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« Just a mild flu »
Le Royaume-Uni a opté pour une stratégie spécifique de gestion de la maladie à Covid-19. Pour comprendre ce « cavalier seul » du gouvernement de Boris Johnson, peut-être faut-il remonter à quelques piliers de la doctrine néoconservatrice made in UK.
La politique britannique en matière de gestion de la maladie à coronavirus Covid-19 s’est très tôt distinguée de celles des autres pays européens. D’emblée, Boris Johnson a annoncé s’appuyer sur deux axes : l’immunité collective (herd immunity) et les « coups de coude » (nudges).
Cette stratégie a immédiatement suscité des réactions. Ainsi, l’ancien secrétaire d’État à la Santé des gouvernements Cameron et May, Jeremy Hunt, compétiteur malheureux de Boris Johnson pour la direction du parti conservateur, a critiqué vertement la politique du gouvernement Johnson, en appelant à des mesures plus drastiques de fermeture des écoles et des lieux publics le jour même de la conférence de presse détaillant la stratégie de l’exécutif britannique. C’est le conseiller scientifique en chef du royaume, Sir Patrick Vallance, qui lui a répondu directement via un entretien à la BBC : « notre stratégie est d’élargir le pic (broadening the peak), d’aplatir la courbe (flatten the curve) […] la grande majorité des gens ne développant qu’une maladie modérée. »
Aux États-Unis, même Andrew Cuomo, le gouverneur démocrate de New York qui a fait fermer Broadway alors même que l’exécutif fédéral n’encourageait pas encore aux mesures de confinement1, a souligné l’importance d’un maintien d’une certaine activité économique2 et de mesures ciblées pour favoriser le respect des distances sociales au travers d’un nudging bien conçu pour éviter de « sombrer dans l’autoritarisme3 ». Une querelle par médias interposés oppose le gouverneur démocrate du Minnesota, Tim Walz, à la gouverneure républicaine de l’Iowa, Kim Reynolds. Le premier a lancé un Stay at home order de deux semaines le 28 mars. La seconde se refuse à prendre toute mesure autre que la fermeture de certaines administrations et des écoles publiques. Or, les deux États sont limitrophes et le nombre d’infectés dans l’Iowa ne cesse de progresser, avec une capacité de dépistage extrêmement faible faute de réactifs. Dans ce débat, Kim Reynolds n’a pas manqué d’évoquer la herd immunity pour appuyer sa position4 : « with the help of God and a common effort, herd immunity will be a crucial turning point in our strategy ».
La stratégie reposant sur ces deux axes, herd immunity et nudges, semble donc causer un véritable débat politique en Grande-Bretagne comme aux États-Unis. Cette politique particulière a pourtant été décriée par certains commentateurs et politiques en Italie, en France et en Belgique, alors que le gouvernement conservateur des Pays Bas et le gouvernement social-démocrate de Suède s’en sont plus ou moins inspirés dans leur propre plan de gestion de crise. Nous ne discuterons pas ici du bienfondé de cette stratégie en termes de gestion épidémiologique de la crise. L’objet de cet article est de décrypter les fondements « idéologiques » de cette stratégie, qui peuvent expliquer d’ailleurs qu’elle séduise tant les conservateurs hollandais que les travaillistes suédois.
L’immunité de groupe et l’utilitarisme
Dès la conférence de presse du 12 mars, les experts gouvernementaux britanniques ont indiqué que la stratégie de herd immunity impliquerait des pertes humaines. L’idée fondamentale de cette stratégie est, d’une part, de confiner les groupes les plus fragiles et, d’autre part, de laisser le virus se répandre dans la population pour qu’elle développe une immunité. À suivre Patrick Vallance lors de son entretien du 13 mars à la BBC, lorsque 60% de la population a été touchée par le virus et a développé une immunité, celui-ci n’arrive plus à circuler suffisamment. De cette manière, progressivement, il « épuise » son réservoir d’hôtes et une fois celui-ci épuisé, il disparait naturellement. On peut alors « libérer » les groupes plus fragiles jusque-là confinés, ceux pour qui le virus représente plus que le risque d’une « grippe modérée ».
