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Je suis pour le politiquement correct, est-ce politiquement incorrect ?

Numéro 5 - 2017 par Laurence Rosier

juillet 2017

Ce jeu­di soir, je suis allée au théâtre voir un spec­tacle basé sur des impro­vi­sa­tions, dont la ligne direc­trice était le poli­ti­que­ment cor­rect, à par­tir de thèmes de socié­té. Ce soir-là, il s’agissait de l’impunité, de la mala­die et des vio­lences conju­gales. Le public du théâtre était assez sage et conve­nu dans ses pro­po­si­tions (entre piétonnier, […]

les chroniques de l'irrégulière

Ce jeu­di soir, je suis allée au théâtre voir un spec­tacle basé sur des impro­vi­sa­tions, dont la ligne direc­trice était le poli­ti­que­ment cor­rect, à par­tir de thèmes de socié­té. Ce soir-là, il s’agissait de l’impunité, de la mala­die et des vio­lences conju­gales. Le public du théâtre était assez sage et conve­nu dans ses pro­po­si­tions (entre pié­ton­nier, dou­leur, homme bat­tu comme sources pos­sibles d’improvisations) et les acteurs/actrices y sont allé.e.s mol­lo ; mais que vou­laient-ils/elles dépas­ser comme bar­rière phy­sique ou lan­ga­gière dans leur per­for­mance ? Et puis la scène théâ­trale ne per­met-elle pas de « tout dire » (à défaut de tout y faire)?

Ce ven­dre­di matin, je reçois dans ma boite mail une invi­ta­tion à une confé­rence du phi­lo­sophe Guy Haar­scher qui veut « en finir avec le poli­ti­que­ment cor­rect ». Il semble que ce soit la mode chez cer­tains pen­seurs de déni­grer le poli­ti­que­ment cor­rect, rejoi­gnant une concep­tion anti­to­ta­li­taire du lan­gage. En 2016, l’ancien élève d’Althusser, Domi­nique Lecourt, fus­ti­geait déjà dans un long entre­tien accor­dé au Figa­ro la tyran­nie du poli­ti­que­ment cor­rect qui engen­dre­rait de nom­breuses vio­lences par excès de pudi­bon­de­rie et de pré­cau­tion et qui illus­tre­rait le triomphe de la socié­té juri­di­ci­sée à l’extrême.

L’expression deve­nue quo­li­bet est déci­dé­ment de sai­son et une rapide plon­gée sur la toile offre immé­dia­te­ment quelques exemples emblé­ma­tiques, du point de vue des thèmes ou des énon­cia­teurs : « Ces jupes sont le signe d’une expres­sion reli­gieuse, il ne faut pas se cacher der­rière le poli­ti­que­ment cor­rect » (dépu­té UMP Eric Ciot­ti sur Twit­ter); « Un des dogmes du poli­ti­que­ment cor­rect, c’est que la France doit tout aux étran­gers » (Fin­kel­kraut sur France Inter); « Donald Trump, le pré­sident “élu grâce au poli­ti­que­ment cor­rect?”» (blog Contre­points); « Alain de Benoist : Le “poli­ti­que­ment cor­rect” est l’héritier direct de l’Inquisition » (blog Bou­le­vard Voltaire)…

Dans les usages contem­po­rains, on super­pose les expres­sions comme jar­gon, langue de bois, nov­langue, bien­pen­sance, pen­sée unique, angé­lisme, pen­sée bisou­nours, droit de l’hommisme… et poli­ti­que­ment cor­rect, et on s’emmêle les pin­ceaux séman­tiques, sty­lis­tiques et idéologiques.

Cette notion idéo­lo­gi­que­ment mar­quée, cal­quée sur l’anglais poli­ti­cal­ly cor­rect et appa­rue à la fin du XVIIIe aux États-Unis dans un contexte juri­dique de pro­tec­tion des mino­ri­tés, inté­resse la lin­guis­tique par les pro­cé­dés rhé­to­riques qu’elle convoque, par son rap­port à ce que signi­fie la cor­rec­tion du lan­gage (les normes gram­ma­ti­cales et les normes de poli­tesse) et au rap­port fon­da­men­tal entre les mots, la pen­sée et le monde qu’elle « reflète ».

