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Justice restauratrice et justice des mineurs

Numéro 3 Mars 2011 - prison par Philippe Gailly

mars 2011

En constante évo­lu­tion, le concept de la jus­tice res­tau­ra­trice semble dif­fi­cile à défi­nir. Depuis son appa­ri­tion au Cana­da en 1974, plu­sieurs auteurs ont fait pro­gres­ser la réflexion au sujet de ce pro­ces­sus de « répa­ra­tion », mais la pra­tique devance par­fois les modèles théo­riques. En Com­mu­nau­té fran­çaise, l’as­bl Arpège, en col­la­bo­ra­tion avec le tri­bu­nal de la jeu­nesse, orga­nise, pour des mineurs d’âge (et leurs vic­times), des média­tions ou des concer­ta­tions res­tau­ra­trices en groupe. Ces pra­tiques inno­vantes sont à sou­te­nir mais n’ont, mal­heu­reu­se­ment, pas suf­fi­sam­ment fait l’ob­jet d’é­va­lua­tions qualitatives.

La jus­tice res­tau­ra­trice est un concept en évo­lu­tion qui, peut-on lire dans le Hand­book on Res­to­ra­tive Jus­tice Pro­grammes (2006), « semble facile à com­prendre, mais se révèle très dif­fi­cile à défi­nir avec pré­ci­sion. Il res­semble en cela à des termes comme démo­cra­tie ou jus­tice ». Nous ten­te­rons tou­te­fois d’en pro­po­ser une défi­ni­tion. Sans remon­ter à des pra­tiques ances­trales, nous nous inté­res­se­rons ensuite aux ori­gines (ou à la renais­sance) de la jus­tice res­tau­ra­trice et à quelques concepts et auteurs clés qui l’ont pro­gres­si­ve­ment struc­tu­rée. Après ce rapide tour d’horizon, nous nous pen­che­rons, de façon beau­coup plus ciblée, sur la manière dont elle est mise en pra­tique sur le ter­rain au sein d’une asso­cia­tion sub­ven­tion­née pour col­la­bo­rer avec le tri­bu­nal de la jeu­nesse dans la mise sur pied de mesures alter­na­tives et l’organisation des « offres restauratrices ».

Comment définir la justice restauratrice ?

L’appellation res­to­ra­tive jus­tice, à en croire cer­tains auteurs1, appa­rait pour la pre­mière fois sous la plume d’Albert Eglash2 en 1977 ; sans être un modèle dépo­sé, elle est pour­tant deve­nue un label extrê­me­ment por­teur. Elle ne ren­voie pas à une théo­rie uni­fiée et cohé­rente, mais recouvre plu­tôt un nombre consi­dé­rable d’idées, de pra­tiques et de propositions.

En fran­co­pho­nie, le débat va plus loin : il s’étend à l’appellation même. Cer­tains parlent de « jus­tice répa­ra­trice » — les Cana­diens Mylène Jac­coud, Serge Char­bon­neau, etc. —, d’autres pré­fèrent les termes « jus­tice res­tau­ra­tive » — les Fran­çais Robert Cario, Jacques Faget, etc. —, d’autres encore conservent l’appellation anglaise mise en ita­lique… Nous avons opté pour le mot « res­tau­ra­trice », d’une part parce que, tout en appar­te­nant à la langue fran­çaise, il nous semble le plus proche du terme anglais d’origine, et d’autre part, parce qu’il s’est vu offi­cia­li­sé par la légis­la­tion belge en 20063. Mais nous ne pré­ten­dons nul­le­ment déte­nir la vérité.

La jus­tice res­tau­ra­trice, disions-nous, est un concept en évo­lu­tion dont la défi­ni­tion ne fait pas l’unanimité. La défi­ni­tion la plus fré­quem­ment citée est celle de Tony Mar­shall : « La jus­tice res­tau­ra­trice est un pro­ces­sus par lequel les par­ties concer­nées par une infrac­tion décident ensemble de la façon de s’occuper des suites de celle-ci et de ses réper­cus­sions futures » (Mar­shall, 1998). Sou­vent éti­que­té comme le grand-père de la jus­tice res­tau­ra­trice, Howard Zehr, tout en s’interrogeant sur le sens et l’utilité d’une défi­ni­tion rigide, en pro­pose une adap­ta­tion : « La jus­tice res­tau­ra­trice est un pro­ces­sus qui vise à impli­quer, dans la mesure du pos­sible, toutes les par­ties concer­nées par une infrac­tion spé­ci­fique, et qui cherche à iden­ti­fier et trai­ter de manière col­lec­tive les souf­frances, les besoins et les obli­ga­tions, de façon à gué­rir et répa­rer autant que faire se peut » (Zehr, 2002). Vou­lant évi­ter de se foca­li­ser sur les pro­ces­sus, Lode Wal­grave, que beau­coup consi­dèrent comme le porte-dra­peau de la jus­tice res­tau­ra­trice en Bel­gique, l’entend pour sa part comme « une optique sur la manière de faire jus­tice après l’occurrence d’un délit, orien­tée prio­ri­tai­re­ment vers la répa­ra­tion des pré­ju­dices indi­vi­duels, rela­tion­nels et sociaux cau­sés par ce délit » (Wal­grave, 2011).

Ger­ry Johns­tone et Daniel W. Van Ness (2007), dans un article inti­tu­lé « The mea­ning of Res­to­ra­tive Jus­tice », pré­sente le mou­ve­ment de jus­tice res­tau­ra­trice de manière inclu­sive et éclai­rante. Ils expliquent que « l’objectif géné­ral de ce der­nier consiste à trans­for­mer le regard que portent les socié­tés contem­po­raines sur la cri­mi­na­li­té et les formes appa­ren­tées de com­por­te­ments per­tur­bants, ain­si que la manière dont elles y réagissent. Il vise plus spé­ci­fi­que­ment à rem­pla­cer nos sys­tèmes actuels hau­te­ment pro­fes­sion­na­li­sés de jus­tice puni­tive et de contrôle par une jus­tice répa­ra­trice basée sur la com­mu­nau­té et un contrôle social moral. De telles pra­tiques sont sup­po­sées per­mettre, non seule­ment de contrô­ler plus effi­ca­ce­ment la cri­mi­na­li­té, mais aus­si d’atteindre quan­ti­té d’autres objec­tifs sédui­sants : une expé­rience signi­fi­ca­tive de jus­tice pour les vic­times ain­si qu’une gué­ri­son du trau­ma­tisme qu’elles subissent bien sou­vent ; une véri­table res­pon­sa­bi­li­sa­tion pour les auteurs accom­pa­gnée de leur réin­ser­tion dans une socié­té res­pec­tueuse des lois ; un recou­vre­ment du capi­tal social qui a ten­dance à se perdre lorsque nous confions à des pro­fes­sion­nels le soin de résoudre nos pro­blèmes ; et des éco­no­mies bud­gé­taires signi­fi­ca­tives, qui peuvent être orien­tées vers des pro­jets plus construc­tifs incluant des pro­jets de pré­ven­tion de la cri­mi­na­li­té et de régé­né­ra­tion de la communauté. »