Évidemment cette stratégie a au moins deux limites : l’existence de personnes qui ne sont pas à priori détectées ou détectables comme étant fragiles en cas d’exposition au virus, et la difficulté technique d’un confinement complet des groupes fragiles. Dans un premier temps, les conseillers scientifiques du gouvernement britannique considéraient toutefois que la première limite ne posait pas de risque pour la saturation du système de soins de santé et en particulier pour les places en soins intensifs. Le 12 mars, ils estimaient ainsi les pertes maximales sur l’entièreté de la population à « quelques dizaines » de milliers de morts sur l’ensemble de l’épidémie. La stratégie de « l’immunité de groupe » impliquait donc, explicitement, un sacrifice de personnes non isolables car à priori peu « suspectes » de développer une version sévère de la maladie.
Ce choix a toutefois été clairement défendu comme un choix technique raisonnable et finalement « non politique ». Ainsi, Boris Johnson insistait dans son allocution du 12 mars, après avoir annoncé ne pas prendre de mesures pour interdire les grands évènements et rassemblements : « At all stages, we have been guided by the science, and we will do the right thing at the right time ».
Dès le 14 mars, deux-cent-vingt-neuf personnalités scientifiques critiquèrent vertement cette stratégie gouvernementale dans une lettre ouverte très commentée en soulignant la sous-estimation du nombre de décès qu’elle engendrerait. Le 16 mars, un groupe de chercheurs de l’Imperial College publièrent un rapport estimant les pertes humaines dans différents scénarios : à politique inchangée, ils prédisaient quelque 510.000 morts au Royaume-Uni. La pression se faisant de plus en plus forte, le gouvernement britannique finit par changer sa politique. Le 18 mars, Boris Johnson annonça la mise en place des premières mesures de « distanciation sociale », tout en insistant sur la difficulté politique de cette décision. Justifiant au passage la lenteur dans la prise de mesures contraignantes, il réintroduit soudain une dimension politique dans la discussion qu’il avait jusque-là systématiquement placé sous le signe de la science, se réfugiant derrière ses experts : « We live in a land of liberty, as you know, and it’s one of the great features of our lives we don’t tend to impose those sorts of restrictions on people in this country ».
Les deux conférences de presse, du 12 mars et du 18 mars, doivent être considérées ensemble pour que se dégage le principe directeur de la stratégie britannique : tenter de préserver au maximum la « liberté » du plus grand nombre quitte à souffrir des pertes. Toute la décision politique repose donc sur une sorte de balanced scorecard mettant en regard ces deux dimensions : si les pertes annoncées deviennent trop sévères, alors il faut bien se résoudre à « restreindre les libertés ». Évidemment, par liberté, il faut ici comprendre l’ensemble des comportements que l’on peut avoir habituellement. Le choix de l’évocation de la liberté et pas des droits individuels est bien sûr loin d’être anecdotique : il renvoie à l’idée du libre-échange, de la mobilité, de la consommation. Le cadre de référence est celui de la société liquide de mobilité maximale5.
Plus largement, ainsi posé, le problème revient à un simple calcul utilitaire : comment maximiser le bonheur du plus grand nombre ? Et l’on ne peut comprendre le choix de la herd immunity qu’en tenant compte de ce fondamental de la tradition libérale britannique. Le père de l’utilitarisme classique, Jérémy Bentham, définit l’utilité dans son Introduction to the Principle of Morals and Legislation (ci-après IPML). Il propose un « principe d’utilité » qui permet « d’approuver ou de désapprouver n’importe quelle action, en fonction de la tendance que celle-ci semble avoir à augmenter ou à diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu […]», ce principe étant valable tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle d’un gouvernement. Pour lui, un gouvernement doit d’une certaine manière calculer l’effet de chaque mesure sur la population en opérant une simple addition des plaisirs ou des peines que la mesure imposerait à chaque individu au sein de cette population. Une mesure pourra être adoptée si et seulement si elle amène plus de plaisirs que de peines.
