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Jonathan Littell : de Degrelle aux Bienveillantes

Numéro 07/8 Juillet-Août 2008 par Lechat Benoît

juillet 2008

Un prix Gon­court de neuf cents pages qui raconte la Shoah du point de vue d’un SS et qui se vend dans les super­mar­chés : le rac­cour­ci a beau être beau­coup trop court, il carac­té­rise bien une par­tie de la récep­tion d’un livre qui a connu un sur­pre­nant suc­cès de masse. Lire Les Bien­veillantes n’est pour­tant pas une […]

Un prix Gon­court de neuf cents pages qui raconte la Shoah du point de vue d’un SS et qui se vend dans les super­mar­chés : le rac­cour­ci a beau être beau­coup trop court, il carac­té­rise bien une par­tie de la récep­tion d’un livre qui a connu un sur­pre­nant suc­cès de masse. Lire Les Bien­veillantes n’est pour­tant pas une par­tie de plai­sir. Il y a ceux qui l’ont ache­té et ne l’ouvrent jamais, ceux qui renoncent très vite, ceux qui le lisent d’une traite ou encore ceux qui arrivent aux envi­rons de la cent qua­ran­tième page, vers la nar­ra­tion des mas­sacres de Babi Yar, épi­sode par­mi les plus ter­ri­fiants de la Shoah par balles. Et sou­vent, il y a ceux qui se demandent « pour­quoi lire ça ? », avec la sen­sa­tion dif­fuse que la ques­tion du sens du roman voi­sine avec l’a­bîme humain qui a ren­du l’hor­reur pos­sible. Mais géné­ra­le­ment, les mêmes finissent par reprendre la lec­ture, par­fois presque d’une traite, comme pour s’en débar­ras­ser, en cou­rant à tra­vers ses pages, dans un mélange de fas­ci­na­tion et de dégoût. Puis le livre refer­mé, le malaise se ren­dort plus ou mois profondément.

Pour ce qui nous concerne, après Les Bien­veillantes, le malaise est reve­nu avec la sor­tie du livre consa­cré par Jona­than Lit­tell à Léon Degrelle. Plus fort et plus proche. Cette fois, les cou­ver­tures des maga­zines impo­saient la face triom­phante du « fas­ciste de chez nous » aux côtés du nom de l’au­teur des Bien­veillantes. Et il n’y avait pas vrai­ment de mode d’emploi, sinon ces quelques com­men­taires de l’au­teur sur son écœu­re­ment devant la pho­to de Degrelle para­dant avec ses enfants en uni­forme SS sur un char devant la Bourse de Bruxelles, dans la pre­mière moi­tié de 1944.
C’est alors que, à La Revue nou­velle, nous avons pen­sé consti­tuer ce dos­sier sur Les Bien­veillantes, son auteur, sa récep­tion en Alle­magne et le livre sur Degrelle, his­toire d’es­sayer de démê­ler les fils qui reliaient ces dif­fé­rents pôles, en par­tant pré­ci­sé­ment de la per­sis­tance de ce malaise polymorphe.

La ques­tion ini­tiale s’est impo­sée assez rapi­de­ment : pour­quoi écrire au début du XXIe siècle un roman sur la Shoah, en pre­nant pour per­son­nage prin­ci­pal, non pas une vic­time, mais, si pas un bour­reau, à tout le moins un « spec­ta­teur expert », enga­gé tout près du som­met de la machine nazie, en le pré­sen­tant sous un jour bel et bien humain ? Pour faire écho à cette ques­tion, autant le dire d’emblée, nous n’a­vons encore trou­vé qu’un fais­ceau d’in­dices et, en tous les cas, pas de réponse défi­ni­tive et univoque.

Car le malaise au fond, à quoi pou­vait-il tenir ? Dans le chef du lec­teur, il y avait sans doute une forme de culpa­bi­li­té floue qui, de l’im­pres­sion de voyeu­risme, pou­vait tran­si­ter vers une inter­ro­ga­tion plus large, sur l’at­ti­tude qu’il aurait adop­tée, s’il était né soixante ans plu­tôt… Et la ques­tion de pas­ser ensuite vers la proche actua­li­té, sur sa pas­si­vi­té com­plice à l’é­gard des bar­ba­ries contem­po­raines. En ce sens, le roman attei­gnait sans doute avec éclat un de ses objec­tifs. Il y par­ve­nait en créant un per­son­nage prin­ci­pal, moins bour­reau cruel, qu’é­tran­ge­ment humain, dans sa per­ver­sion et son délire, dans son amour de l’art et de la lit­té­ra­ture en par­ti­cu­lier, mais aus­si dans sa luci­di­té de juriste, aveu­glée par une cause res­sen­tie comme juste alors qu’elle se basait sur la néga­tion même de toute justice.
Le malaise se nour­ris­sait de la fas­ci­na­tion devant le talent de « den­tel­lier » d’un auteur tis­sant, comme son per­son­nage, la toile com­plexe d’un roman his­to­rique, incroya­ble­ment bien docu­men­té sur l’his­toire du troi­sième Reich, alors qu’il ne lit pas l’allemand.