Selon eux, « tous les par­ti­sans de la jus­tice res­tau­ra­trice cherchent en tout cas quelque chose de meilleur que ce qui existe, et quelque chose de meilleur aus­si que les diverses autres alter­na­tives (telles que le trai­te­ment pénal) qui ont déjà été ten­tées, avec un suc­cès limi­té, par le pas­sé ». Mais tous ne s’accordent pas sur la nature exacte de la trans­for­ma­tion recherchée.

Johns­tone et Van Ness recon­naissent « la pré­sence de concep­tions dif­fé­rentes et même concur­rentes. Igno­rer ou mini­mi­ser ces dif­fé­rences déna­ture le mou­ve­ment de jus­tice res­tau­ra­trice, en le pré­sen­tant comme plus uni­fié et cohé­rent, mais aus­si plus limi­té et moins riche qu’il n’est réel­le­ment ». Et ils pro­posent trois concep­tions de la jus­tice res­tau­ra­trice (sans affir­mer que toute uti­li­sa­tion concrète du concept de jus­tice res­tau­ra­trice cor­res­ponde par­fai­te­ment à une concep­tion spé­ci­fique): une concep­tion basée sur la ren­contre, qui se foca­lise sur les pro­ces­sus res­tau­ra­teurs (ceux-ci doivent être gui­dés et enca­drés par cer­taines valeurs res­tau­ra­trices4), une autre orien­tée vers la répa­ra­tion du pré­ju­dice cau­sé par l’infraction (tout en res­pec­tant des prin­cipes res­tau­ra­teurs5) et une troi­sième qui vise à la trans­for­ma­tion tant struc­tu­relle qu’individuelle. Ces trois concep­tions, quoique dif­fé­rentes et par­fois oppo­sées, se che­vauchent, constatent les deux auteurs. « Leur dif­fé­rence réside dans le choix de l’élément sur lequel elles mettent l’accent. Mais la base com­mune est suf­fi­sante pour consi­dé­rer les par­ti­sans de chaque concep­tion comme les membres d’un même mou­ve­ment social plu­tôt que comme ceux de mou­ve­ments sociaux fort dif­fé­rents qui seraient enche­vê­trés. » Johns­tone et Van Ness pro­posent d’éviter de cher­cher à tout prix à faire triom­pher une concep­tion au détri­ment des autres ; ils sug­gèrent plu­tôt de pour­suivre le débat qui ne peut qu’enrichir le mou­ve­ment à condi­tion qu’il soit empreint des valeurs essen­tielles de la jus­tice res­tau­ra­trice que sont l’humilité et le respect.

Comment a surgi le concept de justice restauratrice ?

« Les racines de la jus­tice res­tau­ra­trice sont bien plus larges et plus pro­fondes que les ini­tia­tives lan­cées par les men­no­nites dans les années sep­tante ; elles sont en fait aus­si vieilles que l’histoire de l’humanité », écrit Howard Zehr (2002). Dans le cadre de ce bref article, nous ne nous per­met­trons cepen­dant pas de remon­ter plus loin que la fameuse expé­rience de Kit­che­ner (en Onta­rio, au Cana­da), à laquelle Zehr fait allu­sion ; elle marque pour beau­coup le début de la jus­tice restauratrice.

On peut la résu­mer ain­si (Pea­chey, 1989). En mai 1974, deux jeunes hommes furent arrê­tés après une nuit d’ivresse et de van­da­lisme et plai­dèrent cou­pables de vingt-deux faits de dégra­da­tion volon­taire. Sans trop y croire, l’agent de pro­ba­tion char­gé de ce dos­sier sug­gé­ra qu’il serait plus construc­tif d’amener ces deux jeunes à ren­con­trer leurs vic­times et à répa­rer leurs dom­mages que de les punir et, à sa grande sur­prise… le juge le sui­vit. Les jeunes firent le tour de leurs vic­times en com­pa­gnie de l’agent de pro­ba­tion et les rem­bour­sèrent. Enthou­sias­més par ces résul­tats posi­tifs, l’agent et ses col­lègues conti­nuèrent à explo­rer les pistes et à affi­ner le pro­ces­sus qu’ils avaient décou­vert un peu par hasard, pour arri­ver, l’année sui­vante, à mettre sur pied le pro­jet de récon­ci­lia­tion auteur-vic­time (VORP), fré­quem­ment pré­sen­té comme le pré­cur­seur des pro­grammes qui mettent face à face des auteurs et leurs vic­times en vue d’envisager une récon­ci­lia­tion inter­per­son­nelle et d’élaborer un plan de réparation.

Ce récit illustre que les inno­va­tions ont par­fois des débuts modestes et même impré­vus. T. Mar­shall sou­ligne que « l’innovation en jus­tice cri­mi­nelle est prin­ci­pa­le­ment venue en réponse aux frus­tra­tions qu’éprouvaient nombre de pra­ti­ciens en rai­son des limi­ta­tions, ou ce qu’ils per­ce­vaient comme tels, des approches clas­siques (Mar­shall, 1998). Ces pra­ti­ciens com­men­cèrent, dans le cadre de leur tra­vail nor­mal, à expé­ri­men­ter de nou­velles façons de s’occuper des pro­blèmes de délin­quance. La pra­tique se déve­lop­pa grâce à l’expérimentation de “ce qui mar­chait” en termes d’impact sur les auteurs, de satis­fac­tion des vic­times et d’acceptabilité par le public. On réa­li­sa en par­ti­cu­lier que les besoins des vic­times, des auteurs et de la com­mu­nau­té n’étaient en géné­ral pas indé­pen­dants et que les organes de la jus­tice devaient s’intéresser acti­ve­ment aux trois afin d’avoir un quel­conque impact.

