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« Just a mild flu »

Numéro 3 – 2020 - Covid-19 néoconservatisme Royaume-Uni par Renaud Maes

avril 2020

Le Royaume-Uni a opté pour une stra­té­gie spé­ci­fique de ges­tion de la mala­die à Covid-19. Pour com­prendre ce « cava­lier seul » du gou­ver­ne­ment de Boris John­son, peut-être faut-il remon­ter à quelques piliers de la doc­trine néo­con­ser­va­trice made in UK.

Dossier

La poli­tique bri­tan­nique en matière de ges­tion de la mala­die à coro­na­vi­rus Covid-19 s’est très tôt dis­tin­guée de celles des autres pays euro­péens. D’emblée, Boris John­son a annon­cé s’appuyer sur deux axes : l’immunité col­lec­tive (herd immu­ni­ty) et les « coups de coude » (nudges).

Cette stra­té­gie a immé­dia­te­ment sus­ci­té des réac­tions. Ain­si, l’ancien secré­taire d’État à la San­té des gou­ver­ne­ments Came­ron et May, Jere­my Hunt, com­pé­ti­teur mal­heu­reux de Boris John­son pour la direc­tion du par­ti conser­va­teur, a cri­ti­qué ver­te­ment la poli­tique du gou­ver­ne­ment John­son, en appe­lant à des mesures plus dras­tiques de fer­me­ture des écoles et des lieux publics le jour même de la confé­rence de presse détaillant la stra­té­gie de l’exécutif bri­tan­nique. C’est le conseiller scien­ti­fique en chef du royaume, Sir Patrick Val­lance, qui lui a répon­du direc­te­ment via un entre­tien à la BBC : « notre stra­té­gie est d’élargir le pic (broa­de­ning the peak), d’aplatir la courbe (flat­ten the curve) […] la grande majo­ri­té des gens ne déve­lop­pant qu’une mala­die modérée. »

Aux États-Unis, même Andrew Cuo­mo, le gou­ver­neur démo­crate de New York qui a fait fer­mer Broad­way alors même que l’exécutif fédé­ral n’encourageait pas encore aux mesures de confi­ne­ment1, a sou­li­gné l’importance d’un main­tien d’une cer­taine acti­vi­té éco­no­mique2 et de mesures ciblées pour favo­ri­ser le res­pect des dis­tances sociales au tra­vers d’un nud­ging bien conçu pour évi­ter de « som­brer dans l’autoritarisme3 ». Une que­relle par médias inter­po­sés oppose le gou­ver­neur démo­crate du Min­ne­so­ta, Tim Walz, à la gou­ver­neure répu­bli­caine de l’Iowa, Kim Rey­nolds. Le pre­mier a lan­cé un Stay at home order de deux semaines le 28 mars. La seconde se refuse à prendre toute mesure autre que la fer­me­ture de cer­taines admi­nis­tra­tions et des écoles publiques. Or, les deux États sont limi­trophes et le nombre d’infectés dans l’Iowa ne cesse de pro­gres­ser, avec une capa­ci­té de dépis­tage extrê­me­ment faible faute de réac­tifs. Dans ce débat, Kim Rey­nolds n’a pas man­qué d’évoquer la herd immu­ni­ty pour appuyer sa posi­tion4 : « with the help of God and a com­mon effort, herd immu­ni­ty will be a cru­cial tur­ning point in our strategy ».

La stra­té­gie repo­sant sur ces deux axes, herd immu­ni­ty et nudges, semble donc cau­ser un véri­table débat poli­tique en Grande-Bre­tagne comme aux États-Unis. Cette poli­tique par­ti­cu­lière a pour­tant été décriée par cer­tains com­men­ta­teurs et poli­tiques en Ita­lie, en France et en Bel­gique, alors que le gou­ver­ne­ment conser­va­teur des Pays Bas et le gou­ver­ne­ment social-démo­crate de Suède s’en sont plus ou moins ins­pi­rés dans leur propre plan de ges­tion de crise. Nous ne dis­cu­te­rons pas ici du bien­fon­dé de cette stra­té­gie en termes de ges­tion épi­dé­mio­lo­gique de la crise. L’objet de cet article est de décryp­ter les fon­de­ments « idéo­lo­giques » de cette stra­té­gie, qui peuvent expli­quer d’ailleurs qu’elle séduise tant les conser­va­teurs hol­lan­dais que les tra­vaillistes suédois.

L’immunité de groupe et l’utilitarisme

Dès la confé­rence de presse du 12 mars, les experts gou­ver­ne­men­taux bri­tan­niques ont indi­qué que la stra­té­gie de herd immu­ni­ty impli­que­rait des pertes humaines. L’idée fon­da­men­tale de cette stra­té­gie est, d’une part, de confi­ner les groupes les plus fra­giles et, d’autre part, de lais­ser le virus se répandre dans la popu­la­tion pour qu’elle déve­loppe une immu­ni­té. À suivre Patrick Val­lance lors de son entre­tien du 13 mars à la BBC, lorsque 60% de la popu­la­tion a été tou­chée par le virus et a déve­lop­pé une immu­ni­té, celui-ci n’arrive plus à cir­cu­ler suf­fi­sam­ment. De cette manière, pro­gres­si­ve­ment, il « épuise » son réser­voir d’hôtes et une fois celui-ci épui­sé, il dis­pa­rait natu­rel­le­ment. On peut alors « libé­rer » les groupes plus fra­giles jusque-là confi­nés, ceux pour qui le virus repré­sente plus que le risque d’une « grippe modérée ».