Deux éléments sont importants à souligner dans ce principe : il est profondément individualiste, en ce qu’il ne conçoit la société que comme une addition d’individus, il n’envisage pas l’existence d’un « niveau collectif » à proprement parler, et il est révolutionnaire dans le contexte de l’époque, puisqu’il part du principe que l’on doit prendre sans différenciation en compte les intérêts d’un petit paysan comme ceux d’un aristocrate6. Il note, par ailleurs, que le syntagme « principe d’utilité » pose un souci car il peut être travesti par les fonctionnaires gouvernementaux dans le sens d’une forme d’abstraction, il lui préfèrerait la dénomination « principe du plus grand bonheur » ou « de la plus grande félicité », se référant explicitement à la formule célèbre « the greatest happiness of the greatest number7 ».
Le principe d’utilité a une autre conséquence : il impose une forme d’économie des moyens législatifs. En d’autres termes, il s’agit de « chercher toujours le plus grand effet positif, quel qu’il soit, à l’aide des moyens les plus restreints, les plus frugaux8 ». Mais ce n’est pas tout : Bentham suggère que le cadre législatif a une influence importante dans le calcul utilitariste à l’échelle individuelle, que les gouvernements peuvent influer sur la manière même dont les individus envisagent leurs intérêts.
Comme il le note dans IPML, son hypothèse fondamentale est que le plaisir est directement lié à la sensation de jouissance et aux perspectives de cette sensation. L’humain n’est pas uniquement attiré par un hédonisme immédiat, il est aussi intéressé par la perspective d’un plaisir qu’il peut différer pour obtenir sa maximisation. C’est dans cette seconde optique qu’il prend la grande majorité de ses décisions : « la décision repose sur un certain calcul, connu sous le nom de felicific calculus ou “calcul des plaisirs et des peines”. Tout individu, dit Bentham, a tendance à calculer, c’est-à-dire à attacher une certaine espérance — au sens probabiliste du terme — de conséquences plus ou moins heureuses à un acte9. » Le « calcul félicifique » (felicific calculus) comprend d’ailleurs explicitement une part probabiliste, ses différentes composantes étant l’intensité (la force du plaisir), la durée (le temps du plaisir), le degré de certitude (la probabilité que le plaisir aura bien lieu), la proximité temporelle (le temps nécessaire pour que le plaisir ait lieu), la fécondité (la probabilité que le plaisir se reproduise), la pureté (la probabilité qu’une peine, qu’un déplaisir, soit immédiatement associé au plaisir) et l’étendue (le nombre de personne affectées et la proximité de ces personnes)10.
À le suivre, le gouvernement doit mettre en place un cadre institutionnel qui va influer sur ce « calcul félicifique », sur la mise en équation de l’estimation probabiliste individuelle. Le système légal forge les représentations des perspectives de plaisir, notamment parce qu’il apporte des formes de garanties qui fondent la certitude d’un plaisir à venir. La propriété privée, par exemple, est de l’ordre de ces garanties qui permettent d’assurer à l’individu qu’il aura bien la jouissance d’un bien tant qu’il ne cède pas volontairement celui-ci. Mais ce n’est pas son seul cadre d’action : la mise en place d’un système scolaire permet, par exemple, d’apprendre aux individus d’effectuer au mieux le « calcul félicifique », d’estimer chaque variable, d’en tenir compte efficacement. De cette façon, Bentham n’oppose pas le cadre légal et la liberté — ce qui en fait un penseur absolument novateur —, il pense que la loi produit notre conception même de la liberté.
La réponse du gouvernement Johnson face au Covid-19 apparait dans ce cadre une forme de cas d’école utilitariste. Primo, il repose sur calcul mettant en regard la jouissance des individus et leurs peines et souffrances, additionnant l’ensemble et cherchant à maximiser « l’intérêt du plus grand nombre ». Secundo, il se fonde sur l’économie maximale de moyens légaux, avec des interventions les plus limitées possibles. Tertio, il s’accompagne d’un lourd discours de responsabilisation individuelle. Ainsi, dans sa conférence de presse du 12 mars, Boris Johnson indiquait « à partir de demain, si vous avez des symptômes de coronavirus, même modérés, que ce soit une toux continue ou une température élevée, vous devez rester chez vous au moins pour sept jours pour protéger les autres et aider à ralentir la propagation de la maladie ». Cette injonction pose évidemment sur l’individu la responsabilité de l’évitement de la crise, ce qui est d’ailleurs plus explicite encore lorsqu’il évoque les « plus âgés », victimes probables de la maladie. « Je pense que nous devons tous penser à nos proches plus âgés, aux membres les plus vulnérables de notre famille, nos voisins, et faire tout ce que nous pouvons pour les protéger dans les mois à venir. » L’influence sur le « calcul félicifique » est explicite : les peines peuvent toucher vos proches, donc vous avez un intérêt, pour maximiser votre plaisir, à vous isoler en cas de maladie. La responsabilité n’est pas une question collective, elle est une question d’intérêt égoïste.
