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Jeux vidéo et ludification du réel
Johan Huizinga dans Homo Ludens s’interrogeait, dès 1938, sur la fonction sociale du jeu dans les sociétés humaines. Huit décennies plus tard, le marché des jeux vidéo représente environ 171 milliards d’euros de recettes, c’est-à-dire plus que les industries du cinéma et de la musique réunies. À la fin de 2023, on estimait qu’il y avait environ 3 milliards de joueur·euses dans le monde et ce nombre continue sans cesse à augmenter, car le marché n’est pas encore saturé. Il est difficile dès lors de ne pas s’intéresser à cette situation inédite. Les jeux vidéo ne se cantonnent pas uniquement à un univers du divertissement virtuel destiné à des « jeunes ». Contre toute attente, parmi les nouveaux·elles joueur·euses, on compte environ 60 % de femmes, seulement 30 % de l’ensemble de ces joueur·euses ont moins de 25 ans et la moitié joue sur son téléphone portable. Par conséquent, il nous a semblé intéressant de remettre en question une série de stéréotypes sur les pratiques des jeux vidéo.
Johan Huizinga dans Homo Ludens s’interrogeait, dès 1938, sur la fonction sociale du jeu dans les sociétés humaines. Huit décennies plus tard, le marché des jeux vidéo représente environ 171 milliards d’euros de recettes, c’est-à-dire plus que les industries du cinéma et de la musique réunies. À la fin de 2023, on estimait qu’il y avait environ 3 milliards de joueur·euses dans le monde et ce nombre continue sans cesse à augmenter, car le marché n’est pas encore saturé. Il est difficile dès lors de ne pas s’intéresser à cette situation inédite. Les jeux vidéo ne se cantonnent pas uniquement à un univers du divertissement virtuel destiné à des « jeunes ». Contre toute attente, parmi les nouveaux·elles joueur·euses, on compte environ 60 % de femmes, seulement 30 % de l’ensemble de ces joueur·euses ont moins de 25 ans et la moitié joue sur son téléphone portable. Par conséquent, il nous a semblé intéressant de remettre en question une série de stéréotypes sur les pratiques des jeux vidéo.
Cela fait longtemps que la pratique des jeux s’est immiscée dans notre réalité quotidienne, influençant nos comportements, notre culture et notre société. C’est ce qu’on appelle la ludification, c’est-à-dire l’utilisation de mécanismes traditionnellement associés aux jeux (vidéo) dans des contextes autres que ceux du jeu, comme les cartes de fidélité à points, les systèmes de récompense lors d’achats ou l’attribution de badge du·de la meilleur·e employé·e… La nouveauté, c’est qu’il faut maintenant la différencier de la ludicisation qui est une technique de plus en plus utilisée pour encourager l’apprentissage et le développement des compétences en rendant ces mécanismes plus amusants et attractifs. Cette notion de plaisir est un aspect majeur dans toute expérience liée au jeu, le moteur même de la motivation. Collaboration, résolution de problèmes, créativité sont les maitres-mots de la ludicisation, ce qu’Éric Sanchez, directeur du laboratoire d’Innovation pédagogique de l’université de Genève, définit comme « Changer le sens d’une situation d’apprentissage de manière à ce qu’elle soit perçue comme un jeu. »1
Les auteur·ices des six articles de ce dossier vont se pencher sur les différents aspects de cette ludification/ludicisation du réel, partageant leurs analyses de l’impact des jeux vidéo sur la manière dont nous percevons, façonnons le monde qui nous entoure.
Nous ouvrons ce dossier avec Thibault Philippette, professeur en Information et Communication à l’UCLouvain et cofondateur du Louvain GameLab, qui analyse dans son article La ludicisation de la société, la remise en question des conceptions classiques de l’évolution moderne du jeu. Il examine ainsi la montée de la ludification, tout en distinguant ce concept de celui de ludicisation. Il montrera comment des éléments ludiques sont intégrés pour transformer des expériences culturelles. Enfin, l’auteur mettra en évidence la capacité de la ludicisation à nous aider à penser la place du jeu dans nos sociétés.