Évi­dem­ment cette stra­té­gie a au moins deux limites : l’existence de per­sonnes qui ne sont pas à prio­ri détec­tées ou détec­tables comme étant fra­giles en cas d’exposition au virus, et la dif­fi­cul­té tech­nique d’un confi­ne­ment com­plet des groupes fra­giles. Dans un pre­mier temps, les conseillers scien­ti­fiques du gou­ver­ne­ment bri­tan­nique consi­dé­raient tou­te­fois que la pre­mière limite ne posait pas de risque pour la satu­ra­tion du sys­tème de soins de san­té et en par­ti­cu­lier pour les places en soins inten­sifs. Le 12 mars, ils esti­maient ain­si les pertes maxi­males sur l’entièreté de la popu­la­tion à « quelques dizaines » de mil­liers de morts sur l’ensemble de l’épidémie. La stra­té­gie de « l’immunité de groupe » impli­quait donc, expli­ci­te­ment, un sacri­fice de per­sonnes non iso­lables car à prio­ri peu « sus­pectes » de déve­lop­per une ver­sion sévère de la maladie.

Ce choix a tou­te­fois été clai­re­ment défen­du comme un choix tech­nique rai­son­nable et fina­le­ment « non poli­tique ». Ain­si, Boris John­son insis­tait dans son allo­cu­tion du 12 mars, après avoir annon­cé ne pas prendre de mesures pour inter­dire les grands évè­ne­ments et ras­sem­ble­ments : « At all stages, we have been gui­ded by the science, and we will do the right thing at the right time ».

Dès le 14 mars, deux-cent-vingt-neuf per­son­na­li­tés scien­ti­fiques cri­ti­quèrent ver­te­ment cette stra­té­gie gou­ver­ne­men­tale dans une lettre ouverte très com­men­tée en sou­li­gnant la sous-esti­ma­tion du nombre de décès qu’elle engen­dre­rait. Le 16 mars, un groupe de cher­cheurs de l’Imperial Col­lege publièrent un rap­port esti­mant les pertes humaines dans dif­fé­rents scé­na­rios : à poli­tique inchan­gée, ils pré­di­saient quelque 510.000 morts au Royaume-Uni. La pres­sion se fai­sant de plus en plus forte, le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique finit par chan­ger sa poli­tique. Le 18 mars, Boris John­son annon­ça la mise en place des pre­mières mesures de « dis­tan­cia­tion sociale », tout en insis­tant sur la dif­fi­cul­té poli­tique de cette déci­sion. Jus­ti­fiant au pas­sage la len­teur dans la prise de mesures contrai­gnantes, il réin­tro­duit sou­dain une dimen­sion poli­tique dans la dis­cus­sion qu’il avait jusque-là sys­té­ma­ti­que­ment pla­cé sous le signe de la science, se réfu­giant der­rière ses experts : « We live in a land of liber­ty, as you know, and it’s one of the great fea­tures of our lives we don’t tend to impose those sorts of res­tric­tions on people in this country ».

Les deux confé­rences de presse, du 12 mars et du 18 mars, doivent être consi­dé­rées ensemble pour que se dégage le prin­cipe direc­teur de la stra­té­gie bri­tan­nique : ten­ter de pré­ser­ver au maxi­mum la « liber­té » du plus grand nombre quitte à souf­frir des pertes. Toute la déci­sion poli­tique repose donc sur une sorte de balan­ced sco­re­card met­tant en regard ces deux dimen­sions : si les pertes annon­cées deviennent trop sévères, alors il faut bien se résoudre à « res­treindre les liber­tés ». Évi­dem­ment, par liber­té, il faut ici com­prendre l’ensemble des com­por­te­ments que l’on peut avoir habi­tuel­le­ment. Le choix de l’évocation de la liber­té et pas des droits indi­vi­duels est bien sûr loin d’être anec­do­tique : il ren­voie à l’idée du libre-échange, de la mobi­li­té, de la consom­ma­tion. Le cadre de réfé­rence est celui de la socié­té liquide de mobi­li­té maxi­male5.

Plus lar­ge­ment, ain­si posé, le pro­blème revient à un simple cal­cul uti­li­taire : com­ment maxi­mi­ser le bon­heur du plus grand nombre ? Et l’on ne peut com­prendre le choix de la herd immu­ni­ty qu’en tenant compte de ce fon­da­men­tal de la tra­di­tion libé­rale bri­tan­nique. Le père de l’utilitarisme clas­sique, Jéré­my Ben­tham, défi­nit l’utilité dans son Intro­duc­tion to the Prin­ciple of Morals and Legis­la­tion (ci-après IPML). Il pro­pose un « prin­cipe d’utilité » qui per­met « d’approuver ou de désap­prou­ver n’importe quelle action, en fonc­tion de la ten­dance que celle-ci semble avoir à aug­men­ter ou à dimi­nuer le bon­heur de la par­tie dont l’intérêt est en jeu […]», ce prin­cipe étant valable tant à l’échelle indi­vi­duelle qu’à l’échelle d’un gou­ver­ne­ment. Pour lui, un gou­ver­ne­ment doit d’une cer­taine manière cal­cu­ler l’effet de chaque mesure sur la popu­la­tion en opé­rant une simple addi­tion des plai­sirs ou des peines que la mesure impo­se­rait à chaque indi­vi­du au sein de cette popu­la­tion. Une mesure pour­ra être adop­tée si et seule­ment si elle amène plus de plai­sirs que de peines.