Les pertes nécessaires et le spencérisme
Mais il n’y a pas qu’une dimension utilitariste dans le discours des autorités britanniques. Un autre élément qui ne manque pas de jouer est l’idée que la maladie ne s’attaque qu’aux « faibles », que les « forts » sont immunisés, ce qui transparait de l’entretien de Patrick Vallance à la BBC Radio 4. L’expression « mild flu » n’est pas sans rappeler les premiers communiqués des autorités coloniales britanniques lors du développement de l’épidémie de choléra de 1860 – 1861 : il y était question d’un « mild type of the disease ». Et il s’agissait également d’éviter toute mesure « imposant un niveau excessif de contraintes sur les libertés individuelles ». La propagation rapide de la maladie aux soldats britanniques et à leurs familles, avec un bilan de près de 1.500 morts amena rapidement le gouvernement colonial à déployer des mesures sanitaires11.
Malgré cette douloureuse expérience, le gouvernement britannique s’opposait aux autres pays européens à l’issue de la conférence de Constantinople de février 1865, qui faisait suite à l’apparition du choléra en Europe. Là où tous les gouvernements européens envisageaient de suivre les recommandations de procédures assez strictes de quarantaine pour enrayer l’épidémie, les Britanniques soulignèrent que celles-ci nuisaient au commerce, aux libertés individuelles des habitants comme des voyageurs et réfutèrent leur efficacité.
Tournant le dos au « despotisme continental »12, Londres appliqua donc sa propre stratégie tant au Royaume-Uni que dans les colonies. En Inde, l’officier médical en chef, J. M. Cuningham, développa ainsi un long argumentaire suggérant que la quarantaine étant un processus humain, il s’opposait inutilement à la nature. Et face à un phénomène naturel comme le choléra, il était illusoire de croire que les processus humains soient d’une quelconque utilité : « imagine-t-on poster des sentinelles pour arrêter la mousson13 ? ».
Toutefois, les conclusions de la conférence de Constantinople mettant en évidence le lien entre les pèlerinages religieux dans plusieurs régions du monde et la diffusion du choléra amenèrent une série de personnalités à réclamer des mesures restrictives. Par exemple, William Wilson Hunter, historien écossais renommé, écrivait dans son History of Orissa que « le refuge de l’un des ennemis les plus dangereux de l’humanité se trouve dans ce coin reculé d’Orissa, où il se tient toujours prêt à déferler sur le monde, dévaster les ménages, ravager les villes et marquer ses lignes de conquêtes par une large trace noire au travers de trois continents. La sordide armée de pèlerins de Jagannath, avec ses haillons, ses cheveux et sa peau chargée de vermine et imprégnée d’infection, peut chaque année massacrer des milliers de personnes parmi les plus talentueuses et les plus jolies de notre âge à Vienne, Londres et Washington14. » Il faut noter que le discours dit « contagionniste », qui défendait les mesures de quarantaine, était souvent marqué par un racisme explicite et un mépris profond pour les traditions religieuses des peuples colonisés.
Le gouvernement colonial finit, vers 1885, par envisager des mesures. Elles furent en fait très ciblées : elles n’interdirent pas les pèlerinages, afin d’éviter une révolte religieuse, mais elles instaurèrent un système renforcé d’apartheid visant à isoler les groupes potentiellement contaminés et, singulièrement, à protéger les colons. Les colons plus âgés ou en mauvaise santé étaient par ailleurs pris en charge dans des Inn spécialisés permettant de les isoler dans des zones géographiques peu affectées par la maladie. En revanche, le fait que la maladie continuerait à faire des ravages parmi les Indiens les plus pauvres était alors parfaitement connu, bien qu’une controverse persistât sur la source de la maladie15. Le gouverneur général et vice-roi des Indes Lord Frederick Temple Blackwood Dufferin16 se justifia de manière remarquable en évoquant l’idée que la maladie étant naturelle, elle participait à la logique générale de la nature, à savoir la survie des plus adaptés. Dans ce cadre, perdre les personnes les plus affaiblies, c’était finalement logique et acceptable ; ce qui importait était d’organiser la société pour protéger « ceux qui comptent »17.