Après cette mise au point, Julien Annart, gaming project manager à FOr’J, nous plonge dans l’histoire et l’évolution des serious games, soulignant les promesses initiales de ces jeux qui devaient au minimum sauver le monde, révolutionner l’enseignement, l’éducation (remotiver tous les élèves et sauver l’école) et la formation professionnelle (apprendre avec joie en entreprise). À travers des exemples emblématiques tels que « Poverty is not a Game » et les initiatives de l’armée américaine, il analyse le phénomène, cet emballement industriel et médiatique et la disproportion entre les attentes élevées et les résultats mitigés. Pourquoi ces serious games, malgré les investissements publics importants, n’ont-ils pas atteint leurs objectifs ?
Dans son article Les jeunes et les jeux vidéo, Sara Dethise, doctorante FRESH F.R.S — FNRSen Information et Communication à l’UNamur, aborde, quant à elle, les inquiétudes des parents, liées aux jeux vidéo, mettant en lumière les discours sociaux et éducatifs sur l’addiction, la désocialisation, la violence et l’appauvrissement culturel. Elle précise que les initiatives d’éducation aux jeux vidéo semblent toutefois se cantonner à deux axes : éduquer aux jeux vidéo en tant qu’objets culturels et sensibiliser à leur usage en réponse aux inquiétudes et paniques morales répandues dans la société. Mais est-ce les seuls enjeux qui sous-tendent l’activité vidéoludique ?
Éloignons-nous un instant de la question relative à la manière d’être de « bons parents » quand on a des enfants joueur·euses, pour regarder du côté de l’école. Réfléchir aux usages du jeu vidéo en contexte scolaire, c’est distinguer la réussite et l’échec pédagogique de la réussite et l’échec ludique. Gaël Gilson, maitre-assistant en game design, narrative design et architecture transmedia à la Haute École Albert Jacquard, explore la possibilité d’une éducation aux jeux vidéo plutôt qu’une éducation par les jeux vidéo. Il se demande comment les jeux vidéo peuvent être intégrés dans le contexte scolaire en tant qu’objets techniques, artistiques, culturels et sociaux, et quelles seraient les finalités d’une telle éducation, au-delà de la dimension « gadget ».
Paradoxalement, nous nous restreignons peu dans l’usage de nos smartphones, nous y passons environ quatre heures par jour, les applications sont légion, les jeux gratuits tout particulièrement. Dans son article, Derrière le jeu, les données ! , Xavier Dupret, chercheur auprès de l’association culturelle Joseph Jacquemotte, explore un pan crucial de l’économie du jeu en ligne : la captation et la marchandisation des données. Ainsi, il expose une réalité où le·a joueur·euse se transforme en acteur·ice économique, créant de la valeur au profit de géants comme Facebook ou Microsoft. Sa réflexion, mise en perspective par une analyse économique marxiste, soulève des défis politiques majeurs, révélant une redéfinition du surtravail qui s’étend bien au-delà de la sphère formelle du travail.
Enfin, Thomas Dedieu, enseignant à Bruxelles Formation, dans son article Des zombies nazis au jeu mémoriel. Est-il possible de ludifier la mémoire de la Shoah ?, met en évidence un défi délicat à relever : la transmission d’une mémoire traumatique par le jeu. Thématique accidentellement ou volontairement discrète, la narration de la Shoah par le jeu vidéo se heurte à des questions éthiques et morales fondamentales. Dans un contexte de disparition progressive des témoins, il souligne l’urgence de traiter cette mémoire par le biais des nouveaux médias.
Ce dossier soulève des questions importantes, déjà posées pour certaines mais dans un contexte différent : l’efficacité des jeux en contexte scolaire, l’inquiétude des parents face aux pratiques de leurs enfants, les politiques qui accusent les jeux vidéo de galvaniser de jeunes manifestant·es, la marchandisation de nos données cédées gratuitement ou encore le défi éthique de la représentation d’une histoire traumatique qui doivent faire œuvre d’éducation.
En fin de compte, Thibault Philippette nous dit que « la ludicisation offre un cadre intellectuel pour comprendre l’évolution de l’idée de jeu dans nos sociétés, reflétant ainsi l’adaptabilité et la créativité perpétuelle de la culture ludique humaine. » Alors, dans ce cas : créer du savoir en collaborant à une épopée ou acquérir des connaissances en participant à des aventures héroïques est-il pertinent ? Cette course à l’innovation technologique, en rendant jouable notre réel, parfois si âpre, est-elle un signe de progrès ou plutôt une fuite en avant ?