Par exemple, les exi­gences du public en termes de puni­tions plus sévères, puni­tions que ceux qui tra­vaillaient en vue de réfor­mer les auteurs consi­dé­raient comme contre­pro­duc­tives, ne pou­vaient s’atténuer que si on accor­dait de l’attention aux besoins des vic­times et à la gué­ri­son de la com­mu­nau­té ; la réha­bi­li­ta­tion des auteurs ne pou­vait donc se réa­li­ser que paral­lè­le­ment à la satis­fac­tion d’autres objec­tifs. De façon simi­laire, la sur­charge des tri­bu­naux et des autres organes judi­ciaires était due à l’incapacité crois­sante des com­mu­nau­tés locales à gérer leurs pro­blèmes de délin­quance autoch­tone ; on ne pou­vait donc mettre un terme à l’escalade des couts qu’en ame­nant les organes judi­ciaires à tra­vailler en par­te­na­riat avec les com­mu­nau­tés afin de recons­truire les res­sources de ces der­nières en matière de pré­ven­tion de la délin­quance et de contrôle social. La jus­tice res­tau­ra­trice n’est donc pas une théo­rie abs­traite de la cri­mi­na­li­té ou de la jus­tice, mais repré­sente, de façon plus ou moins éclec­tique, l’accumulation d’une véri­table expé­rience de tra­vaux fruc­tueux sur des pro­blèmes spé­ci­fiques de délin­quance. Pro­ve­nant d’horizons fort dif­fé­rents, les pra­ti­ciens nova­teurs ont réa­li­sé qu’ils abou­tis­saient aux mêmes prin­cipes d’action (par­ti­ci­pa­tion per­son­nelle, impli­ca­tion de la com­mu­nau­té, réso­lu­tion de pro­blèmes et flexi­bi­li­té). Le concept de jus­tice res­tau­ra­trice s’est affi­né en même temps que la pratique. »

La jus­tice res­tau­ra­trice ne consti­tue donc nul­le­ment une mise en appli­ca­tion de théo­ries éla­bo­rées au préa­lable par des pen­seurs iso­lés dans leur tour d’ivoire ; ce mou­ve­ment émane, bien au contraire, d’initiatives modestes ten­tées par des hommes de ter­rain, ini­tia­tives qui se sont déve­lop­pées peu à peu en s’appuyant sur des réflexions théo­riques pour débou­cher enfin sur des pro­grammes de réforme aus­si cohé­rents que variés.

Quels sont ces théo­ri­ciens et ces textes qui ont influen­cé le déve­lop­pe­ment ini­tial de la jus­tice res­tau­ra­trice ? Nous ne pou­vons éta­blir une liste exhaus­tive ; nous nous conten­te­rons de citer quatre auteurs qui nous semblent avoir joué un rôle prépondérant.

Nous com­men­ce­rons par Nils Chris­tie et son célèbre « Conflicts as Pro­per­ty » (1977), allo­cu­tion pro­non­cée à l’occasion de l’inauguration du centre de cri­mi­no­lo­gie de l’université de Shef­field (Royaume-Uni) en 1976, dans laquelle, sur un ton non dénué d’humour, ce pro­fes­seur d’université nor­vé­gien avance que les pro­fes­sion­nels ont volé aux per­sonnes direc­te­ment concer­nées le conflit qui leur appar­te­nait. Or les conflits ont une valeur, insiste-t-il : dans le cadre du sys­tème de jus­tice pénale en place, la vic­time est per­dante, l’auteur est per­dant, et la socié­té elle-même perd des occa­sions de cla­ri­fier les normes. Nils Chris­tie plaide dans ce texte pour une orga­ni­sa­tion judi­ciaire qui serait davan­tage cen­trée sur la vic­time et qui accor­de­rait le moins de place pos­sible aux pro­fes­sion­nels. Ce texte consti­tue le texte de réfé­rence par excel­lence ; rares sont les experts qui ne l’évoquent pas.

L’année sui­vante, Ran­dy E. Bar­nett publie un article (« Res­ti­tu­tion : a New Para­digm of Cri­mi­nal Jus­tice », 1977) dans lequel il cri­tique le fon­de­ment même de ce qu’il appelle le vieux para­digme, à savoir celui de la puni­tion. Selon lui, la crise que tra­verse ce para­digme offre l’opportunité de chan­ger com­plè­te­ment d’optique pour ins­tau­rer un nou­veau para­digme basé sur la res­ti­tu­tion, dont la vic­time sur­tout, mais l’auteur et la socié­té éga­le­ment pour­raient tirer avan­tage. Ran­dy E. Bar­nett n’emploie pas les termes res­to­ra­tive jus­tice ; de plus son approche res­tau­ra­trice est consi­dé­ra­ble­ment éloi­gnée de la concep­tion actuelle. Et pour­tant, il mérite de figu­rer par­mi les pen­seurs clés qui ont ins­pi­ré le mou­ve­ment de jus­tice res­tau­ra­trice ; il est en effet le pre­mier à avoir pro­po­sé d’analyser l’échec du sys­tème de jus­tice pénale en termes de crise de para­digme, en adop­tant l’approche de Tho­mas Kuhn dans son ouvrage The Struc­ture of Scien­ti­fic Revo­lu­tions (1970). Howard Zehr repren­dra cette idée et la déve­lop­pe­ra plus en détail.