Deux élé­ments sont impor­tants à sou­li­gner dans ce prin­cipe : il est pro­fon­dé­ment indi­vi­dua­liste, en ce qu’il ne conçoit la socié­té que comme une addi­tion d’individus, il n’envisage pas l’existence d’un « niveau col­lec­tif » à pro­pre­ment par­ler, et il est révo­lu­tion­naire dans le contexte de l’époque, puisqu’il part du prin­cipe que l’on doit prendre sans dif­fé­ren­cia­tion en compte les inté­rêts d’un petit pay­san comme ceux d’un aris­to­crate6. Il note, par ailleurs, que le syn­tagme « prin­cipe d’utilité » pose un sou­ci car il peut être tra­ves­ti par les fonc­tion­naires gou­ver­ne­men­taux dans le sens d’une forme d’abstraction, il lui pré­fè­re­rait la déno­mi­na­tion « prin­cipe du plus grand bon­heur » ou « de la plus grande féli­ci­té », se réfé­rant expli­ci­te­ment à la for­mule célèbre « the grea­test hap­pi­ness of the grea­test num­ber7 ».

Le prin­cipe d’utilité a une autre consé­quence : il impose une forme d’économie des moyens légis­la­tifs. En d’autres termes, il s’agit de « cher­cher tou­jours le plus grand effet posi­tif, quel qu’il soit, à l’aide des moyens les plus res­treints, les plus fru­gaux8 ». Mais ce n’est pas tout : Ben­tham sug­gère que le cadre légis­la­tif a une influence impor­tante dans le cal­cul uti­li­ta­riste à l’échelle indi­vi­duelle, que les gou­ver­ne­ments peuvent influer sur la manière même dont les indi­vi­dus envi­sagent leurs intérêts.

Comme il le note dans IPML, son hypo­thèse fon­da­men­tale est que le plai­sir est direc­te­ment lié à la sen­sa­tion de jouis­sance et aux pers­pec­tives de cette sen­sa­tion. L’humain n’est pas uni­que­ment atti­ré par un hédo­nisme immé­diat, il est aus­si inté­res­sé par la pers­pec­tive d’un plai­sir qu’il peut dif­fé­rer pour obte­nir sa maxi­mi­sa­tion. C’est dans cette seconde optique qu’il prend la grande majo­ri­té de ses déci­sions : « la déci­sion repose sur un cer­tain cal­cul, connu sous le nom de feli­ci­fic cal­cu­lus ou “cal­cul des plai­sirs et des peines”. Tout indi­vi­du, dit Ben­tham, a ten­dance à cal­cu­ler, c’est-à-dire à atta­cher une cer­taine espé­rance — au sens pro­ba­bi­liste du terme — de consé­quences plus ou moins heu­reuses à un acte9. » Le « cal­cul féli­ci­fique » (feli­ci­fic cal­cu­lus) com­prend d’ailleurs expli­ci­te­ment une part pro­ba­bi­liste, ses dif­fé­rentes com­po­santes étant l’intensité (la force du plai­sir), la durée (le temps du plai­sir), le degré de cer­ti­tude (la pro­ba­bi­li­té que le plai­sir aura bien lieu), la proxi­mi­té tem­po­relle (le temps néces­saire pour que le plai­sir ait lieu), la fécon­di­té (la pro­ba­bi­li­té que le plai­sir se repro­duise), la pure­té (la pro­ba­bi­li­té qu’une peine, qu’un déplai­sir, soit immé­dia­te­ment asso­cié au plai­sir) et l’étendue (le nombre de per­sonne affec­tées et la proxi­mi­té de ces per­sonnes)10.

À le suivre, le gou­ver­ne­ment doit mettre en place un cadre ins­ti­tu­tion­nel qui va influer sur ce « cal­cul féli­ci­fique », sur la mise en équa­tion de l’estimation pro­ba­bi­liste indi­vi­duelle. Le sys­tème légal forge les repré­sen­ta­tions des pers­pec­tives de plai­sir, notam­ment parce qu’il apporte des formes de garan­ties qui fondent la cer­ti­tude d’un plai­sir à venir. La pro­prié­té pri­vée, par exemple, est de l’ordre de ces garan­ties qui per­mettent d’assurer à l’individu qu’il aura bien la jouis­sance d’un bien tant qu’il ne cède pas volon­tai­re­ment celui-ci. Mais ce n’est pas son seul cadre d’action : la mise en place d’un sys­tème sco­laire per­met, par exemple, d’apprendre aux indi­vi­dus d’effectuer au mieux le « cal­cul féli­ci­fique », d’estimer chaque variable, d’en tenir compte effi­ca­ce­ment. De cette façon, Ben­tham n’oppose pas le cadre légal et la liber­té — ce qui en fait un pen­seur abso­lu­ment nova­teur —, il pense que la loi pro­duit notre concep­tion même de la liberté.

La réponse du gou­ver­ne­ment John­son face au Covid-19 appa­rait dans ce cadre une forme de cas d’école uti­li­ta­riste. Pri­mo, il repose sur cal­cul met­tant en regard la jouis­sance des indi­vi­dus et leurs peines et souf­frances, addi­tion­nant l’ensemble et cher­chant à maxi­mi­ser « l’intérêt du plus grand nombre ». Secun­do, il se fonde sur l’économie maxi­male de moyens légaux, avec des inter­ven­tions les plus limi­tées pos­sibles. Ter­tio, il s’accompagne d’un lourd dis­cours de res­pon­sa­bi­li­sa­tion indi­vi­duelle. Ain­si, dans sa confé­rence de presse du 12 mars, Boris John­son indi­quait « à par­tir de demain, si vous avez des symp­tômes de coro­na­vi­rus, même modé­rés, que ce soit une toux conti­nue ou une tem­pé­ra­ture éle­vée, vous devez res­ter chez vous au moins pour sept jours pour pro­té­ger les autres et aider à ralen­tir la pro­pa­ga­tion de la mala­die ». Cette injonc­tion pose évi­dem­ment sur l’individu la res­pon­sa­bi­li­té de l’évitement de la crise, ce qui est d’ailleurs plus expli­cite encore lorsqu’il évoque les « plus âgés », vic­times pro­bables de la mala­die. « Je pense que nous devons tous pen­ser à nos proches plus âgés, aux membres les plus vul­né­rables de notre famille, nos voi­sins, et faire tout ce que nous pou­vons pour les pro­té­ger dans les mois à venir. » L’influence sur le « cal­cul féli­ci­fique » est expli­cite : les peines peuvent tou­cher vos proches, donc vous avez un inté­rêt, pour maxi­mi­ser votre plai­sir, à vous iso­ler en cas de mala­die. La res­pon­sa­bi­li­té n’est pas une ques­tion col­lec­tive, elle est une ques­tion d’intérêt égoïste.

