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Justice restauratrice, justice d’avenir ?

Numéro 3 Mars 2011 par

mars 2011

L’his­toire de la jus­tice pénale et, plus lar­ge­ment, celle de la réac­tion à la déviance, est une longue his­toire de souf­frances. Il est impos­sible d’en­ta­mer un dos­sier sur la jus­tice res­tau­ra­trice sans rap­pe­ler ce simple fait. La souf­france est bien enten­du, ô com­bien, celle de la vic­time. Ain­si Jean-Pierre et Cathy Mal­men­dier tentent-ils de nous com­mu­ni­quer ce […]

L’his­toire de la jus­tice pénale et, plus lar­ge­ment, celle de la réac­tion à la déviance, est une longue his­toire de souf­frances. Il est impos­sible d’en­ta­mer un dos­sier sur la jus­tice res­tau­ra­trice sans rap­pe­ler ce simple fait. La souf­france est bien enten­du, ô com­bien, celle de la vic­time. Ain­si Jean-Pierre et Cathy Mal­men­dier tentent-ils de nous com­mu­ni­quer ce que fut leur cal­vaire après l’as­sas­si­nat de leur fille et sœur, Corine. Colère, désir de ven­geance, déstruc­tu­ra­tion fami­liale, révolte, inca­pa­ci­té à se pro­je­ter dans l’a­ve­nir, les séquelles sont aus­si lourdes que diverses. Bien sûr, il s’a­git ici d’un crime par­ti­cu­liè­re­ment ter­rible ; il ne fau­drait pas pour autant igno­rer la dou­leur des vic­times d’in­frac­tions de moindre ampleur. La souf­france est donc celle de toutes les vic­times, elle est aus­si celle des auteurs, celle dont nous parle Jean-Marc Mahy. Cet « homme debout » nous raconte com­ment un par­cours chao­tique peut débou­cher sur le drame abso­lu, sur l’ir­ré­pa­rable et sur la des­cente aux enfers. Il sou­lève un voile sur la répres­sion — et sur la pri­son qui l’ac­com­pagne — si prompte à muer des indi­vi­dus en per­di­tion en révol­tés. Il nous aide à com­prendre l’hu­ma­ni­té des réprou­vés et à mesu­rer leur propre cal­vaire, qu’il raconte dans la pièce Un homme debout, à pro­pos de laquelle Alexis Van Doos­se­laere livre ses impressions.

Que faire de cette souf­france ? Le dan­ger serait d’en faire l’un des consti­tuants de l’é­mo­cra­tie dont Éric Jans­sens regrette qu’elle fonde trop sou­vent les réac­tions à la délin­quance. C’est pré­ci­sé­ment le pro­jet — plus jus­te­ment, l’un des pro­jets — de la jus­tice res­tau­ra­trice : la prendre en compte sans pour autant y som­brer. Faire des dou­leurs, des dom­mages, des espoirs et des émo­tions, les com­po­santes fon­da­men­tales du litige pénal géré par la col­lec­ti­vi­té, mais ne pas se lais­ser aller à la faci­li­té de la com­pas­sion sélec­tive, de l’ap­pel à la ven­geance et de la vio­lence puni­tive, voi­là une ambi­tion sin­gu­liè­re­ment éle­vée, mais salutaire.

Ain­si enten­dra-t-on la voix de pra­ti­ciens qui tentent d’ap­pli­quer concrè­te­ment les prin­cipes de la jus­tice res­tau­ra­trice, dans un contexte par­fois fort défa­vo­rable, mal­gré des résis­tances ins­ti­tu­tion­nelles et alors que les esprits n’y sont pas tou­jours pré­pa­rés. À côté d’É­ric Jans­sens qui fait le pari de la res­tau­ra­tion et de l’é­du­ca­tion dans le cadre de la jus­tice des mineurs et qui vou­drait faire de cette der­nière un modèle pour une saine jus­tice des majeurs, nous croi­se­rons Phi­lippe Gailly qui s’in­ter­roge sur ce qu’est une approche res­tau­ra­trice tour­née vers les mineurs, Chris­tine Mahieu qui pro­pose une approche de la confron­ta­tion au mal utile à la mise en place de média­tions vues comme autant de tra­gé­dies grecques, Valé­rie Moreau qui témoigne de sa pra­tique quo­ti­dienne de la média­tion pénale (pour jus­ti­ciables majeurs) et Phi­lippe Lan­denne qui pose la ques­tion de la place que l’on veut accor­der à la média­tion et à la répa­ra­tion au sein même des prisons.