Howard Zehr est un des pre­miers à pro­po­ser une nou­velle approche expli­ci­te­ment appe­lée res­to­ra­tive jus­tice. Son texte « Retri­bu­tive Jus­tice, Res­to­ra­tive Jus­tice » (1985) met en avant les idées qu’il déve­lop­pe­ra quelques années plus tard dans son célèbre ouvrage Chan­ging Lenses (1990). Il y expose que tant la vic­time que l’auteur souffrent du sys­tème de jus­tice pénale en place. De nom­breuses ten­ta­tives de réforme ont toutes échoué. En se pen­chant sur la défi­ni­tion de l’infraction et de la jus­tice, il nous amène à com­prendre qu’il ne s’agit là que d’un modèle, un para­digme, et qu’il en existe d’autres. Face à l’échec de ce para­digme éta­tique rétri­bu­tif, une réforme ne suf­fit pas ; c’est un nou­veau para­digme qui doit voir le jour. Howard Zehr pro­pose le modèle de jus­tice res­tau­ra­trice, qu’il confronte au modèle rétri­bu­tif (il nuan­ce­ra cette pré­sen­ta­tion dicho­to­mique par la suite). Howard Zehr for­mule dans ce texte de manière pru­dente les idées et concepts qu’il ne ces­se­ra d’affiner par la suite. Il cite les tra­vaux de Nils Chris­tie, Ran­dy E. Bar­nett et Tho­mas Kuhn tout en se basant sur ses propres obser­va­tions du pro­gramme connu à l’époque sous le nom de récon­ci­lia­tion vic­time-auteur (VORP, évo­qué plus haut). On lui doit éga­le­ment le Lit­tle Book of Res­to­ra­tive Jus­tice (2002).

John Brai­th­waite publie en 1989 son fameux Crime, Shame and Rein­te­gra­tion. Il n’y parle pas de jus­tice res­tau­ra­trice ; ce n’est que par la suite qu’il éta­bli­ra un lien entre sa théo­rie de la rein­te­gra­tive sha­ming (une tra­duc­tion « lit­té­rale » pour­rait don­ner : faire honte avec un objec­tif de réin­ser­tion) et les concer­ta­tions res­tau­ra­trices. Il ira jusqu’à émettre le regret de ne pas avoir choi­si l’appellation res­to­ra­tive sha­ming. John Brai­th­waite inter­vient plus tard dans le débat ; mais sa théo­rie de la rein­te­gra­tive sha­ming va redy­na­mi­ser le mou­ve­ment de jus­tice res­tau­ra­trice dans les années nonante, sur­tout dans son pays (Aus­tra­lie) et au Royaume-Uni, où les concer­ta­tions prennent alors leur essor.

Une der­nière remarque : le cas ori­gi­nel de Kit­che­ner met­tait en scène deux auteurs et vingt-deux vic­times épau­lés par deux média­teurs alors que le pro­ces­sus pré­sen­té par les théo­ri­ciens comme le « modèle de base » de la média­tion auteur-vic­time repose sur l’idée d’une ren­contre entre un auteur et une vic­time en pré­sence d’un média­teur (sou­vent un volon­taire de la communauté).

Ce modèle de base est rapi­de­ment deve­nu plus flexible : il a réuni plu­sieurs vic­times et/ou auteurs, accom­pa­gnés de membres de la famille ou de proches. Puis est appa­rue l’idée de la ren­contre indi­recte, pour les cas où les par­ties sou­haitent un échange sans qu’une ren­contre en face à face ne soit, pour l’une ou l’autre rai­son, envi­sa­geable. À l’étape sui­vante émer­gea le concept du fami­ly confe­ren­cing6, nou­velle incar­na­tion du dia­logue res­tau­ra­teur, d’abord en Nou­velle-Zélande, puis en Aus­tra­lie, et par la suite en Amé­rique du Nord, en Europe et au-delà. Simul­ta­né­ment réap­pa­rurent les cercles, un autre modèle de dia­logue res­tau­ra­teur adap­té des cultures autoch­tones. Et fina­le­ment, furent intro­duits les comités/panels, encore une autre varia­tion sur le même thème. Les concer­ta­tions, cercles et comités/panels élar­girent le cercle des par­ties direc­te­ment concer­nées, pour y inclure, outre les vic­times et les auteurs, la « communauté ».

Comment la justice restauratrice est-elle mise en application ?

Nous pas­sons à pré­sent du géné­ral au spé­ci­fique, des prin­cipes à leur appli­ca­tion concrète. Nous nous inté­res­se­rons à la manière dont la jus­tice res­tau­ra­trice est appli­quée sur le ter­rain dans le cadre du tra­vail d’une asbl sub­ven­tion­née par la Com­mu­nau­té fran­çaise (Arpège7) pour offrir au tri­bu­nal de la jeu­nesse sa col­la­bo­ra­tion pour l’organisation de mesures alter­na­tives et d’offres res­tau­ra­trices impli­quant des mineurs d’âge, pour la plu­part âgés de douze à dix-huit ans, ayant com­mis des faits qua­li­fiés infrac­tion. Pour mieux com­prendre la situa­tion actuelle, nous ferons un bref détour par une pré­sen­ta­tion suc­cincte du contexte général.

Le contexte

C’est au début des années nonante que les trois équipes (Arpège, Gacep et Radian8) qui avaient com­men­cé la décen­nie pré­cé­dente à mettre sur pied ce qu’on appelle aujourd’hui les pres­ta­tions édu­ca­tives et d’intérêt géné­ral, se mettent à pro­po­ser des média­tions au par­quet et/ou au juge dans le cadre de pro­jets-pilote. À l’époque, la loi du 8 avril 1965 rela­tive à la pro­tec­tion de la jeu­nesse ne pré­voit pas expli­ci­te­ment la média­tion. La Com­mu­nau­té fran­çaise cau­tionne ces ini­tia­tives sans octroyer de moyens sup­plé­men­taires. Paral­lè­le­ment, les équipes invitent des experts qué­bé­cois et fran­çais à leur dis­pen­ser des for­ma­tions en médiation.

Tout comme dans les pays anglo-saxons, l’évolution sera mar­quée par une auto-ali­men­ta­tion réci­proque entre pra­tique et théo­rie, réflexion et mise en appli­ca­tion, en appre­nant peut-être davan­tage, comme c’est sou­vent le cas, de ses erreurs que de ses réussites.

Après une inter­rup­tion liée à un chan­ge­ment de cabi­net, un nou­veau contexte poli­tique per­met de relan­cer l’expérimentation à la fin des années nonante. Sou­cieuses de béné­fi­cier d’un éclai­rage exté­rieur, les équipes demandent et obtiennent une éva­lua­tion de leurs pro­jets que réa­li­se­ra Syner­gie (Billen et Pou­let, 1999). La Com­mu­nau­té fran­çaise, la Fon­da­tion Roi Bau­douin et la Lote­rie natio­nale unissent leurs efforts pour finan­cer cette recherche.