Les pertes nécessaires et le spencérisme

Mais il n’y a pas qu’une dimen­sion uti­li­ta­riste dans le dis­cours des auto­ri­tés bri­tan­niques. Un autre élé­ment qui ne manque pas de jouer est l’idée que la mala­die ne s’attaque qu’aux « faibles », que les « forts » sont immu­ni­sés, ce qui trans­pa­rait de l’entretien de Patrick Val­lance à la BBC Radio 4. L’expression « mild flu » n’est pas sans rap­pe­ler les pre­miers com­mu­ni­qués des auto­ri­tés colo­niales bri­tan­niques lors du déve­lop­pe­ment de l’épidémie de cho­lé­ra de 1860 – 1861 : il y était ques­tion d’un « mild type of the disease ». Et il s’agissait éga­le­ment d’éviter toute mesure « impo­sant un niveau exces­sif de contraintes sur les liber­tés indi­vi­duelles ». La pro­pa­ga­tion rapide de la mala­die aux sol­dats bri­tan­niques et à leurs familles, avec un bilan de près de 1.500 morts ame­na rapi­de­ment le gou­ver­ne­ment colo­nial à déployer des mesures sani­taires11.

Mal­gré cette dou­lou­reuse expé­rience, le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique s’opposait aux autres pays euro­péens à l’issue de la confé­rence de Constan­ti­nople de février 1865, qui fai­sait suite à l’apparition du cho­lé­ra en Europe. Là où tous les gou­ver­ne­ments euro­péens envi­sa­geaient de suivre les recom­man­da­tions de pro­cé­dures assez strictes de qua­ran­taine pour enrayer l’épidémie, les Bri­tan­niques sou­li­gnèrent que celles-ci nui­saient au com­merce, aux liber­tés indi­vi­duelles des habi­tants comme des voya­geurs et réfu­tèrent leur effi­ca­ci­té.

Tour­nant le dos au « des­po­tisme conti­nen­tal »12, Londres appli­qua donc sa propre stra­té­gie tant au Royaume-Uni que dans les colo­nies. En Inde, l’officier médi­cal en chef, J. M. Cunin­gham, déve­lop­pa ain­si un long argu­men­taire sug­gé­rant que la qua­ran­taine étant un pro­ces­sus humain, il s’opposait inuti­le­ment à la nature. Et face à un phé­no­mène natu­rel comme le cho­lé­ra, il était illu­soire de croire que les pro­ces­sus humains soient d’une quel­conque uti­li­té : « ima­gine-t-on pos­ter des sen­ti­nelles pour arrê­ter la mous­son13 ? ».

Tou­te­fois, les conclu­sions de la confé­rence de Constan­ti­nople met­tant en évi­dence le lien entre les pèle­ri­nages reli­gieux dans plu­sieurs régions du monde et la dif­fu­sion du cho­lé­ra ame­nèrent une série de per­son­na­li­tés à récla­mer des mesures res­tric­tives. Par exemple, William Wil­son Hun­ter, his­to­rien écos­sais renom­mé, écri­vait dans son His­to­ry of Oris­sa que « le refuge de l’un des enne­mis les plus dan­ge­reux de l’humanité se trouve dans ce coin recu­lé d’Orissa, où il se tient tou­jours prêt à défer­ler sur le monde, dévas­ter les ménages, rava­ger les villes et mar­quer ses lignes de conquêtes par une large trace noire au tra­vers de trois conti­nents. La sor­dide armée de pèle­rins de Jagan­nath, avec ses haillons, ses che­veux et sa peau char­gée de ver­mine et impré­gnée d’infection, peut chaque année mas­sa­crer des mil­liers de per­sonnes par­mi les plus talen­tueuses et les plus jolies de notre âge à Vienne, Londres et Washing­ton14. » Il faut noter que le dis­cours dit « conta­gion­niste », qui défen­dait les mesures de qua­ran­taine, était sou­vent mar­qué par un racisme expli­cite et un mépris pro­fond pour les tra­di­tions reli­gieuses des peuples colonisés.