Si la langue dit en par­tie le monde, la cri­tique du poli­ti­que­ment cor­rect repose sur l’idée qu’une pen­sée claire doit s’exprimer dans un lan­gage sans ambages, qui en serait donc l’exacte tra­duc­tion. On rejoint là un pon­cif de la pen­sée puriste énon­cée par Nico­las Boi­leau au XVIIe siècle : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clai­re­ment, et les mots pour le dire arrivent aisé­ment ». Plus encore la clar­té de l’expression et de la pen­sée serait donc dotée d’une ver­tu et d’une authen­ti­ci­té morale exem­plaires. C’est oublier aus­si, comme le rap­pe­lait la sen­tence du père Mala­gri­da, jésuite du XVIIIe, que « la parole a été don­née à l’homme pour cacher sa pen­sée » (cité par G. Antoine) et pas néces­sai­re­ment pour « appe­ler un chat un chat » pour reprendre encore une sen­tence de Boi­leau. Pour­tant cet ima­gi­naire lin­guis­tique qui sert de sou­tien à la cri­tique du poli­ti­que­ment cor­rect s’appuie sur un sté­réo­type lan­ga­gier puis­sant : celui du mot juste ou du terme propre. Si celui-ci repré­sente un idéal de com­mu­ni­ca­tion, il ne reflète en rien le fonc­tion­ne­ment réel du lan­gage avec ses impli­cites, ses sous-enten­dus, ses évo­lu­tions et exten­sions de sens, la poly­sé­mie des termes dans les inter­ac­tions, ses usages rhé­to­riques sous forme d’euphémisme, de litote, de péri­phrase…: de « il a rejoint les étoiles » à « va je ne te hais point ». Les débats autour des déno­mi­na­tions à enjeux juri­diques (user du mot guerre après un atten­tat, dire migrant ou réfu­giés) le démontrent à l’envi, les déno­mi­na­tions sont enga­gées, elles sont pro­duites et reçues dans des contextes qui leur donnent et leur redonnent du sens, celui-ci n’étant jamais figé, mais mou­vant. Le sens est certes pré­vu par le dic­tion­naire, mais qui aurait pen­sé un jour que couillon signi­fie­rait un temps « je ne vote pas pour Berlusconi » ?

Le poli­ti­que­ment cor­rect vise aus­si à s’interroger sur les emplois sté­réo­ty­pés des mots, qui conti­nuent de por­ter leur charge dis­cri­mi­nante mal­gré l’intention par­fois bien­veillante du sujet par­lant. Je cite tou­jours cet exemple extrait du très beau film fran­çais d’Agnès Jaoui, Le Gout des autres où le patron d’une petite entre­prise qui découvre le monde des artistes et du théâtre use du mot PD comme d’une insulte com­mune, syno­nyme de con ou d’imbécile et où l’un des pro­ta­go­nistes lui ren­voie la défi­ni­tion ini­tiale du terme : PD, des gens qui s’enculent comme mon ami et moi ? Le débat est clair entre l’usage prag­ma­tique du terme et de son évo­lu­tion ain­si que du point de vue expri­mé par le sujet par­lant et l’usage éthique du mot et de sa récep­tion. Car l’enjeu fon­da­men­tal est bien là. Avec ses masques : quand Ani­ta qui tra­vaille dans une entre­prise de net­toyage dit qu’elle pré­fère qu’on emploie le terme « femme de ménage » plu­tôt que celui de tech­ni­cienne de sur­face « trop intel­lec­tuel » n’a‑t-elle pas inté­rio­ri­sé un stig­mate de classe qui passe par sa propre déno­mi­na­tion jugée incon­grue, pas de son rang, la dépas­sant (faut pas péter plus haut que son cul)?

Par ailleurs, le poli­ti­que­ment cor­rect est assi­mi­lé à la langue de bois ou nov­langue1et, à ce titre, constam­ment dénon­cé. La langue de bois désigne au départ un jar­gon admi­nis­tra­tif, cli­ché, figé uti­li­sé à des fins poli­tiques. Mais on note­ra aus­si que ce lan­gage est nom­mé par une méta­phore et que les figures de style abon­dant dans ce type d’expression relèvent d’un emploi poé­tique de la langue qui dépasse bien enten­du la langue de bois elle-même. Mais ce qui importe c’est l’idée d’une langue figée, sté­réo­ty­pée au sens fort du terme (fixe). Ce qui est encore un para­doxe puisque les enne­mis du poli­ti­que­ment cor­rect aiment à poin­ter les dérives séman­tiques qui illus­trent un lexique… non figé.