Quelques modi­fi­ca­tions admi­nis­tra­tives aident à déga­ger la voie. L’arrêté-cadre du 15 mars 19999 sti­pule que l’organisation des pres­ta­tions devient la mis­sion prin­ci­pale et non plus exclu­sive des équipes de pres­ta­tion, ce qui per­met à ces der­nières de prendre éga­le­ment en charge des média­tions. Puis, le 5 décembre 2001, une cir­cu­laire minis­té­rielle de la ministre de l’Aide à la Jeu­nesse ouvre davan­tage encore la porte à la pra­tique de la média­tion par les équipes de pres­ta­tion en spé­ci­fiant que, outre leur mis­sion prin­ci­pale défi­nie plus haut, il est per­mis à ces ser­vices de s’engager dans la prise en charge de pro­ces­sus de média­tion « auteur mineur-vic­time » selon des moda­li­tés qu’elle pré­cise, sans tou­te­fois béné­fi­cier d’une exten­sion de cadre.

En 2006 enfin, soit dix ans après le pre­mier pro­jet de réforme de la loi du 8 avril 1965 rela­tive à la pro­tec­tion de la jeu­nesse (si l’on oublie le pro­jet Gol de 1982), la « réforme Onke­linx » est consa­crée par le vote des lois des 15 mai et 13 juin 2006 « modi­fiant la légis­la­tion rela­tive à la pro­tec­tion de la jeu­nesse, à la prise en charge de mineurs ayant com­mis un fait qua­li­fié infrac­tion et à la répa­ra­tion du dom­mage cau­sé par ce fait » (ouf!). La jus­tice res­tau­ra­trice y occupe, sur papier, une place de choix, et ce sont les ser­vices char­gés de la mise sur pied des pres­ta­tions qui se voient confier la mis­sion d’organiser ce que la loi qua­li­fie d’«offres res­tau­ra­trices », à savoir la média­tion et la concer­ta­tion res­tau­ra­trice en groupe (CRG).

La justice restauratrice sur le terrain en justice des mineurs

Nous pas­se­rons en revue les diverses pra­tiques mises en œuvre par l’asbl
Arpège en nous inter­ro­geant à chaque fois sur leur carac­tère res­tau­ra­teur. Nous débu­te­rons notre exa­men par les fameuses « offres res­tau­ra­trices » (pour une pré­sen­ta­tion détaillée de ces pro­ces­sus, voir Ber­bu­to et Van Doos­se­laere, 2007), pour­sui­vrons avec la pra­tique ori­gi­nelle, à savoir la pres­ta­tion (tra­vail d’intérêt géné­ral), puis la der­nière en date, le pro­gramme Rec­to-Ver­so, avant d’évoquer quelques acti­vi­tés connexes.

La média­tion : la loi dis­pose que « la média­tion per­met à la per­sonne qui est soup­çon­née d’avoir com­mis un fait qua­li­fié infrac­tion, aux per­sonnes qui exercent l’autorité paren­tale à son égard, aux per­sonnes qui en ont la garde en droit ou en fait ain­si qu’à la vic­time, d’envisager ensemble, et avec l’aide d’un média­teur neutre, les pos­si­bi­li­tés de ren­con­trer les consé­quences notam­ment rela­tion­nelles et maté­rielles d’un fait qua­li­fié infrac­tion10 ». Une cir­cu­laire minis­té­rielle pré­cise que « la média­tion ne doit pas être consi­dé­rée comme une mesure, mais comme une pro­po­si­tion de pro­ces­sus de com­mu­ni­ca­tion volon­taire et non contrai­gnant […] pos­sible à chaque stade de la pro­cé­dure11 ».

Ce pro­ces­sus qui fut long­temps syno­nyme de jus­tice res­tau­ra­trice reçoit donc enfin une base légale en Bel­gique. Il peut être pro­po­sé et doit même être envi­sa­gé au niveau du par­quet12 ; et il peut éga­le­ment être « offert » tant par le juge que le tri­bu­nal, qui doivent accor­der leur « pré­fé­rence […] en pre­mier lieu à une offre res­tau­ra­trice13 ».

Dans l’arrondissement judi­ciaire de Liège, les magis­trats du par­quet (épau­lés par leurs cri­mi­no­logues) et du tri­bu­nal de la jeu­nesse n’hésitent pas à man­da­ter le « ser­vice de média­tion » qui, selon les cas, orga­ni­se­ra une média­tion directe (une ren­contre en face à face) ou indi­recte (le média­teur sert alors d’intermédiaire entre les parties).

Les chiffres semblent donc indi­quer que la média­tion est par­ve­nue à trou­ver sa place. Mais le quan­ti­ta­tif n’est pas le seul cri­tère à prendre en consi­dé­ra­tion. On ne peut que déplo­rer l’absence d’évaluation qua­li­ta­tive du tra­vail four­ni. La plu­part des pro­mo­teurs de la jus­tice res­tau­ra­trice insistent lour­de­ment sur la néces­si­té de se sou­mettre à des éva­lua­tions exté­rieures et indé­pen­dantes… et de tenir compte de leurs résul­tats. En fait de regard exté­rieur, le ser­vice ne béné­fi­cie que de celui des col­lègues d’autres équipes, d’étudiants sta­giaires ou auteurs d’un tra­vail de fin d’études, ou de rares doctorants.

Une éva­lua­tion indé­pen­dante du tra­vail des divers ser­vices devrait per­mettre d’apporter une réponse à des ques­tions essen­tielles : les équipes char­gées de l’organisation des pres­ta­tions sont-elles les mieux pla­cées pour s’occuper des média­tions ? Leur manière de pro­cé­der s’inscrit-elle bien dans la phi­lo­so­phie de la jus­tice res­tau­ra­trice ? Cette der­nière imprègne-t-elle éga­le­ment les man­dants ? Dans quelle mesure le mélange de modèles (rétri­bu­tif, pro­tec­tion­nel et res­tau­ra­teur) qui imprègne la loi influence-t-il le pro­ces­sus res­tau­ra­teur ? Toutes les par­ties concer­nées reçoivent-elles l’attention qu’elles méritent ? La média­tion au niveau du par­quet est-elle une alter­na­tive à la sai­sine du juge ou au clas­se­ment sans suite ? Est-il oppor­tun que le par­quet et le juge ne puissent refu­ser d’approuver/homologuer un accord que s’il est contraire à l’ordre public ? Ou, vu par l’autre bout de la lor­gnette, cette approbation/homologation est-elle vrai­ment indis­pen­sable ? Est-il per­ti­nent que le par­quet conserve, après l’exécution de l’accord de média­tion, le choix de clas­ser le dos­sier sans suite ou de sai­sir le juge de la jeu­nesse ? Com­ment faci­li­ter l’insertion de coau­teurs majeurs dans le pro­ces­sus ? Com­ment expli­quer que les ser­vices de cer­tains arron­dis­se­ments ne se voient confier que fort peu de dos­siers de médiation ?