Le gou­ver­ne­ment colo­nial finit, vers 1885, par envi­sa­ger des mesures. Elles furent en fait très ciblées : elles n’interdirent pas les pèle­ri­nages, afin d’éviter une révolte reli­gieuse, mais elles ins­tau­rèrent un sys­tème ren­for­cé d’apartheid visant à iso­ler les groupes poten­tiel­le­ment conta­mi­nés et, sin­gu­liè­re­ment, à pro­té­ger les colons. Les colons plus âgés ou en mau­vaise san­té étaient par ailleurs pris en charge dans des Inn spé­cia­li­sés per­met­tant de les iso­ler dans des zones géo­gra­phiques peu affec­tées par la mala­die. En revanche, le fait que la mala­die conti­nue­rait à faire des ravages par­mi les Indiens les plus pauvres était alors par­fai­te­ment connu, bien qu’une contro­verse per­sis­tât sur la source de la mala­die15. Le gou­ver­neur géné­ral et vice-roi des Indes Lord Fre­de­rick Temple Bla­ck­wood Duf­fe­rin16 se jus­ti­fia de manière remar­quable en évo­quant l’idée que la mala­die étant natu­relle, elle par­ti­ci­pait à la logique géné­rale de la nature, à savoir la sur­vie des plus adap­tés. Dans ce cadre, perdre les per­sonnes les plus affai­blies, c’était fina­le­ment logique et accep­table ; ce qui impor­tait était d’organiser la socié­té pour pro­té­ger « ceux qui comptent »17.

Cet argu­ment appa­rut dès 1876 pour jus­ti­fier la posi­tion de lais­ser-faire des « anti­con­ta­gion­nistes » en matière de cho­lé­ra. Il fai­sait suite à la publi­ca­tion des pre­miers ouvrages de socio­lo­gie d’Herbert Spen­cer18 qui pro­po­saient d’élargir sa « théo­rie de l’évolution », ins­pi­rée de Dar­win et déve­lop­pée dans ses Prin­cipes de Bio­lo­gie (1864, 1867), à la ges­tion de l’État. Ce qui était cepen­dant nou­veau dans son usage en Inde, c’est que cet argu­ment « évo­lu­tion­niste » fon­dait une stra­té­gie de ges­tion épi­dé­mique pas­sant par une res­tric­tion maxi­male des qua­ran­taines à quelques groupes-cibles, en lais­sant simul­ta­né­ment se déve­lop­per l’activité et sin­gu­liè­re­ment l’activité marchande.

Le paral­lèle avec la stra­té­gie bri­tan­nique face au Covid-19 appa­rait sai­sis­sant et il n’est pas com­plè­te­ment for­tuit. Il faut rap­pe­ler, en effet, que Boris John­son est un fervent défen­seur du lais­ser-faire éco­no­mique, d’une part, et qu’il lui est arri­vé à plu­sieurs reprises de défendre un point de vue abso­lu­ment spen­cé­riste sur les inéga­li­tés, d’autre part. Lorsqu’il était encore maire de Londres, il avait ain­si sug­gé­ré qu’un sys­tème social bien conçu doit pro­té­ger « ceux qui réus­sissent » dans une confé­rence en novembre 2013, don­née à l’occasion de la Mar­ga­ret That­cher Confe­rence du think thank Centre for Poli­cy Stu­dies. À le suivre, la cupi­di­té indi­vi­duelle est une bonne chose, car elle est le moteur de l’économie, et il convient d’investir les moyens publics non pas dans « ceux qui ont un QI bas et une absence d’ambition », mais dans « les plus brillants ». Il faut noter ici le lien entre le QI, vu comme un ensemble de facul­tés innées, et le suc­cès éco­no­mique. Le mes­sage de John­son en matières sociales est très clair depuis long­temps : il ne faut pas aider les faibles.

Rap­pe­lons briè­ve­ment qu’en bio­lo­gie, l’évolutionnisme de Spen­cer n’est en rien une théo­rie scien­ti­fique, au sens où il est fon­dé sur un détour­ne­ment des pro­pos de Dar­win et n’est sup­por­té par aucune sorte de preuves : l’évolution dar­wi­nienne ne sélec­tionne pas « les plus adap­tés » en géné­ral, elle ne va pas dans le sens « d’un mieux », « d’un pro­grès ». Elle est étroi­te­ment liée à un contexte (un lieu, des condi­tions cli­ma­tiques, topo­lo­giques, géo­lo­giques… spé­ci­fiques) et sur­tout, aux inter­dé­pen­dances entre espèces. Sou­li­gnons aus­si que Spen­cer est un héri­tier affir­mé du mal­thu­sia­nisme, per­sua­dé de la néces­si­té de régu­ler dras­ti­que­ment la popu­la­tion humaine.

Il n’empêche, l’idée d’une logique natu­relle qui mène­rait à « raf­fi­ner » la popu­la­tion humaine, à aller vers un « homme meilleur » et ce fai­sant à « une socié­té meilleure », est quelque chose de très puis­sant dans l’imaginaire néo­con­ser­va­teur occi­den­tal19. Et dans ce cadre, la mala­die peut prendre le sens d’une « purge néces­saire » de la popu­la­tion. C’est ce que Cun­nin­gham écri­vait à pro­pos du cho­lé­ra en Inde : « les pèle­rins qui décèdent sont déjà affai­blis […] que cela soit mani­feste ou non. Du point de vue de la force de tra­vail ou pour allé­ger les contraintes qu’ils feront tôt ou tard peser sur leurs familles, leur dis­pa­ri­tion est sans doute pour un mieux. »

Le nudge et le paternalisme libertarien

L’autre axe de la stra­té­gie bri­tan­nique, les nudges, mérite un exa­men tout aus­si atten­tif. Tout d’abord, il nous faut quelque peu défi­nir le terme. Le nudge est un concept tiré du desi­gn indus­triel, qui désigne un élé­ment ajou­té à un objet pour que l’utilisateur en fasse un usage cor­rect. Pour prendre un exemple clas­sique de nudge, ajou­ter une mouche sty­li­sée sur la cuve d’une pis­so­tière per­met d’influencer l’homme qui en a l’usage, de limi­ter les écla­bous­sures et de dimi­nuer le besoin de net­toyage des toi­lettes publiques.