Cet argument apparut dès 1876 pour justifier la position de laisser-faire des « anticontagionnistes » en matière de choléra. Il faisait suite à la publication des premiers ouvrages de sociologie d’Herbert Spencer18 qui proposaient d’élargir sa « théorie de l’évolution », inspirée de Darwin et développée dans ses Principes de Biologie (1864, 1867), à la gestion de l’État. Ce qui était cependant nouveau dans son usage en Inde, c’est que cet argument « évolutionniste » fondait une stratégie de gestion épidémique passant par une restriction maximale des quarantaines à quelques groupes-cibles, en laissant simultanément se développer l’activité et singulièrement l’activité marchande.
Le parallèle avec la stratégie britannique face au Covid-19 apparait saisissant et il n’est pas complètement fortuit. Il faut rappeler, en effet, que Boris Johnson est un fervent défenseur du laisser-faire économique, d’une part, et qu’il lui est arrivé à plusieurs reprises de défendre un point de vue absolument spencériste sur les inégalités, d’autre part. Lorsqu’il était encore maire de Londres, il avait ainsi suggéré qu’un système social bien conçu doit protéger « ceux qui réussissent » dans une conférence en novembre 2013, donnée à l’occasion de la Margaret Thatcher Conference du think thank Centre for Policy Studies. À le suivre, la cupidité individuelle est une bonne chose, car elle est le moteur de l’économie, et il convient d’investir les moyens publics non pas dans « ceux qui ont un QI bas et une absence d’ambition », mais dans « les plus brillants ». Il faut noter ici le lien entre le QI, vu comme un ensemble de facultés innées, et le succès économique. Le message de Johnson en matières sociales est très clair depuis longtemps : il ne faut pas aider les faibles.
Rappelons brièvement qu’en biologie, l’évolutionnisme de Spencer n’est en rien une théorie scientifique, au sens où il est fondé sur un détournement des propos de Darwin et n’est supporté par aucune sorte de preuves : l’évolution darwinienne ne sélectionne pas « les plus adaptés » en général, elle ne va pas dans le sens « d’un mieux », « d’un progrès ». Elle est étroitement liée à un contexte (un lieu, des conditions climatiques, topologiques, géologiques… spécifiques) et surtout, aux interdépendances entre espèces. Soulignons aussi que Spencer est un héritier affirmé du malthusianisme, persuadé de la nécessité de réguler drastiquement la population humaine.
Il n’empêche, l’idée d’une logique naturelle qui mènerait à « raffiner » la population humaine, à aller vers un « homme meilleur » et ce faisant à « une société meilleure », est quelque chose de très puissant dans l’imaginaire néoconservateur occidental19. Et dans ce cadre, la maladie peut prendre le sens d’une « purge nécessaire » de la population. C’est ce que Cunningham écrivait à propos du choléra en Inde : « les pèlerins qui décèdent sont déjà affaiblis […] que cela soit manifeste ou non. Du point de vue de la force de travail ou pour alléger les contraintes qu’ils feront tôt ou tard peser sur leurs familles, leur disparition est sans doute pour un mieux. »
Le nudge et le paternalisme libertarien
L’autre axe de la stratégie britannique, les nudges, mérite un examen tout aussi attentif. Tout d’abord, il nous faut quelque peu définir le terme. Le nudge est un concept tiré du design industriel, qui désigne un élément ajouté à un objet pour que l’utilisateur en fasse un usage correct. Pour prendre un exemple classique de nudge, ajouter une mouche stylisée sur la cuve d’une pissotière permet d’influencer l’homme qui en a l’usage, de limiter les éclaboussures et de diminuer le besoin de nettoyage des toilettes publiques.