La concer­ta­tion res­tau­ra­trice en groupe (CRG): cette inno­va­tion du côté fran­co­phone a fait l’objet d’une recherche-action entre 2000 et 2003 dans la par­tie néer­lan­do­phone du pays (Van­frae­chem, 2006). Elle était tes­tée à titre expé­ri­men­tal en 2006 au sein de l’asbl Arpège quand la loi est venue impo­ser ce pro­ces­sus ins­pi­ré des tra­di­tions mao­ries et deve­nu le pro­ces­sus de base en Nou­velle-Zélande depuis 1989 pour les infrac­tions com­mises par des mineurs (hor­mis le meurtre). La CRG élar­git le cercle des par­ti­ci­pants pour y inclure un repré­sen­tant de la com­mu­nau­té (en Bel­gique sou­vent un poli­cier), les proches de l’auteur et de la vic­time et « toutes per­sonnes utiles ». Elle étend éga­le­ment l’objet de la ren­contre dans la mesure où, à la répa­ra­tion envers la vic­time, viennent s’ajouter deux axes : des démarches res­tau­ra­trices vis-à-vis de la com­mu­nau­té et des enga­ge­ments per­son­nels en vue d’éviter la réci­dive. Une des idées essen­tielles est de ten­ter de retis­ser du lien en invi­tant le réseau social du mineur à sou­te­nir ce der­nier dans son action. Ce pro­ces­sus de com­mu­ni­ca­tion peut être pro­po­sé par le juge ou le tri­bu­nal de la jeu­nesse14.

L’arrondissement judi­ciaire de Liège se dis­tingue des autres, mais, même là, le nombre de dos­siers reste modeste. La CRG en est tou­jours au stade des bal­bu­tie­ments ; il s’agit d’une inno­va­tion qui doit encore faire ses preuves. Cela explique-t-il la rela­tive fri­lo­si­té mani­fes­tée par les man­dants ? Ou est-ce la résis­tance au chan­ge­ment ? Ou la crainte d’un risque de « perte de pou­voir » ? Ou une mécon­nais­sance de la loi ou du pro­ces­sus ? Une autre expli­ca­tion est peut-être à cher­cher dans la loi elle-même ; elle n’aide guère les juges, friands de cri­tères déci­sion­nels : sur quels élé­ments vont-ils se baser pour pro­po­ser une média­tion dans ce dos­sier et une CRG dans tel autre ? Cer­tains sug­gèrent de se fon­der sur la gra­vi­té de l’infraction : la CRG, vu le lourd inves­tis­se­ment qu’elle exige, serait réser­vée aux cas « graves ». D’autres pré­co­nisent de prendre comme cri­tère le « rayon­ne­ment » de l’acte de délin­quance : un degré éle­vé d’atteinte à la com­mu­nau­té encou­ra­ge­rait à opter pour une CRG plu­tôt que pour une média­tion. D’autres experts, notam­ment Vince Mer­cer, Anto­nio Buo­na­tes­ta ou Otmar Hage­mann, émettent l’idée de reve­nir à un prin­cipe de base : « Les pro­ces­sus doivent s’adapter aux per­sonnes concer­nées, et non l’inverse ». Il convien­drait, selon eux, de ne pas éta­blir une fron­tière étanche entre média­tion et CRG, mais de faire preuve de sou­plesse et de créa­ti­vi­té. Ils rejoignent ain­si Ann W. Roberts, selon laquelle « il n’existe pas une bonne ou meilleure réponse. À condi­tion d’être soli­de­ment ancrées dans les valeurs et prin­cipes de la jus­tice res­tau­ra­trice, toutes les variantes de pro­ces­sus de dia­logue res­tau­ra­teur recèlent un poten­tiel de suc­cès » (Roberts, 2004). Mais qui va alors choi­sir : le pra­ti­cien ? Les per­sonnes concer­nées ? Tous ensemble ?

À nou­veau, nous ne pou­vons que plai­der pour une éva­lua­tion de l’application de cette offre res­tau­ra­trice que la loi a impo­sée après qu’elle eut été tes­tée dans la seule par­tie néer­lan­do­phone du pays. Encore fau­drait-il que les juges la proposent…

La pres­ta­tion édu­ca­tive et d’intérêt géné­ral : cette mesure peut être prise par le tri­bu­nal de la jeu­nesse comme mesure auto­nome15, cumu­lable avec d’autres, ou comme condi­tion16, cumu­lable avec d’autres, au main­tien dans le milieu de vie. Elle ne peut dépas­ser cent-cin­quante heures. Elle perd, à croire les termes de la loi, son carac­tère édu­ca­tif pour se trans­for­mer en « pres­ta­tion d’intérêt géné­ral » lorsqu’elle devient une condi­tion de la mesure de garde pro­vi­soire qui consiste à lais­ser le jeune dans son milieu de vie et à le sou­mettre à une sur­veillance. Dans ce der­nier cas, elle ne peut dépas­ser trente heures17.

Peut-on par­ler d’une mesure res­tau­ra­trice ? Selon cer­tains, « il est dif­fi­cile de retrou­ver une ins­pi­ra­tion res­tau­ra­trice dans la concep­tion d’une mesure qui puise son his­toire dans la dimen­sion pro­tec­tion­nelle et semble envi­sa­ger son futur vers une dimen­sion davan­tage sanc­tion­nelle » (Jas­part, Van Praet et De Fraene, 2007).