Mais cette notion a connu un déve­lop­pe­ment bien plus large, cou­plant psy­cho­lo­gie sociale, éco­no­mie et phi­lo­so­phie poli­tique. Richard Tha­ler et Cass Sun­stein en ont pro­po­sé la défi­ni­tion la plus cou­rante : « un nudge […] est n’importe quel aspect de l’architecture du choix qui modi­fie le com­por­te­ment des gens dans un sens pré­vi­sible, sans leur inter­dire aucune option ou chan­ger de manière signi­fi­ca­tive leurs moti­va­tions éco­no­miques. Pour être consi­dé­rée comme un véri­table nudge, l’intervention doit pou­voir être esqui­vé faci­le­ment et à moindre cout. Les nudges ne sont pas des règles à appli­quer. Mettre des fruits à hau­teur des yeux (pour inci­ter les gens à man­ger sai­ne­ment) peut être consi­dé­ré comme un nudge. Inter­dire la junk food ne le peut pas20. »

Les auteurs qui défendent le recours aux nudges dans les poli­tiques publiques se réclament d’un pater­na­lisme liber­ta­rien, s’inscrivant expli­ci­te­ment dans la tra­di­tion uti­li­ta­riste. Pour eux, les indi­vi­dus cherchent bien à maxi­mi­ser leur inté­rêt et une poli­tique publique doit se fon­der sur le prin­cipe d’utilité. Ils entendent tou­te­fois se dis­tin­guer du « réduc­tion­nisme » qui fait de l’humain un « Econ », un être éco­no­mique pure­ment ration­nel, qui cal­cule de manière infaillible son inté­rêt en per­ma­nence21. Ce fai­sant, ils renouent fina­le­ment avec l’idée ben­tha­mienne (que nous avons déjà abor­dée ci-des­sus) de l’importance des ins­ti­tu­tions dans l’aide au cal­cul22 de son inté­rêt propre. Il s’agit avant tout d’aider les indi­vi­dus dans le cadre de la com­pé­ti­tion de tous avec tous. Cass Sun­stein marque d’ailleurs sa croyance abso­lue dans le fait que « le libre mar­ché est la plu­part du temps le meilleur garde-fou contre les erreurs cog­ni­tives23 », et deux auteurs affirment s’inspirer des tra­vaux de Mil­ton Fried­man et Frie­drich Hayek. Ils se méfient d’ailleurs for­te­ment de l’intervention de l’État (d’où l’adjectif « liber­ta­rien »), mais consi­dèrent qu’il y a une obli­ga­tion d’action (d’où le terme « pater­na­lisme ») puisque « dans de nom­breux cas, les indi­vi­dus prennent d’assez mau­vaises déci­sions, qu’ils n’auraient pas prises s’ils y avaient consa­cré toute leur atten­tion, s’ils avaient pos­sé­dé une infor­ma­tion com­plète, des apti­tudes cog­ni­tives illi­mi­tées et une totale maî­trise de soi24 ». Ils s’inscrivent en fait par­fai­te­ment dans la tra­di­tion néo­li­bé­rale, qui entend réta­blir un rôle pour l’État contre le lais­ser- faire. Pour résu­mer, le point com­mun des néo­li­bé­ra­lismes est, en effet, de sug­gé­rer que les ins­ti­tu­tions éta­tiques puissent jouer un rôle actif pour étendre le prin­cipe de concur­rence à l’ensemble des champs sociaux25.

L’idée que le nud­ging fonc­tionne mieux que l’interdiction est un élé­ment cen­tral dans les théo­ries de Tha­ler et Sun­stein. À les suivre, en effet, l’interdiction a pour effet de sus­ci­ter des rébel­lions, des com­por­te­ments de défiance, par­fois par oppor­tu­nisme. Ils rejoignent par là l’idée clas­sique des éco­no­mistes néo­li­bé­raux vou­lant que les humains risquent de se com­por­ter comme des « free riders »26 en pri­vi­lé­giant leurs inté­rêts propres quitte à enfreindre les règles col­lec­tives, en tirant des pro­fits sans s’investir suf­fi­sam­ment. Le nudge agis­sant à un niveau incons­cient ou pré­cons­cient, il per­met d’éviter le phé­no­mène des free riders ou, à tout le moins, de le limi­ter. Il faut noter que ce rai­son­ne­ment est pure­ment théo­rique et posé sur le mode de l’évidence.

Sou­li­gnons éga­le­ment que le pater­na­lisme liber­ta­rien est une théo­rie pro­fon­dé­ment éli­tiste. Elle sépare le vul­gum pecus du desi­gner éclai­ré et le fait de manière abso­lu­ment expli­cite jusque dans la réécri­ture du prin­cipe d’utilité. En effet, les théo­ri­ciens du nudge sous­crivent au prin­cipe du pater­na­lisme asy­mé­trique : il s’agit de conce­voir des poli­tiques « to help the least sophis­ti­ca­ted people while impo­sing mini­mal harm on eve­ryone else27 ». Comme le résume Oli­vier Klein, « cette approche consi­dère le public comme intel­lec­tuel­le­ment limi­té, inca­pable de se dis­ci­pli­ner, et implique sur­tout une asy­mé­trie fon­da­men­tale entre diri­geants et citoyens28 ».