Mais cette notion a connu un développement bien plus large, couplant psychologie sociale, économie et philosophie politique. Richard Thaler et Cass Sunstein en ont proposé la définition la plus courante : « un nudge […] est n’importe quel aspect de l’architecture du choix qui modifie le comportement des gens dans un sens prévisible, sans leur interdire aucune option ou changer de manière significative leurs motivations économiques. Pour être considérée comme un véritable nudge, l’intervention doit pouvoir être esquivé facilement et à moindre cout. Les nudges ne sont pas des règles à appliquer. Mettre des fruits à hauteur des yeux (pour inciter les gens à manger sainement) peut être considéré comme un nudge. Interdire la junk food ne le peut pas20. »
Les auteurs qui défendent le recours aux nudges dans les politiques publiques se réclament d’un paternalisme libertarien, s’inscrivant explicitement dans la tradition utilitariste. Pour eux, les individus cherchent bien à maximiser leur intérêt et une politique publique doit se fonder sur le principe d’utilité. Ils entendent toutefois se distinguer du « réductionnisme » qui fait de l’humain un « Econ », un être économique purement rationnel, qui calcule de manière infaillible son intérêt en permanence21. Ce faisant, ils renouent finalement avec l’idée benthamienne (que nous avons déjà abordée ci-dessus) de l’importance des institutions dans l’aide au calcul22 de son intérêt propre. Il s’agit avant tout d’aider les individus dans le cadre de la compétition de tous avec tous. Cass Sunstein marque d’ailleurs sa croyance absolue dans le fait que « le libre marché est la plupart du temps le meilleur garde-fou contre les erreurs cognitives23 », et deux auteurs affirment s’inspirer des travaux de Milton Friedman et Friedrich Hayek. Ils se méfient d’ailleurs fortement de l’intervention de l’État (d’où l’adjectif « libertarien »), mais considèrent qu’il y a une obligation d’action (d’où le terme « paternalisme ») puisque « dans de nombreux cas, les individus prennent d’assez mauvaises décisions, qu’ils n’auraient pas prises s’ils y avaient consacré toute leur attention, s’ils avaient possédé une information complète, des aptitudes cognitives illimitées et une totale maîtrise de soi24 ». Ils s’inscrivent en fait parfaitement dans la tradition néolibérale, qui entend rétablir un rôle pour l’État contre le laisser- faire. Pour résumer, le point commun des néolibéralismes est, en effet, de suggérer que les institutions étatiques puissent jouer un rôle actif pour étendre le principe de concurrence à l’ensemble des champs sociaux25.
L’idée que le nudging fonctionne mieux que l’interdiction est un élément central dans les théories de Thaler et Sunstein. À les suivre, en effet, l’interdiction a pour effet de susciter des rébellions, des comportements de défiance, parfois par opportunisme. Ils rejoignent par là l’idée classique des économistes néolibéraux voulant que les humains risquent de se comporter comme des « free riders »26 en privilégiant leurs intérêts propres quitte à enfreindre les règles collectives, en tirant des profits sans s’investir suffisamment. Le nudge agissant à un niveau inconscient ou préconscient, il permet d’éviter le phénomène des free riders ou, à tout le moins, de le limiter. Il faut noter que ce raisonnement est purement théorique et posé sur le mode de l’évidence.
Soulignons également que le paternalisme libertarien est une théorie profondément élitiste. Elle sépare le vulgum pecus du designer éclairé et le fait de manière absolument explicite jusque dans la réécriture du principe d’utilité. En effet, les théoriciens du nudge souscrivent au principe du paternalisme asymétrique : il s’agit de concevoir des politiques « to help the least sophisticated people while imposing minimal harm on everyone else27 ». Comme le résume Olivier Klein, « cette approche considère le public comme intellectuellement limité, incapable de se discipliner, et implique surtout une asymétrie fondamentale entre dirigeants et citoyens28 ».