Ce que pointent ces pra­ti­ciens, c’est à la fois la géné­ro­si­té des aspi­ra­tions qui sous-tendent le mou­ve­ment de la jus­tice res­tau­ra­trice et la fai­blesse des armes dont il dis­pose. Quand on fait le pari de l’é­coute, de la liber­té, de l’in­tel­li­gence des par­ties et d’une cer­taine len­teur, quand on ne pro­met ni la sécu­ri­té abso­lue, ni des résul­tats chif­frables, ni une lec­ture sim­pliste du litige et de ses pro­ta­go­nistes, quand on se lance dans des pro­ces­sus ité­ra­tifs et indi­vi­dua­li­sés à l’ex­trême, quand on se risque au cœur de la dimen­sion humaine des conflits, on appa­rait bien dému­ni face aux lourdes ins­ti­tu­tions, aux réflexes condi­tion­nés et aux intui­tions morales des chantres de la manière forte.

Et pour­tant… Et pour­tant, avons-nous le choix ? Que peut encore nous pro­mettre la jus­tice pénale clas­sique, avec ses peines inap­pli­quées ou absurdes, ses couts humains et finan­ciers exor­bi­tants et son cor­tège de vio­la­tions de la digni­té humaine ? L’on n’en­ten­dra pas ici d’ap­pel abo­li­tion­niste, certes, mais, de toutes parts, une invi­ta­tion à recon­si­dé­rer la place cen­trale que nous avons aban­don­née à la répres­sion. Que peut-elle nous pro­mettre ? Une ques­tion simple et embar­ras­sante. Il est cepen­dant moins que jamais temps de se lais­ser aller à l’an­gé­lisme et de croire que tous les jus­ti­ciables veulent répa­rer, pro­gres­ser ou changer.

On le voit, nombre de ques­tions res­tent ouvertes, consti­tuant une brèche dans laquelle les scien­ti­fiques sont priés de s’en­gouf­frer. Car, comme le fait remar­quer Phi­lippe Gailly, les pra­ti­ciens ont besoin d’un accom­pa­gne­ment réflexif et éva­lua­tif : que font-ils quand ils pensent res­tau­rer, quels sont les effets de leurs pra­tiques, quelles balises est-il sou­hai­table qu’ils res­pectent ? Une indis­pen­sable réflexion doit par ailleurs être menée sur ce qu’est la jus­tice res­tau­ra­trice — Anne Lemonne et Bart Claes — et sur les prin­cipes qui la fondent et l’op­posent à la jus­tice pénale clas­sique — moi-même.

Si l’on veut que la jus­tice res­tau­ra­trice soit autre chose qu’une incan­ta­tion ou un faire-valoir, si l’on sou­haite en faire l’un des pivots de la réac­tion à la déviance, il convient à la fois de lui lais­ser les cou­dées franches, mais aus­si d’en­ga­ger un vaste mou­ve­ment réflexif. Car ce type de pra­tique, fon­dé sur un va-et-vient per­ma­nent entre pra­tiques et théo­ries ne peut s’ap­puyer sur un code fon­da­teur, il doit se déve­lop­per à la manière d’une recherche-action en quête per­ma­nente de son équi­libre et de nou­veaux développements.

Il faut en effet prendre garde : si le mou­ve­ment venait à se figer en une pra­tique indis­cu­tée parce qu’in­dis­cu­table, il se rédui­rait pro­gres­si­ve­ment à l’ap­pli­ca­tion méca­nique d’une idéo­lo­gie qui, autour de man­tras tels que la res­pon­sa­bi­li­sa­tion, l’ac­ti­va­tion, la mise en mou­ve­ment, la ges­tion de Soi, l’a­dap­ta­tion ou la par­ti­ci­pa­tion, nous pro­mettent l’é­pa­nouis­se­ment par la mobi­li­té, le bon­heur dans une hyper­ki­né­sie non pro­blé­ma­ti­sée1. N’ou­blions pas non plus que, si nous fai­sons de la jus­tice res­tau­ra­trice un bien abso­lu, nous ne serons pas loin de dési­gner du doigt ceux qui sont inca­pables de la remise en ques­tion qu’elle implique comme l’in­car­na­tion d’un mal tout aus­si absolu.

Mais il faut recon­naitre, à ce stade du déve­lop­pe­ment de la jus­tice res­tau­ra­trice, que ce mou­ve­ment, s’il ne put tou­jours se pré­ser­ver d’un cer­tain lyrisme révo­lu­tion­naire, a fait la preuve, dès ses pre­miers pas, d’une remar­quable capa­ci­té de réflexion cri­tique, laquelle a sin­gu­liè­re­ment éle­vé le débat.

  1. À ce pro­pos, voir Chr. Mincke, « Mobi­li­té et jus­tice pénale. Nou­velle idéo­lo­gie, nou­velles pra­tiques ? », Dix ans de mai­sons de Jus­tice, bilan et pers­pec­tives. Actes du col­loque des 2 et 3 décembre 2009, 2011, à paraitre.