Durant la confé­rence de presse du 12 mars, il fut lar­ge­ment fait réfé­rence aux recom­man­da­tions de la Beha­vio­ral Insights Team, agence semi-pri­vée sur­nom­mée la Nudge Unit, qui conseille le Cabi­net Office depuis 2010. Son direc­teur, le psy­cho­logue David Hal­pern, par­ti­cipe d’ailleurs au « groupe scien­ti­fique de ges­tion de crise » en charge de la pan­dé­mie actuelle. À suivre cette agence, les res­tric­tions sur les dépla­ce­ments et la fer­me­ture des ins­ti­tu­tions amène une forme de « fatigue » des citoyens, qui les pousse pro­gres­si­ve­ment à ne plus res­pec­ter les règles. Appa­raissent alors de plus en plus de free riders29. En d’autres termes, une poli­tique immé­dia­te­ment trop res­tric­tive aurait comme consé­quence une épi­dé­mie qui dure­rait plus long­temps à cause de l’irresponsabilité indi­vi­duelle. L’agence conseille donc d’opter prio­ri­tai­re­ment pour une forme d’influence « douce » et fina­le­ment sub­li­mi­nale, des nudges, en lieu d’interdictions explicites.

Dans une inter­view le 11 mars visant à jus­ti­fier le recours à ces nudges, David Hal­pern se reven­di­qua d’une légi­ti­mi­té his­to­rique, au moyen de l’exemple cano­nique de John Snow, méde­cin bri­tan­nique qui lors de l’épidémie de cho­lé­ra à Londres en 1854, fit reti­rer la poi­gnée d’une pompe publique dont l’eau était conta­mi­née. Attri­buant à cet exemple l’étiquette de nudge, il sug­gé­ra qu’il fal­lait déve­lop­per prio­ri­tai­re­ment des stra­té­gies de ce genre pour ame­ner les indi­vi­dus à adop­ter les gestes bar­rières. Iro­ni­sant au pas­sage sur les poli­tiques d’autres pays euro­péens, Hal­pern sug­gé­ra par ailleurs que fer­mer les écoles repré­sen­tait un dan­ger sup­plé­men­taire pour les grands-parents qui devraient prendre en charge la garde des enfants.

Cette inter­ven­tion publique est remar­quable à deux titres. D’une part, l’anachronisme de l’exemple his­to­rique révèle bien la repré­sen­ta­tion par­ti­cu­lière du « public » des adeptes de la théo­rie du nudge. Si John Snow fit reti­rer la poi­gnée en ques­tion, c’est parce qu’il réus­sit à convaincre des auto­ri­tés locales que l’eau pou­vait être vec­teur de conta­mi­na­tion du cho­lé­ra. Or cette hypo­thèse ne fut fina­le­ment vali­dée par la com­mu­nau­té scien­ti­fique que trente ans plus tard. Dans l’intervalle, de nom­breux dis­cours ins­ti­tu­tion­nels contra­dic­toires ali­men­tèrent les croyances popu­laires sur le cho­lé­ra — l’idée la plus répan­due étant qu’il était ame­né par l’air. Snow agit donc face à une popu­la­tion par­fai­te­ment dés­in­for­mée dans un contexte bien dif­fé­rent de celui du Covid-19, pour lequel les modes de trans­mis­sion sont net­te­ment mieux connus et les don­nées scien­ti­fiques ali­mentent lar­ge­ment le dis­cours des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales. À aucun moment, Hal­pern n’envisagea la pos­si­bi­li­té d’une réduc­tion de l’activité éco­no­mique et donc de déga­ger du temps pour que les parents puissent s’occuper des enfants. La prio­ri­té au main­tien de l’activité, prin­ci­pa­le­ment éco­no­mique, est posée comme axiome de son raisonnement.

Le choix du nud­ging pour com­battre le Covid-19 devient dans ce cadre par­fai­te­ment cohé­rent avec l’option de la herd immu­ni­ty dans la concep­tion de l’individu et de la col­lec­ti­vi­té qu’elle sous-tend. Il s’agit fina­le­ment de contraindre les indi­vi­dus à maxi­mi­ser leurs inté­rêts, bon gré mal gré, quitte à « for­ger leur sub­jec­ti­vi­té », afin d’organiser de façon opti­male la socié­té prin­ci­pa­le­ment au tra­vers de l’activité économique.

Repenser le rapport individu-collectif

J’ai ten­té, en étu­diant les deux axes de la stra­té­gie de ges­tion de crise bri­tan­nique, d’en mon­trer les linéa­ments idéo­lo­giques qui, fina­le­ment, rendent com­pré­hen­sible l’attitude du gou­ver­ne­ment John­son. Contrai­re­ment à ce que cer­tains com­men­ta­teurs ont pu écrire, l’élément expli­ca­tif majeur n’est pas d’après moi sim­ple­ment un « pri­mat de l’économie », mais plus fon­da­men­ta­le­ment une concep­tion même de la « nature humaine » et du rôle du gou­ver­ne­ment par rap­port à cette « nature ». Il ne s’agit pas ici d’une démons­tra­tion, mais plus de la pro­po­si­tion d’une hypo­thèse : je n’ai pas pu mener un tra­vail de recherche appro­fon­di auprès de cha­cun des inter­ve­nants, je me suis basé uni­que­ment sur leurs pro­pos média­tiques. Cepen­dant, cette hypo­thèse me semble rela­ti­ve­ment robuste tant il est vrai que la dimen­sion idéo­lo­gique du dis­cours des conseillers scien­ti­fiques du gou­ver­ne­ment bri­tan­nique est trans­pa­rente dès que l’on cesse de les consi­dé­rer comme des tenants de la véri­té savante. On assiste d’ailleurs dans le débat public bri­tan­nique sur le Covid-19 à un véri­table cas d’école de mélange mal­sain entre science et idéo­lo­gie, où les enjeux poli­tiques sont sou­dain esca­mo­tés sous le cou­vert de la tech­nique ou des résul­tats de la recherche, selon le sché­ma cano­nique décrit déjà par Haber­mas dans les années 196030.

