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Jean-Pierre Nadrin (1947 – 2012)

Numéro 01/2 Janvier-Février 2013 par Éliane Gubin Jean Puissant

février 2013

Confron­té aux remous contem­po­rains, la déco­lo­ni­sa­tion (Jean-Pierre Nan­drin nait au Congo et y passe son enfance), le « Walen bui­ten » qui fut le Mai 68 de Leu­ven — trau­ma­tisme col­lec­tif pour les fran­co­phones qui y ont été mêlés — et le pam­phlet de Jean Ches­naux, Du pas­sé fai­sons table rase, qui fut son Mai 68 per­son­nel, Jean-Pierre Nan­drin a pour­sui­vi trois axes dans son existence […]

Confron­té aux remous contem­po­rains, la déco­lo­ni­sa­tion (Jean-Pierre Nan­drin nait au
Congo et y passe son enfance), le « Walen bui­ten » qui fut le Mai 68 de Leu­ven — trau­ma­tisme col­lec­tif pour les fran­co­phones qui y ont été mêlés — et le pam­phlet de Jean
Ches­naux, Du pas­sé fai­sons table rase, qui fut son Mai 68 per­son­nel, Jean-Pierre Nan­drin a pour­sui­vi trois axes dans son exis­tence publique. Le pas­sé cer­tai­ne­ment (ses
études en his­toire moderne et son mémoire consa­cré aux comptes du domaine de Binche
au XVIIIe siècle), la socié­té assu­ré­ment (sa pra­tique pro­fes­sion­nelle dans l’enseignement
secon­daire, son pro­fond enga­ge­ment asso­cia­tif), et sa volon­té d’in­té­grer l’un à l’autre.

Élu­ci­der le pas­sé n’est pas tout. « Il faut, à un moment don­né, inter­ro­ger le pas­sé à pro­pos de ques­tions actuelles, four­nir des élé­ments d’in­tel­li­gi­bi­li­té du pré­sent. L’his­toire ne donne pas de leçons1. » Trois objec­tifs guident sa démarche his­to­rienne (expres­sion qu’il avait défi­ni­ti­ve­ment adop­tée) : com­prendre, faire, com­mu­ni­quer. Ils ne sont ni suc­ces­sifs, ni paral­lèles, mais conco­mi­tants et entre­croi­sés. Ensei­gnant dans le secon­daire, par choix déli­bé­ré, pen­dant dix-neuf ans, ses enga­ge­ments asso­cia­tifs le poussent à reprendre des études de droit puis à réa­li­ser une thèse en his­toire. Elle ne por­te­ra pas sur le droit social, envi­sa­gé un moment et thème d’une série d’ar­ticles où il avait fine­ment ana­ly­sé la légis­la­tion post-1886 (paie­ment en nature, tra­vail des femmes et des enfants, acci­dents du tra­vail, contrat de tra­vail…). Il avait mis en lumière com­bien, en Bel­gique, elle ne consti­tue nul­le­ment la rup­ture que l’his­to­rio­gra­phie se plai­sait à sou­li­gner2. Cet inté­rêt pour la légis­la­tion sociale ne le quit­ta pour­tant jamais, jus­qu’à son inquié­tude devant l’é­vo­lu­tion actuelle qui, dans cer­tains domaines, rap­pelle furieu­se­ment la situa­tion hybride de la fin du XIXe siècle dont la sor­tie n’a pu se faire qu’au prix de deux guerres et de tant de grèves. Mais c’est à la construc­tion du sys­tème judi­ciaire de la Bel­gique indé­pen­dante qu’il consacre sa thèse. Para­doxa­le­ment ce troi­sième pou­voir, qui sous-tend les deux autres, n’a­vait jamais été étu­dié sys­té­ma­ti­que­ment, à la dif­fé­rence des pou­voirs exé­cu­tif et légis­la­tif (dans ce der­nier domaine, il a contri­bué à deux syn­thèses magis­trales, l’his­toire du Sénat en 1999 et de la Chambre en 2003), à la dif­fé­rence aus­si des poli­tiques qui en découlent, objets de tant d’études.