Épin­gler les varia­tions contem­po­raines du lan­gage s’accorde à une dénon­cia­tion des sté­réo­types de pen­sée et de dis­cours sup­po­sés être l’apanage du mode de pen­sée bour­geois dans la lignée du célèbre dic­tion­naire des idées reçues de Flau­bert. Plus par­ti­cu­liè­re­ment, la stig­ma­ti­sa­tion du lan­gage des poli­tiques repose sur l’idée répan­due que les poli­ti­ciens sont des men­teurs et des rhé­teurs du vide, maniant le cli­ché et les mots à la mode : le poli­ti­que­ment cor­rect et la langue de bois seraient leur quo­ti­dien qu’ils soient de droite ou de gauche. Mais les expres­sions sté­réo­ty­pées, les tics lan­ga­giers et les for­mules toutes faites ne font-elles pas le bon­heur des chro­ni­queurs du beau lan­gage ? Et « les condi­tions de pro­duc­tion du dis­cours média­tique vont de pair avec la briè­ve­té, la for­mule qui frappe et la déta­cha­bi­li­té de la petite phrase assas­sine qui fera boule de neige. Le fige­ment trouve là la pleine expres­sion de son carac­tère fon­ciè­re­ment créa­tif.2 »

Enfin, les poli­tiques se sont aus­si appuyés sur le sté­réo­type de la langue de bois pour défendre l’idée d’une parole « vraie » (titre d’un ouvrage de Michel Rocard paru en 1979) contre une parole faite de faux-sem­blants, voire une absence de pen­sée : appe­ler un chat un chat cyni­que­ment et éty­mo­lo­gi­que­ment réac­tua­li­sé par la gros­siè­re­té trum­pienne, il faut attra­per les femmes par leur chatte.

Les enjeux d’une prise de parole poli­tique au sens où l’entendait Michel de Cer­teau m’ont ame­née à une extrême nuance sur ce conti­nent socio­lan­ga­gier qu’on désigne par le poli­ti­que­ment cor­rect. Il existe des espaces de parole qui per­mettent une outrance à des fins cri­tiques, mais il doit aus­si exis­ter des espaces publics safe où les échanges lan­ga­giers peuvent être sou­mis à une sur­veillance de la « liber­té d’expression » au pro­fit de la liber­té de récep­tion : la lutte contre le har­cè­le­ment de rue entend bien nuire à « la libre expres­sion » des pro­pos sexistes comme le rap­pe­lait le Mani­feste des chiennes de garde en 1999.

D’un sou­ci d’équité envers des caté­go­ries de per­sonnes stig­ma­ti­sées dans une démo­cra­tie, le poli­ti­que­ment cor­rect est deve­nu une pra­tique jugée néga­ti­ve­ment, dite « tota­li­taire » et por­teuse de repré­sen­ta­tions contra­dic­toires : confor­misme, non-expres­sion, dis­qua­li­fi­ca­tion sys­té­ma­tique de l’opinion adverse tou­jours dicible, fan­tasme de la prise de pou­voir des mino­ri­tés3.

Bien enten­du la grève est deve­nue un mou­ve­ment social, les inter­nautes aiment à se dire pris.e.s en otage en cas d’arrêt de tra­vail des trans­ports publics… et les géno­cides capil­laires pul­lulent sur la toile… Ce sera l’objet d’une pro­chaine chronique…

  1. La nov­langue pro­vient-elle de l’univers « fic­tion­nel » de Georges Orwell où là encore la mise au pas des esprits passe par la police de la langue. L’auteur donne une gram­maire pré­cise de l’usage tota­li­taire d’un voca­bu­laire réduit à sa plus simple expres­sion où il n’existe plus que les termes néces­saires au tra­vail et à la vie quo­ti­dienne et où les mots sont uni­voques : pas de pos­si­bi­li­té d’emploi méta­pho­rique (ce qui fina­le­ment est contraire aux usages rhé­to­riques du poli­ti­que­ment cor­rect féru de figures).
  2. Paveau et Rosier, La langue fran­çaise. Pas­sions et polé­miques, 2008.
  3. F. Riad, « Cri­tique de l’antipolitique cor­rect », Lesmotssontimportants.net.

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.