Plus fon­da­men­ta­le­ment, ce qui se mani­feste avec l’échec de la stra­té­gie bri­tan­nique, c’est peut-être l’inadéquation de la grille de lec­ture posant l’humain comme un indi­vi­du avant tout égoïste, qu’il soit ration­nel ou rela­ti­ve­ment irra­tion­nel, et la socié­té comme l’addition d’un ensemble de ces indi­vi­dus. C’est aus­si la manière de pen­ser le rap­port indi­vi­du-col­lec­tif comme une oppo­si­tion (l’individu égoïste contre les autres indi­vi­dus égoïstes, le col­lec­tif comme contrainte) qui se voit fragilisée.

C’est quelque part un aveu­gle­ment doc­tri­naire qui a ame­né le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique à ne pas prendre les mesures qui auraient pu dimi­nuer la pro­pa­ga­tion du virus et à évi­ter la satu­ra­tion des ser­vices de soins de san­té du NHS et bien des morts. La ques­tion qui se pose tient, là encore, dans la capa­ci­té que nous aurons, à l’issue de cette crise, d’en tirer des ensei­gne­ments. Sera-t-il pos­sible d’en finir avec la doc­trine poli­tique de l’individu égoïste ? Rien n’est moins sûr.

  1. Confé­rence de presse du 12 mars 2020
  2. Il faut noter que le 20 mars, le même Andrew Cuo­mo dut faire amende hono­rable et décré­ter la fer­me­ture des sec­teurs éco­no­miques « non essen­tiels » face à la flam­bée de l’épidémie dans son État. Dans la fou­lée, la réqui­si­tion d’usines pour pro­duire des masques, du gel hydro­al­coo­lique et des res­pi­ra­teurs lui a atti­ré l’ire de riches pro­prié­taires new-yor­kais proches de Donald Trump.
  3. Les com­men­ta­teurs poli­tiques ont sou­vent repro­ché à Cuo­mo son auto­ri­ta­risme, notam­ment lorsqu’il a ten­té de convaincre Ama­zon de construire un siège à New York à grand ren­fort d’aides publiques et de pro­messe d’allègements fis­caux, refu­sant de rendre compte à l’Assemblée de l’État de New York. [La cri­tique de sa ten­dance à l’autoritarisme revient d’ailleurs dans cer­tains médias aujourd’hui.
  4. Confé­rence de presse du 3 avril 2020.
  5. Voir l’article de C. Mincke dans le pré­sent dossier.
  6. Ceci vau­dra d’ailleurs des objec­tions impor­tantes à Ben­tham, comme il le note dans son Frag­ment on govern­ment.
  7. Voir la note 23 du pre­mier cha­pitre du Frag­ment on Govern­ment.
  8. Laval C., « Jere­my Ben­tham et le gou­ver­ne­ment des inté­rêts », La Revue du Mauss, 2006, 27, p. 289 – 306, p. 290.
  9. Laval C., op. cit., p. 295.
  10. Ben­tham J., IPML, cha­pitre 4.
  11. Arnold D., Science, Tech­no­lo­gy and Medi­cine in Colo­nial India, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 2000, p. 83.
  12. Arnold D., Colo­ni­zing the body. State Medi­cine and Epi­de­mic Disease in Nine­teenth-Cen­tu­ry India, Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press, 1993, p. 189.
  13. Arnold D., Colo­ni­zing… op. cit., p. 190.
  14. Hun­ter W.W., Oris­sa, vol. 1, 1872, Londres, Smith, Elder and Co, p. 166 – 167, trad. de l’auteur.
  15. Arnold D., Colo­ni­zing… op. cit., p. 194 – 196.
  16. Report on the cho­le­ra disease, 12 mars 1885.
  17. Il faut noter que Duf­fe­rin est aus­si, para­doxa­le­ment, l’auteur d’un fort com­men­té Report on the Condi­tions of the Lower Classes of Popu­la­tion in Ben­gal qui poin­tait l’extrême pau­vre­té et pro­po­sait une série de réformes dont une décen­tra­li­sa­tion du pou­voir et une par­ti­ci­pa­tion des colo­ni­sés à la vie politique.
  18. Spen­cer H., The Stu­dy of Socio­lo­gy (1873) et Prin­ciples of Socio­lo­gy Vol. 1 (1874 – 1875).
  19. Sein­feld P., The Neo­con­ser­va­tives : The Ori­gins of a Move­ment, Simon & Schus­ter, 2013, p. 210.
  20. Tha­ler R., Sun­stein C., Nudge. Impro­ving Deci­sions About Health, Wealth and Hap­pi­ness, Yale Uni­ver­si­ty Press, 2008, p. 6.
  21. Idem, p. 8.
  22. Idem, p. 7.
  23. Sun­stein C., Why nudge ? The Poli­tics of Liber­ta­rian Pater­na­lism, p. 19.
  24. Tha­ler R., Sun­stein C., op. cit., p. 24.
  25. Maes R., « La route de la ser­vi­tude intel­lec­tuelle », La Revue nou­velle, 1er avril 2016.
  26. Olson M., Logique de l’action col­lec­tive (1971), ULB-Lire, Édi­tions de l’université de Bruxelles, 2011.
  27. Tha­ler R. et Sun­stein C., op. cit., p. 72.
  28. Klein O., « Psy­cho­lo­gie sociale du coro­na­vi­rus (9): Les mouches nous sau­ve­ront-elles du virus ? », billet de blog, 14 mars 2020.
  29. Patrick Val­lance, lors de la confé­rence de presse du 12 mars.
  30. Haber­mas J., La Tech­nique et la science comme « idéo­lo­gie » (1973), Tel/Gallimard, 1990.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).