D’où sans doute un autre sen­ti­ment, d’é­tran­ge­té celui-là, sur­gis­sant de la per­cep­tion plus ou moins nette d’un déca­lage entre l’in­fi­nie lour­deur du réel de l’é­poque, celle que ceux qui ne l’ont pas vécue ne connaî­tront jamais, et la recons­truc­tion effec­tuée par Littell.
C’est du reste sans doute cette sen­sa­tion « de ne pas son­ner tou­jours juste » qu’ont pu éprou­ver cer­tains Alle­mands, de ne pas retrou­ver l’é­cho fami­lier du lan­gage des bour­reaux qu’ils ont côtoyés, qui a pu expli­quer cer­taines rudesses au sein de la récep­tion allemande.
Mais en même temps, cette « dis­tance » était sans doute la condi­tion de pos­si­bi­li­té même d’une entre­prise par­ve­nant non seule­ment à décrire l’en­tre­prise géno­ci­daire dans toute sa tri­via­li­té, mais éga­le­ment à res­ti­tuer la galaxie cultu­relle autant euro­péenne qu’al­le­mande du natio­nal-socia­lisme sur le fond de laquelle elle avait été construite.

En débat­tant avec Albert Min­gel­grün, nous avons pu ain­si mettre en relief les qua­li­tés pro­pre­ment lit­té­raires du tra­vail de Jona­than Lit­tell, son art d’im­bri­quer la « confes­sion » de son per­son­nage, Maxi­mi­lien Aue, la réa­li­té his­to­rique et la dimen­sion mytho­lo­gique, mais aus­si et sur­tout, la contri­bu­tion que le tra­vail lit­té­raire tout autant que le tra­vail his­to­rique, peuvent appor­ter au devoir de mémoire.

Ce double tra­vail a d’ailleurs été éga­le­ment mené avec minu­tie dans la récep­tion alle­mande qui démar­rait au prin­temps de 2008 avec la paru­tion de sa tra­duc­tion. Hubert Roland nous montre ain­si qu’au-delà d’une récep­tion par­fois assas­sine, menée par l’heb­do­ma­daire de réfé­rence (et de gauche) Die Zeit, la presse alle­mande a diver­si­fié ses efforts de péda­go­gie pour faire de l’é­vé­ne­ment lit­té­raire un vrai moment de débat et de réflexion collectifs.
Mais la réac­tion plus qu’é­pi­der­mique de Die Zeit ren­voie assu­ré­ment aus­si à l’exas­pé­ra­tion que sus­cite au sein de l’in­tel­li­gent­sia alle­mande la fas­ci­na­tion esthé­ti­sante qu’une par­tie du monde lit­té­raire fran­çais conti­nue de nour­rir pour des auteurs sul­fu­reux comme Ernst Jün­ger. La cri­tique de la moder­ni­té, telle qu’elle a émer­gé au creux du XXe siècle chez des auteurs qui, s’ils n’ont pas tous été des por­teurs d’eau du fas­cisme, l’ont ali­men­té au moins indi­rec­te­ment, consti­tue encore une cause de polé­mique euro­péenne, à l’heure où le pro­jet même de cette moder­ni­té ne cesse d’être mis en inter­ro­ga­tion, même si bien sûr, la démo­cra­tie des droits de l’homme en reste l’ho­ri­zon indépassable.

C’est aus­si la peur de la moder­ni­té que l’on retrouve à la base du suc­cès du rexisme vers lequel Le sec et l’hu­mide nous a subi­te­ment rame­nés en ce prin­temps. L’in­ter­pré­ta­tion psy­cho­lo­gique de la per­son­na­li­té fas­ciste pro­po­sée par The­we­leit et Lit­tell ne convainc qu’à moi­tié Ber­nard De Backer, bien que les res­sem­blances avec des figures contem­po­raines du bour­reau soient troublantes.
Mais il est vrai que l’his­toire de l’ex­trême droite belge du XXe siècle et en par­ti­cu­lier l’his­toire de ses idées (et du contexte de leur émer­gence) reste encore lar­ge­ment à écrire. Au-delà des clas­siques mesures de pro­phy­laxie anti­fas­ciste, il y a tout un tra­vail d’au­to­com­pré­hen­sion que les Belges fran­co­phones, spé­cia­listes de l’i­gno­rance de leur propre his­toire, n’ont pas encore achevé.

En ce sens, ce dos­sier consa­cré à Jona­than Lit­tell ne consti­tue qu’une pre­mière invi­ta­tion à reve­nir sur la galaxie socio­cul­tu­relle dans laquelle a pro­li­fé­ré le sen­ti­ment mino­ri­taire d’une frac­tion de la bour­geoi­sie fran­co­phone belge avec sa haine farouche de la démo­cra­tie, de ses par­tis, de leurs débats et de leurs compromis.
En ce sens, le tra­vail lit­té­raire de Jona­than Lit­tell consti­tue bel et bien un pro­lon­ge­ment com­plé­men­taire à celui des his­to­riens. Au-delà des malaises et des dépla­ce­ments, des inter­ro­ga­tions et des doutes qu’il peut pro­vo­quer, c’est au tra­vail de com­pré­hen­sion du pré­sent qu’il contri­bue, même quand celui-ci porte sur le pire de ce que l’homme a produit.

Lechat Benoît


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