Durant la conférence de presse du 12 mars, il fut largement fait référence aux recommandations de la Behavioral Insights Team, agence semi-privée surnommée la Nudge Unit, qui conseille le Cabinet Office depuis 2010. Son directeur, le psychologue David Halpern, participe d’ailleurs au « groupe scientifique de gestion de crise » en charge de la pandémie actuelle. À suivre cette agence, les restrictions sur les déplacements et la fermeture des institutions amène une forme de « fatigue » des citoyens, qui les pousse progressivement à ne plus respecter les règles. Apparaissent alors de plus en plus de free riders29. En d’autres termes, une politique immédiatement trop restrictive aurait comme conséquence une épidémie qui durerait plus longtemps à cause de l’irresponsabilité individuelle. L’agence conseille donc d’opter prioritairement pour une forme d’influence « douce » et finalement subliminale, des nudges, en lieu d’interdictions explicites.
Dans une interview le 11 mars visant à justifier le recours à ces nudges, David Halpern se revendiqua d’une légitimité historique, au moyen de l’exemple canonique de John Snow, médecin britannique qui lors de l’épidémie de choléra à Londres en 1854, fit retirer la poignée d’une pompe publique dont l’eau était contaminée. Attribuant à cet exemple l’étiquette de nudge, il suggéra qu’il fallait développer prioritairement des stratégies de ce genre pour amener les individus à adopter les gestes barrières. Ironisant au passage sur les politiques d’autres pays européens, Halpern suggéra par ailleurs que fermer les écoles représentait un danger supplémentaire pour les grands-parents qui devraient prendre en charge la garde des enfants.
Cette intervention publique est remarquable à deux titres. D’une part, l’anachronisme de l’exemple historique révèle bien la représentation particulière du « public » des adeptes de la théorie du nudge. Si John Snow fit retirer la poignée en question, c’est parce qu’il réussit à convaincre des autorités locales que l’eau pouvait être vecteur de contamination du choléra. Or cette hypothèse ne fut finalement validée par la communauté scientifique que trente ans plus tard. Dans l’intervalle, de nombreux discours institutionnels contradictoires alimentèrent les croyances populaires sur le choléra — l’idée la plus répandue étant qu’il était amené par l’air. Snow agit donc face à une population parfaitement désinformée dans un contexte bien différent de celui du Covid-19, pour lequel les modes de transmission sont nettement mieux connus et les données scientifiques alimentent largement le discours des institutions internationales. À aucun moment, Halpern n’envisagea la possibilité d’une réduction de l’activité économique et donc de dégager du temps pour que les parents puissent s’occuper des enfants. La priorité au maintien de l’activité, principalement économique, est posée comme axiome de son raisonnement.
Le choix du nudging pour combattre le Covid-19 devient dans ce cadre parfaitement cohérent avec l’option de la herd immunity dans la conception de l’individu et de la collectivité qu’elle sous-tend. Il s’agit finalement de contraindre les individus à maximiser leurs intérêts, bon gré mal gré, quitte à « forger leur subjectivité », afin d’organiser de façon optimale la société principalement au travers de l’activité économique.
Repenser le rapport individu-collectif
J’ai tenté, en étudiant les deux axes de la stratégie de gestion de crise britannique, d’en montrer les linéaments idéologiques qui, finalement, rendent compréhensible l’attitude du gouvernement Johnson. Contrairement à ce que certains commentateurs ont pu écrire, l’élément explicatif majeur n’est pas d’après moi simplement un « primat de l’économie », mais plus fondamentalement une conception même de la « nature humaine » et du rôle du gouvernement par rapport à cette « nature ». Il ne s’agit pas ici d’une démonstration, mais plus de la proposition d’une hypothèse : je n’ai pas pu mener un travail de recherche approfondi auprès de chacun des intervenants, je me suis basé uniquement sur leurs propos médiatiques. Cependant, cette hypothèse me semble relativement robuste tant il est vrai que la dimension idéologique du discours des conseillers scientifiques du gouvernement britannique est transparente dès que l’on cesse de les considérer comme des tenants de la vérité savante. On assiste d’ailleurs dans le débat public britannique sur le Covid-19 à un véritable cas d’école de mélange malsain entre science et idéologie, où les enjeux politiques sont soudain escamotés sous le couvert de la technique ou des résultats de la recherche, selon le schéma canonique décrit déjà par Habermas dans les années 196030.