Dans de nom­breux articles, comme dans sa thèse elle-même (par­tiel­le­ment publiée[[La jus­tice de paix à l’aube de l’in­dé­pen­dance de la Bel­gique (1832 – 1848), Fusl, 1998.]]), Jean-Pierre Nan­drin démontre avec brio sa capa­ci­té à décor­ti­quer la manière dont ce pou­voir judi­ciaire s’est construit, poli­ti­que­ment, juri­di­que­ment, mais aus­si et sur­tout socia­le­ment3. Et de faire com­prendre que, tan­dis que les pou­voirs exé­cu­tif et légis­la­tif avaient été contraints à se trans­for­mer, à évo­luer en dépit des résis­tances, le pou­voir judi­ciaire avait tenu tête au chan­ge­ment. C’est dans l’ur­gence et la pré­ci­pi­ta­tion, sous la pres­sion de l’ac­tua­li­té et sous nos yeux, qu’il a dû s’a­dap­ter bru­ta­le­ment à la démo­cra­ti­sa­tion de la socié­té contem­po­raine. Sa manière d’en­vi­sa­ger les ins­ti­tu­tions du point de vue du droit cer­tai­ne­ment, mais aus­si du point de vue social — sans pour autant consti­tuer une socio­lo­gie his­to­rique du droit — était inno­vante et extrê­me­ment prometteuse.

De même, sa démarche sociale, tou­jours tour­née vers les autres, ceux d’en bas, les ouvriers, les femmes, majo­ri­taires démo­gra­phi­que­ment mais mino­ri­taires au plan juri­dique et social, voire éter­nels « mineurs » dans l’or­ga­ni­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle des socié­tés indus­trielles des XIXe et début XXe siècle, est au coeur de son enga­ge­ment. Son inté­rêt pour les ins­ti­tu­tions s’en­ri­chis­sait de sa constante pré­oc­cu­pa­tion de com­prendre les mobiles de ceux qui les ima­ginent, les défi nissent et les servent. Dans le pas­sé comme dans le pré­sent, dans les pro­duc­tions de ses col­lègues qu’il sui­vait grâce à une lec­ture atten­tive des revues natio­nales et inter­na­tio­nales. C’est ici sans doute qu’il convient de sou­li­gner ses pré­oc­cu­pa­tions his­to­rio­gra­phiques, l’at­ten­tion qu’il por­tait aux débats et aux enjeux contem­po­rains en Bel­gique mais aus­si ailleurs4. En par­ti­cu­lier, la contro­verse sur « mémoire et his­toire », épis­té­mo­lo­gi­que­ment et socia­le­ment riche, sur les lois mémo­rielles et l’u­ti­li­sa­tion de l’his­toire par le poli­tique, sur l’his­toire et la poli­tique des droits de l’homme qu’il avait éri­gés en ensei­gne­ments. La recherche per­ma­nente de ponts à jeter entre dis­ci­plines, entre ins­ti­tu­tions, entre indi­vi­dus le carac­té­rise incon­tes­ta­ble­ment. Et cette constante doit être sou­li­gnée car elle n’est pas néces­sai­re­ment la ver­tu la mieux par­ta­gée dans le monde académique.

