vent fort indul­gents pour notre dette envi­ron­ne­men­tale et pro­posent que nous vivions encore quelques décen­nies aux dépens de la pla­nète. À leurs yeux, une vie plus sobre serait un retour aux âges sombres du pas­sé. On pour­rait s’en éton­ner quand on se sou­vient de leur émoi à l’idée de lais­ser l’ardoise de la dette publique à nos enfants.

Bref, tout cela annonce le défi du res­pect de la jus­tice sociale dans la ges­tion des crises pré­sentes et à venir. Il ne fait aucun doute qu’une large part des plus nan­tis ten­te­ra d’éviter de contri­buer à l’effort col­lec­tif, comme ils font des pieds et des mains, déjà aujourd’hui, pour ne pas contri­buer à l’impôt ou au finan­ce­ment de la sécu­ri­té sociale.

Il s’agira de lut­ter pour que le pou­voir éta­tique serve le bien com­mun et les inté­rêts du plus grand nombre et soit un outil de juste répar­ti­tion des aides, des efforts et des contraintes, plu­tôt qu’un ins­tru­ment de main­tien de l’ordre des­ti­né à tenir sous contrôle les désordres sociaux résul­tant d’une ges­tion des crises et de la socié­té au pro­fit des élites. Rien au fond que de très clas­sique… ce qui devrait faci­li­ter l’appréhension des enjeux par les forces de gauche et l’invention de nou­velles formes de syn­di­ca­lisme, de mutua­lisme ou de socia­lisme, à même de répondre aux défis actuels. Il fau­dra, pour cela, renon­cer à une double ten­ta­tion, celle de la ges­tion des affaires cou­rantes d’un État dépas­sé, d’une part, et celle de la réac­ti­va­tion incan­ta­toire de reven­di­ca­tions dépas­sées, d’autre part.

Il fau­dra, pour y par­ve­nir, un intense effort d’analyse et de for­ma­tion en interne, pour par­ve­nir à une vision com­mune et à un pro­jet clair. Rien ne sera alors joué, car il res­te­ra à s’adresser à la popu­la­tion, à lui expli­quer les enjeux de la situa­tion et à la convaincre de ce que seuls les pri­vi­lé­giés ont un inté­rêt au sta­tu quo, de ce que les muta­tions inévi­tables sont l’occasion de remettre en ques­tion un sys­tème qui est lar­ge­ment défa­vo­rable à la majo­ri­té. Ain­si, ce n’est qu’en réin­ves­tis­sant et en raf­fer­mis­sant son posi­tion­ne­ment idéo­lo­gique4 pour réin­ves­tir le débat démo­cra­tique que la gauche pour­ra espé­rer détour­ner les classes popu­laires et moyennes des sirènes du conser­va­tisme et de l’extrême droite. Bref, il serait peut-être temps que la gauche cesse de se tordre les mains en se lamen­tant sur la mon­tée des néo­fas­cismes et des conser­va­tismes et assume sa part du bou­lot : four­nir aux popu­la­tions des pro­jets alter­na­tifs mobilisateurs.

On peut rêver, non ?

  1. Et qui était, en fait, pour l’essentiel, une crise de nerfs de nos socié­tés conta­mi­nées par les dis­cours d’extrême droite, refu­sant de gérer les flux de popu­la­tion confor­mé­ment aux règles ordinaires.
  2. Dive A., « Alexia Ber­trand (MR) : “Les mesures Covid à Bruxelles doivent être ciblées, quar­tier par quar­tier !” », La Libre.be, 8 octobre 2020, https://cutt.ly/PBHyRVk
  3. En ce qui concerne ce plan, il est très frap­pant de voir com­ment une série d’opposants entend jeter le bébé — le pro­jet de repen­ser lar­ge­ment les cir­cu­la­tions auto­mo­biles en ville avec l’eau du bain — à l’occasion d’une cri­tique légi­time des moda­li­tés de pré­pa­ra­tion, de com­mu­ni­ca­tion et d’accompagnement de la mise en œuvre du plan.
  4. Un impor­tant chan­tier pour­rait déjà être de reva­lo­ri­ser ce terme qui a été déni­gré par ceux qui enten­daient cacher der­rière les appa­rences de la bonne ges­tion tech­no­cra­tique, les aprio­ris qu’ils ne sou­hai­taient pas assu­mer au grand jour.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.