Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Joie militante, de Carla Bergman et Nick Montgomery

Numéro 5 – 2021 - Militantisme par July Robert

juillet 2021

Mili­ter dans la joie, est-ce pos­sible ? Sor­tir des car­cans et des injonc­tions qui poussent les militant·es à des actions tou­jours plus fortes, tou­jours plus « révo­lu­tion­naires », tou­jours plus radi­cales… Oui, mais com­ment ? C’est à répondre à cette ques­tion que se sont attelé·es les Américain·es Car­la Berg­man et Nick Mont­go­me­ry. Elle est autrice, acti­viste, réa­li­sa­trice et pro­duc­trice et écrit son […]

Un livre

Mili­ter dans la joie, est-ce pos­sible ? Sor­tir des car­cans et des injonc­tions qui poussent les militant·es à des actions tou­jours plus fortes, tou­jours plus « révo­lu­tion­naires », tou­jours plus radi­cales… Oui, mais com­ment ? C’est à répondre à cette ques­tion que se sont attelé·es les Américain·es Car­la Berg­man et Nick Mont­go­me­ry. Elle est autrice, acti­viste, réa­li­sa­trice et pro­duc­trice et écrit son patro­nyme sans majus­cules1. Lui est cher­cheur, auteur et mili­tant. À l’issue de leurs recherches et de nom­breuses inter­views d’universitaires telles que Sil­via Fede­ri­ci2 ou Mari­na Sitrin3, iels publient Joie mili­tante. Dans cet ouvrage où se côtoient Spi­no­za, Michel Fou­cault ou encore Ivan Illich, iels nous pro­posent des pistes pour lut­ter contre l’Empire, nom don­né par les autaires à ce régime de des­truc­tion orga­ni­sée sous lequel nous vivons aujourd’hui qui garan­tit en par­ti­cu­lier le bon­heur des hommes blancs et tra­vaille à mono­po­li­ser l’ensemble du vivant, écra­sant toute auto­no­mie et entrai­nant la dépen­dance. Iels sou­haitent, au tra­vers de leur livre mettre en évi­dence les liens entre résis­ter et s’épanouir, nos manières d’agir ensemble dans les mou­ve­ments radi­caux et sur­tout les obs­tacles qui empêchent la trans­for­ma­tion collective.

Pour sor­tir de ce radi­ca­lisme rigide et un peu déses­pé­ré que nous impose l’Empire, Car­la Berg­man et Nick Mont­go­me­ry nous pro­posent la joie. La joie ? Effec­ti­ve­ment, pour faire autre­ment, pour acti­ver quelque chose d’autre, iels invoquent la joie au sens spi­no­zien du terme. Le concept de joie chez Spi­no­za n’est pas une émo­tion, mais un accrois­se­ment de notre capa­ci­té à affec­ter et à être affecté·e. Elle rend capable de nou­velles choses, avec d’autres.

Aujourd’hui, l’Empire impose ses vues, ses prin­cipes et ceux-ci nous imprègnent jusqu’au plus pro­fond de nos êtres. Ain­si, il touche même les pra­tiques mili­tantes des­ti­nées à le ren­ver­ser. C’est ce que Berg­man et Mont­go­me­ry appellent le radi­ca­lisme rigide, cet effluve, ce cou­rant, ce petit quelque chose qui cir­cule dans de nom­breux espaces, mou­ve­ments et milieux radi­caux. C’est le plai­sir de se sen­tir meilleur en étant plus radical·e que les autres, mais aus­si l’inquiétude de ne pas l’être assez. C’est lui qui pousse au burn-out mili­tant, puisqu’en déter­mi­nant une façon d’être et une façon d’agir, il déter­mine en cher­chant à cor­ri­ger, mais aus­si en per­ce­vant tout mou­ve­ment émergent comme erro­né. C’est aus­si le radi­ca­lisme rigide qui entre­tient la culture du call out qui consti­tue le fait d’attaquer publi­que­ment cer­taines paroles ou cer­taines atti­tudes comme étant oppres­sives. L’Empire, dans son entre­prise à tout rendre exploi­table et contrô­lable admi­nistre une guerre aux autres formes de vie.

Afin de le contrer et de s’émanciper de l’assimilation et du contrôle, Berg­man et Mont­go­me­ry déclarent qu’il nous appar­tient d’énoncer une théo­rie cri­tique affir­ma­tive qui se concen­tre­rait sur les espaces à la marge et dans les inter­stices, là où les plus grandes trans­for­ma­tions ont lieu plu­tôt qu’une théo­rie poin­tant les lacunes et les man­que­ments du mou­ve­ment. Tou­jours en s’inspirant de Spi­no­za, iels pointent les notions com­munes : « Par­ta­ger une notion com­mune c’est être capable de par­ti­ci­per plus plei­ne­ment au réseau de rela­tions et d’affects dans lequel nous sommes pris·es. Il ne s’agit pas de contrô­ler les choses mais de res­pon­sa­bi­li­té ou plu­tôt de res­ponse-habi­li­té, c’est-à-dire de l’habilité à res­ter réactif·ve face aux situa­tions changeantes. »