Jean-Pierre Nan­drin figure par­mi les fon­da­teurs du Carhop (Centre d’a­ni­ma­tion et de recherche en his­toire ouvrière et popu­laire), de La Fon­de­rie (Musée de l’in­dus­trie et du tra­vail de la région de Bruxelles) et du Carhif-AVG (Centre d’ar­chives de l’his­toire des femmes). Dans chaque cas, il s’a­gis­sait d’a­bord de sau­ve­gar­der les archives et les traces maté­rielles d’un pas­sé riche, mais dis­per­sé, voire dis­pa­rate, mena­cé de dis­pa­ri­tion. Sa pré­si­dence du Conseil supé­rieur des archives pri­vées de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles cou­ron­na d’une cer­taine manière ce sou­ci fon­da­teur tout en lui don­nant la pos­si­bi­li­té d’oeu­vrer plus lar­ge­ment à cette sau­ve­garde de la mémoire d’une socié­té civile en for­ma­tion, face aux ins­ti­tu tions publiques (mou­ve­ment ouvrier, mou­ve­ment des femmes, acti­vi­tés éco­no­miques, civi­li­sa­tion maté­rielle…). Ses nom­breux écrits témoignent tout aus­si clai­re­ment de ses enga­ge­ments5, dans les revues scien­ti­fiques sans aucun doute, mais sur­tout dans des publi­ca­tions de vul­ga­ri­sa­tion, de mise à dis­po­si­tion d’un public plus large de ques­tion­ne­ments, d’in­for­ma­tions que sa « démarche his­to­rienne » le condui­sait à mul­ti­plier. Cette com­mu­ni­ca­tion vers le plus grand nombre était pour lui fon­da­men­tale. Les pre­mières publi­ca­tions du Carhop, le Dic­tion­naire des femmes belges (Racine, 2006) cer­tai­ne­ment, mais sur­tout Les Cahiers de la fon­de­rie dont il diri­geait la rédac­tion et qui repré­sen­taient pour lui un effort per­ma­nent pour réa­li­ser l’i­déal de com­mu­ni­ca­tion en his­toire qu’il nour­ris­sait depuis ses études. Il prê­tait une atten­tion aus­si sou­te­nue à la forme (l’i­mage, l’illus­tra­tion tex­tuelle) qu’au fond : pour lui, l’his­toire n’é­tait pas un pas­sé révo­lu, mais une manière de com­prendre et de faire le monde que nous vivons. Pudique et dis­cret sur sa vie pri­vée, il était tota­le­ment acces­sible et ouvert dans sa car­rière de cher­cheur et d’en­sei­gnant qu’il n’a jamais dis­so­ciée de son par­cours de citoyen.

Nos pro­jets com­muns d’une Ency­clo­pé­die d’his­toire des femmes, d’une Nou­velle his­toire sociale de la Bel­gique, qui ont don­né lieu à de mul­tiples réunions et débats ani­més, n’ont mal­heu­reu­se­ment pas abou­ti à temps. Les réa­li­ser serait une belle preuve d’amitié.

À relire dans La Revue nou­velle, Jean-Pierre Nan­drin, « Le pacte fon­da­teur de la Bel­gique : un com­pro­mis léo­nin pour la laï­ci­té ? », sep­tembre 2010 et « Pierre Gou­bert, his­to­rien (1915 – 2012)», sep­tembre 2012.

  1. Éric de Bel­le­froid, « Jean-Pierre Nan­drin, une His­toire par­ti­cu­lière », La Libre Bel­gique en ligne, 27 décembre 2000.
  2. « Genèse du droit du tra­vail en Bel­gique. Plai­doyer pour la chro­no­lo­gie », KAB, 1997.
  3. Voir notam­ment « Jus­tice, magis­tra­ture et poli­tique aux pre­miers temps de l’in­dé­pen­dance de la Bel­gique » Bull. Classe des lettres et des Sc. morales et poli­tiques, ARB, 1997, p 67 – 111.
  4. « Bilans cri­tiques et his­to­rio­gra­phiques en his­toire contem­po­raine » Cahiers du CRHDI, 2006, avec une
    intro­duc­tion de sa plume.
  5. Pour un aper­çu de sa biblio­gra­phique et de ses acti­vi­tés scien­ti­fi ques : voir le site des Fusl.

Éliane Gubin


Auteur

Jean Puissant


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