Cer­tains experts de la jus­tice res­tau­ra­trice vont dans le même sens. Les adeptes de la ten­dance dite « puriste » ou « mini­ma­liste » n’envisagent la jus­tice res­tau­ra­trice qu’en termes de pro­ces­sus basés sur une coopé­ra­tion volon­taire et excluent toute forme de contrainte ; ils ne peuvent dès lors englo­ber les pres­ta­tions impo­sées au sein de la jus­tice res­tau­ra­trice. Les par­ti­sans d’une ver­sion « maxi­ma­liste » estiment, au contraire, que si, pour l’une ou l’autre rai­son, un pro­ces­sus basé sur la coopé­ra­tion ne peut avoir lieu, il est légi­time de recou­rir à des contraintes à visée res­tau­ra­trice. Selon eux, il n’existe pas de césure nette entre des pro­grammes qui seraient tota­le­ment res­tau­ra­teurs et d’autres qui ne le seraient pas du tout. Ils évoquent plu­tôt un conti­nuum sur lequel, entre les pra­tiques plei­ne­ment res­tau­ra­trices et celles qui le sont mini­ma­le­ment, s’inscrivent d’autres qui le sont par­tiel­le­ment ou modé­ré­ment. Cer­tains par­mi eux rap­pellent qu’une même mesure peut cor­res­pondre à divers modèles. Mar­tin Wright donne ain­si l’exemple du tra­vail d’intérêt géné­ral qui, selon la manière dont il est appli­qué, aura une visée puni­tive, réha­bi­li­ta­tive ou res­tau­ra­trice (Wright, 2000).

Dans l’arrondissement judi­ciaire de Liège, nous pen­sons pou­voir affir­mer que la pres­ta­tion n’a pas une visée seule­ment pro­tec­tion­nelle. Depuis le début, le sou­ci de s’intéresser aux vic­times, et pas dans le seul but de s’en ser­vir comme outil édu­ca­tif, est bien pré­sent. C’est d’ailleurs cette pré­oc­cu­pa­tion qui a peu à peu ame­né l’équipe à déve­lop­per un pro­jet de média­tion. En outre, la pres­ta­tion com­porte éga­le­ment une dimen­sion com­mu­nau­taire, dans la mesure où elle pro­cure à la com­mu­nau­té l’occasion de prendre ses jeunes (et la réac­tion à leur délin­quance) en charge.

Un autre argu­ment est fré­quem­ment mis en avant : l’idée de répa­ra­tion sym­bo­lique vis-à-vis de la com­mu­nau­té via l’acte posi­tif que serait le tra­vail béné­vole. Intel­lec­tuel­le­ment, cette concep­tion est sédui­sante, mais nous ne sommes pas convain­cus que tous les mineurs la per­çoivent pleinement.

Le pro­gramme Rec­to-Ver­so : la réforme de la loi du 8 avril 1965 per­met au juge18 et au tri­bu­nal de la jeu­nesse19 d’imposer comme une des condi­tions pos­sibles au main­tien dans le milieu de vie le fait de « par­ti­ci­per à un ou plu­sieurs modules de for­ma­tion ou de sen­si­bi­li­sa­tion aux consé­quences des actes accom­plis et de leur impact sur les éven­tuelles victimes ».

Tout comme pour la média­tion, le besoin s’est pro­gres­si­ve­ment fait sen­tir au sein de l’asbl Arpège de déve­lop­per une autre approche afin de sen­si­bi­li­ser les mineurs à l’impact de leurs actes sur autrui, ou de leur pro­po­ser un espace de parole lorsqu’une offre res­tau­ra­trice ne peut être envi­sa­gée. La réflexion a débu­té dès le début des années nonante pour se concré­ti­ser en 2001 – 2002 sous forme d’une ver­sion courte, puis de 2003 à 2006 en tant que mesure auto­nome. Curieu­se­ment, la Com­mu­nau­té fran­çaise a mis fin à son sub­ven­tion­ne­ment au moment où la réforme de la loi venait lui assu­rer une base légale claire. Mais quatre ans plus tard, l’acceptation par la Com­mu­nau­té fran­çaise de ce pro­gramme à titre de pro­jet expé­ri­men­tal a tout récem­ment per­mis la reprise de cette pratique.

Où la situer sur le spectre évo­qué plus haut ?

À nou­veau, nous nous trou­vons à l’intersection entre le pro­tec­tion­nel et le res­tau­ra­teur. « Les groupes de sen­si­bi­li­sa­tion […] se situent dans la pers­pec­tive d’une meilleure prise en compte de l’intérêt de la vic­time, repla­çant le délit com­mis dans une approche rela­tion­nelle de la délin­quance. Dans une pers­pec­tive res­tau­ra­trice, on vise ici à la res­pon­sa­bi­li­sa­tion d’un jeune face à son acte délic­tueux et à la prise en compte des consé­quences pour autrui20. » La volon­té est donc clai­re­ment expri­mée d’aider le jeune dans son che­mi­ne­ment en lui ouvrant les yeux sur les consé­quences pour la victime.

Sou­ve­nons-nous en pas­sant que la pre­mière expé­rience réper­to­riée, celle de Kit­che­ner évo­quée plus haut, démarre à par­tir de l’idée d’un agent de pro­ba­tion, empreint sans doute de convic­tions paci­fistes et assu­ré­ment séduit par les pos­si­bi­li­tés de récon­ci­lia­tion, mais agent de pro­ba­tion tout de même, et donc pré­oc­cu­pé au départ davan­tage par le sort des jeunes auteurs que par les besoins des victimes.

Autre acti­vi­té s’inscrivant dans la pers­pec­tive res­tau­ra­trice : la ministre de l’Aide à la Jeu­nesse a auto­ri­sé un membre de l’asbl Arpège à consa­crer du temps à la col­lecte et à la tra­duc­tion de textes de base anglo-saxons por­tant sur la jus­tice res­tau­ra­trice. L’ouvrage paru récem­ment (Gailly, 2011) offre la pos­si­bi­li­té de décou­vrir une ving­taine de textes clés qui éclairent le concept de jus­tice res­tau­ra­trice, et reflète le sou­ci de l’équipe d’approfondir la réflexion sur sa pratique.