Plus fondamentalement, ce qui se manifeste avec l’échec de la stratégie britannique, c’est peut-être l’inadéquation de la grille de lecture posant l’humain comme un individu avant tout égoïste, qu’il soit rationnel ou relativement irrationnel, et la société comme l’addition d’un ensemble de ces individus. C’est aussi la manière de penser le rapport individu-collectif comme une opposition (l’individu égoïste contre les autres individus égoïstes, le collectif comme contrainte) qui se voit fragilisée.
C’est quelque part un aveuglement doctrinaire qui a amené le gouvernement britannique à ne pas prendre les mesures qui auraient pu diminuer la propagation du virus et à éviter la saturation des services de soins de santé du NHS et bien des morts. La question qui se pose tient, là encore, dans la capacité que nous aurons, à l’issue de cette crise, d’en tirer des enseignements. Sera-t-il possible d’en finir avec la doctrine politique de l’individu égoïste ? Rien n’est moins sûr.
- Conférence de presse du 12 mars 2020
- Il faut noter que le 20 mars, le même Andrew Cuomo dut faire amende honorable et décréter la fermeture des secteurs économiques « non essentiels » face à la flambée de l’épidémie dans son État. Dans la foulée, la réquisition d’usines pour produire des masques, du gel hydroalcoolique et des respirateurs lui a attiré l’ire de riches propriétaires new-yorkais proches de Donald Trump.
- Les commentateurs politiques ont souvent reproché à Cuomo son autoritarisme, notamment lorsqu’il a tenté de convaincre Amazon de construire un siège à New York à grand renfort d’aides publiques et de promesse d’allègements fiscaux, refusant de rendre compte à l’Assemblée de l’État de New York. [La critique de sa tendance à l’autoritarisme revient d’ailleurs dans certains médias aujourd’hui.
- Conférence de presse du 3 avril 2020.
- Voir l’article de C. Mincke dans le présent dossier.
- Ceci vaudra d’ailleurs des objections importantes à Bentham, comme il le note dans son Fragment on government.
- Voir la note 23 du premier chapitre du Fragment on Government.
- Laval C., « Jeremy Bentham et le gouvernement des intérêts », La Revue du Mauss, 2006, 27, p. 289 – 306, p. 290.
- Laval C., op. cit., p. 295.
- Bentham J., IPML, chapitre 4.
- Arnold D., Science, Technology and Medicine in Colonial India, Cambridge University Press, 2000, p. 83.
- Arnold D., Colonizing the body. State Medicine and Epidemic Disease in Nineteenth-Century India, University of California Press, 1993, p. 189.
- Arnold D., Colonizing… op. cit., p. 190.
- Hunter W.W., Orissa, vol. 1, 1872, Londres, Smith, Elder and Co, p. 166 – 167, trad. de l’auteur.
- Arnold D., Colonizing… op. cit., p. 194 – 196.
- Report on the cholera disease, 12 mars 1885.
- Il faut noter que Dufferin est aussi, paradoxalement, l’auteur d’un fort commenté Report on the Conditions of the Lower Classes of Population in Bengal qui pointait l’extrême pauvreté et proposait une série de réformes dont une décentralisation du pouvoir et une participation des colonisés à la vie politique.
- Spencer H., The Study of Sociology (1873) et Principles of Sociology Vol. 1 (1874 – 1875).
- Seinfeld P., The Neoconservatives : The Origins of a Movement, Simon & Schuster, 2013, p. 210.
- Thaler R., Sunstein C., Nudge. Improving Decisions About Health, Wealth and Happiness, Yale University Press, 2008, p. 6.
- Idem, p. 8.
- Idem, p. 7.
- Sunstein C., Why nudge ? The Politics of Libertarian Paternalism, p. 19.
- Thaler R., Sunstein C., op. cit., p. 24.
- Maes R., « La route de la servitude intellectuelle », La Revue nouvelle, 1er avril 2016.
- Olson M., Logique de l’action collective (1971), ULB-Lire, Éditions de l’université de Bruxelles, 2011.
- Thaler R. et Sunstein C., op. cit., p. 72.
- Klein O., « Psychologie sociale du coronavirus (9): Les mouches nous sauveront-elles du virus ? », billet de blog, 14 mars 2020.
- Patrick Vallance, lors de la conférence de presse du 12 mars.
- Habermas J., La Technique et la science comme « idéologie » (1973), Tel/Gallimard, 1990.