Ces notions com­munes per­mettent d’activer la joie, laquelle consiste à s’éloigner des habi­tudes, des émo­tions et autres atti­tudes aux­quelles l’Empire nous a habitué·es pour nous per­mettre de nous réin­ven­ter en défai­sant les règles. Iels déclarent que c’est un pro­ces­sus qui consiste à prendre vie et à prendre le large. Ain­si, alors que l’Empire s’attèle à atté­nuer et à empoi­son­ner nos rela­tions, com­ment ne pas en venir à Illich et à sa notion de convi­via­li­té qui désigne les rela­tions créa­tives qui appa­raissent entre les per­sonnes, sou­te­nues par une confiance et une res­pon­sa­bi­li­té incar­née. D’ailleurs, comme Illich, Berg­man et Mont­go­me­ry fus­tigent l’école et sa ten­dance à l’évaluation constante et à l’imposition conti­nue de stan­dards externes. Selon elleux, ces ten­dances de l’école qui vont jusqu’à s’infiltrer dans les mou­ve­ments les plus radi­caux écrasent la dis­po­si­tion pour la joie. C’est pour toutes ces rai­sons que nous sommes conti­nuel­le­ment à la recherche des défauts en nous-mêmes et chez les autres, anni­hi­lant ain­si toute dis­po­si­tion à avoir une lec­ture affir­ma­tive de nos actions.

C’est ce poten­tiel à nous per­ce­voir comme acteur·trices du chan­ge­ment que le concept de joie réac­tive chez les gens. Elle offre la pers­pec­tive de sor­tir de l’atmosphère de stag­na­tion et de rigi­di­té que nous impose et sur lequel repose l’Empire. « Fon­da­men­ta­le­ment, nous vou­lons que le mili­tan­tisme joyeux ait à voir avec des ques­tion­ne­ments et de la curio­si­té, et pas avec des réponses déter­mi­nées ou des ins­truc­tions […] Fina­le­ment, nous pen­sons que l’enjeu de défaire le radi­ca­lisme rigide est la trans­for­ma­tion joyeuse : une pro­li­fé­ra­tion de formes de vie qui ne peuvent pas être gou­ver­nées par l’Empire ni étouf­fées par le radi­ca­lisme rigide. Être militant·e de la joie c’est nour­rir et défendre ces pou­voirs par­ta­gés qui gran­dissent avec la capa­ci­té des gens à être en prise avec leurs propres situa­tions, à demeu­rer ouverts et dans l’expérimentation, et à recou­vrir et inven­ter des formes de com­bat et d’intimité éman­ci­pa­trices. » Nous ne pou­vons pas nous empê­cher de conclure cette prose autour de la mili­tance joyeuse en lais­sant la parole à l’universitaire et autrice fémi­niste Sil­via Fede­ri­ci dont les extraits d’interviews retrans­crites essaiment l’ouvrage : « J’aime la joie parce que c’est une pas­sion active. Ce n’est pas un état sta­tique. Ce n’est pas la satis­fac­tion des choses comme elles sont. C’est en par­tie res­sen­tir la puis­sance et les capa­ci­tés gran­dir en soi et chez celles et ceux qui nous entourent. C’est un res­sen­ti, une pas­sion, qui nait d’un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion et d’évolution. Il ne signi­fie pas que vous êtes satisfait·e de votre situa­tion. Il veut dire, en se réfé­rant à nou­veau à Spi­no­za, que vous agis­sez en accord avec ce que votre com­pré­hen­sion de la situa­tion vous sug­gère de faire et ce qui vous semble néces­saire. Donc vous res­sen­tez que vous avez le pou­voir de chan­ger et vous vous sen­tez chan­ger à tra­vers ce que vous faites, ensemble, avec d’autres gens. Ce n’est pas une façon d’acquiescer à ce qui existe. »

  1. Employer des ini­tiales minus­cules, comme le fai­sait éga­le­ment bell hooks notam­ment, est un acte mili­tant, une manière de signi­fier que ce qui est impor­tant est la sub­stance des écrits et des œuvres plu­tôt que la per­sonne qui en est l’auteur·trice.
  2. Uni­ver­si­taire, ensei­gnante et mili­tante ita­lienne, autrice notam­ment de Le capi­ta­lisme patriar­cal et Cali­ban et la sor­cière. Femmes, corps et accu­mu­la­tion pri­mi­tive.
  3. Écri­vain, avo­cate et mili­tante amé­ri­caine, doc­to­rante en socio­lo­gie mon­diale, elle a écrit, entre autres (ouvrages non tra­duits en fran­çais), Occu­pying Lan­guage : The Secret Ran­dez­vous with His­to­ry and the Present (étude sur les ori­gines des mou­ve­ments mili­tants actuels) et They Can’t Represent Us!: Rein­ven­ting Demo­cra­cy From Greece To Occu­py dans lequel elle donne la parole aux militant·es du mou­ve­ment Occu­py en Grèce, en Espagne, en Argen­tine et au Vene­zue­la illus­trant un désir col­lec­tif de créer quelque chose de nouveau.

July Robert


Auteur

July Robert est autrice et traductrice. Elle est également chroniqueuse littéraire pour divers médias belges. Elle a notamment publié Au nom des femmes. Fémonationalisme : les instrumentalisations racistes du féminisme (traduction de In the Name of Women's Rights de la chercheuse Sara Farris) aux éditions Syllepse en décembre 2021 et Pour une politique écoféministe (traduction de Ecofeminism as Politics de la sociologue Ariel Salleh) aux éditions Wildproject et Le Passager clandestin en mai 2024.