Conclusion

Par­tant d’une ten­ta­tive de pré­sen­ta­tion glo­bale de la jus­tice res­tau­ra­trice, nous avons vou­lu mon­trer com­ment cette der­nière est mise en appli­ca­tion sur le ter­rain dans le cadre de la jus­tice des mineurs en nous basant sur le tra­vail d’une équipe telle qu’il en existe dans chaque arron­dis­se­ment judi­ciaire. Nous sommes bien conscients du carac­tère non exhaus­tif de cette pré­sen­ta­tion ain­si que des limites de notre neu­tra­li­té. Le choix des auteurs cités, des ques­tions sou­le­vées et du voca­bu­laire uti­li­sé ren­voie dans une cer­taine mesure à notre réa­li­té d’acteur de terrain.

À pro­pos d’un concept que nous avons pré­sen­té comme en constante évo­lu­tion et où la pra­tique semble se déve­lop­per plus rapi­de­ment que la recherche et la réflexion théo­rique, nos conclu­sions ne pour­ront être que provisoires.

Le contexte hybride (fédé­ral et com­mu­nau­taire) dans lequel s’inscrit le tra­vail de l’asbl
Arpège a for­te­ment évo­lué durant les deux der­nières décen­nies. La récente réforme de la loi sur la pro­tec­tion de la jeu­nesse fait offi­ciel­le­ment la part belle à la jus­tice res­tau­ra­trice tan­dis que notre pou­voir sub­si­diant, la Com­mu­nau­té fran­çaise, a aban­don­né sa posi­tion atten­tiste ini­tiale (repo­sant sur la sem­pi­ter­nelle ques­tion « Mais cela rentre-t-il bien dans notre champ de com­pé­tence ? ») pour s’investir à pré­sent avec convic­tion dans ce domaine.

Le pou­voir judi­ciaire suit en ordre dis­per­sé. Les chiffres de média­tion-par­quet indiquent un réel inté­rêt dans cer­tains arron­dis­se­ments, mais pas dans tous. Ceux de la média­tion-juge et de la CRG laissent trans­pa­raitre une cer­taine réticence.

L’essentiel dans notre cadre de tra­vail n’est pas de « faire du chiffre» ; nous nous trou­vons en face d’êtres humains (en souf­france, bien sou­vent), et pas seule­ment de dos­siers. Il nous paraît donc cru­cial que les éva­lua­tions ne se limitent pas à une comp­ta­bi­li­sa­tion de ges­tion­naire, mais portent aus­si sur la qua­li­té des ser­vices offerts et le res­pect des valeurs et prin­cipes de la jus­tice res­tau­ra­trice. Lode Wal­grave nous met clai­re­ment en garde : « Para­doxa­le­ment, la plus grande menace pour la jus­tice res­tau­ra­trice consiste en l’enthousiasme irré­flé­chi des hommes poli­tiques, des poli­ciers, des magis­trats, des juges et des tra­vailleurs sociaux par rap­port à l’intégration de quelques tech­niques dans les sys­tèmes de jus­tice tra­di­tion­nels réha­bi­li­ta­tif ou puni­tif. Un zeste de média­tion, un soup­çon de concer­ta­tion, une pin­cée de tra­vaux d’intérêt géné­ral sont ajou­tés au sys­tème, sans remettre en ques­tion les fon­de­ments de son fonc­tion­ne­ment tra­di­tion­nel. Les pra­tiques de jus­tice res­tau­ra­trice sont alors dépouillées de leur phi­lo­so­phie et réduites à de simples outils, elles ne servent que d’ornements à un sys­tème qui demeure pour l’essentiel inchan­gé » (Wal­grave, 2008).

À médi­ter…

  1. Voir Lode Wal­grave (2004), qui fait lui-même réfé­rence à D. Van Ness et K.H. Strong (2002), ou E. Eliot et R. Gor­don (2005) qui ren­voient, eux, à Lle­wel­lyn et Howse (1994, p. 4).
  2. Psy­cho­logue amé­ri­cain qui a déve­lop­pé dans les années cin­quante le concept de crea­tive res­ti­tu­tion.
  3. Voir les lois belges des 15 mai et 13 juin 2006 (modi­fiant la loi sur la pro­tec­tion de la jeu­nesse du 8 avril 1965) qui consacrent les offres res­tau­ra­trices que sont la média­tion et la concer­ta­tion res­tau­ra­trice en groupe (CRG).
  4. Voir par exemple celles sug­gé­rées par D. Roche, 2001 ou J. Brai­th­waite, 2003.
  5. Voir par exemple la liste des « indi­ca­teurs de la jus­tice res­tau­ra­trice » de Zehr et Mika pré­sen­tée dans le Lit­tle Book of Res­to­ra­tive Justice.
  6. Adop­tant les termes pro­po­sés par la légis­la­tion belge, nous tra­dui­rons Fami­ly Group Confe­rence (FGC) par concer­ta­tion res­tau­ra­trice en groupe (CRG).
  7. Voir le site http://www.arpegeasbl.be.
  8. Le Gacep ne dis­pose pas de site au moment de la rédac­tion de cet article. L’équipe est basée à Char­le­roi. Pour le Radian, voir le site, http://www.leradian.be.
  9. Art. 2, al. 1er de l’arrêté du gou­ver­ne­ment de la Com­mu­nau­té fran­çaise du 15 mars 1999 rela­tif aux condi­tions par­ti­cu­lières d’agrément et d’octroi de sub­ven­tions pour les ser­vices de pres­ta­tions édu­ca­tives ou philanthropiques.
  10. Art. 37bis, § 2, al. 1er.
  11. Voir la cir­cu­laire minis­té­rielle du 7 mars 2007 rela­tive aux lois des 15 mai 2006 et 13 juin 2006 modi­fiant la légis­la­tion rela­tive à la pro­tec­tion de la jeu­nesse et la prise en charge des mineurs ayant com­mis un fait qua­li­fié infrac­tion, 1.1, B.4.
  12. Art. 45quater, al. 3.
  13. Art. 37, § 2, al. 3.
  14. Art. 37bis, § 3 et art. 52quinquies.
  15. Art. 37, § 2, al. 1, 4°.
  16. Art. 37, § 2bis, al. 1, 2°.
  17. Art. 52, al. 4.
  18. Art. 52, al. 2.
  19. Art. 37, § 2bis, al. 1, 5°.
  20. Arpège, docu­ment interne, 2010.

Philippe Gailly


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