Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Je me souviens…

Numéro 11 Novembre 2010 par Michel Molitor

novembre 2010

Né à Bruxelles de parents wal­lons, la Wal­lo­nie a long­temps été pour moi une réa­li­té géo­gra­phique et cultu­relle et non poli­tique. Mon père m’avait ini­tié très tôt aux beau­tés sévères de l’Ardenne et à la richesse de l’art mosan, et j’ai pas­sé les étés de ma petite enfance dans les douces cam­pagnes qui envi­ron­naient Tour­nai, ville natale de […]

Né à Bruxelles de parents wal­lons, la Wal­lo­nie a long­temps été pour moi une réa­li­té géo­gra­phique et cultu­relle et non poli­tique. Mon père m’avait ini­tié très tôt aux beau­tés sévères de l’Ardenne et à la richesse de l’art mosan, et j’ai pas­sé les étés de ma petite enfance dans les douces cam­pagnes qui envi­ron­naient Tour­nai, ville natale de ma mère où vivaient mes grands-parents. Mes cou­sins de Ver­viers et de Tour­nai n’étaient pas des Wal­lons, mais des Belges comme tout le monde. Leur manière de par­ler un peu chan­tante était une réa­li­té pit­to­resque sans plus. Je ne me sen­tais pas par­ti­cu­liè­re­ment « Bruxel­lois », mais plu­tôt quelqu’un qui habi­tait à Bruxelles sans que cette qua­li­té entraine pour moi une iden­ti­té par­ti­cu­lière. J’avais par contre le sen­ti­ment d’habiter la capi­tale d’un pays qui com­por­tait des pro­vinces ; la Wal­lo­nie, comme la Flandre étaient des pro­vinces, ni plus, ni moins, c’est-à-dire des réa­li­tés fami­lières, mais un peu dis­tantes où vivaient des sem­blables, légè­re­ment dif­fé­rents. Je ne pen­sais d’ailleurs pas « Wal­lo­nie », mais Tour­nai, Ardennes, Luxem­bourg, Ver­viers, Dave (et même pas Namur), tous lieux fami­liaux. Dans les géo­gra­phies acquises à l’école, Liège et le Hai­naut, les acié­ries et le char­bon nour­ris­saient le pays. Il en était de même pour la Flandre. Il y avait la mer, des lieux « héroïques » comme Bruges et Gand et puis Anvers, la porte sur le monde. Deux années plus tôt, j’avais réa­li­sé des séjours lin­guis­tiques d’une cer­taine durée dans une famille de Saint-Nico­las Waes. Je n’y avais pas décou­vert la Flandre, mais des gens éloi­gnés de la capi­tale et qui par­laient le fla­mand. Mais à part cela, ils étaient comme tout le monde et je n’avais pas le sen­ti­ment qu’ils me consi­dé­raient comme quelqu’un d’une autre espèce. (Même si, en réac­tion à une remarque inno­cente que j’avais faite sur la pré­sence des « almoe­ze­niers » dans la vie sociale en Flandre, ils m’avaient taqui­né sur le côté « dwars­kop » qu’ils m’attribuaient à prio­ri en rai­son de mon appar­te­nance pré­su­mée à l’espèce wallonne.)

Arri­vé en pre­mière année d’université à Lou­vain (Leu­ven) en octobre 1959, j’avais été rapi­de­ment confron­té à une réa­li­té nou­velle. Les mani­fes­ta­tions de type « Leu­ven vlaams » et « Amnes­tie » avaient fait sur­gir une réa­li­té sin­gu­lière : une popu­la­tion étu­diante por­teuse d’une reven­di­ca­tion pour moi inédite ; l’affirmation d’une Flandre nou­velle, à par­tir du refus du sys­tème belge pré­va­lant jusqu’alors. À Louvain/Leuven, les mondes étu­diants vivaient de manière étanche, sans par­ta­ger les lieux de convi­via­li­té. Nous nous croi­sions. Au sens fort du terme, nous étions déjà une socié­té de voi­sins, coexis­tant dans une ville, uni­ver­si­taire pour nous, avant d’être flamande.

Une par­tie des jeunes bour­geois bruxel­lois, catho­liques et fran­co­phones, que l’on ren­con­trait alors à Louvain/Leuven étaient d’autant plus sur­pris par ces mani­fes­ta­tions d’hostilité à l’égard d’une forme poli­tique — la Bel­gique uni­taire — qui leur sem­blait éter­nelle et incon­tes­table, qu’ils avaient éprou­vé leurs pre­miers émois poli­tiques lors de la « guerre sco­laire » (1954 – 1958) et pour les plus aver­tis ou pour les plus âgés lors de « l’affaire royale » (1950), deux épi­sodes dans les­quels la Flandre catho­lique était mas­si­ve­ment inter­ve­nue à l’appui des thèses poli­tiques qui étaient celles de leur milieu. Dans leur mémoire (ils ne savaient pas encore que la mémoire est poli­ti­que­ment construite — beau­coup ne le sau­ront d’ailleurs jamais). Les contes­ta­taires de l’ordre légi­time étaient les socia­listes (confon­dus, pour cer­tains, avec les Wal­lons ; le qua­li­fi­ca­tif « wal­lon » était d’ailleurs une sorte d’aggravation de l’incrimination socialiste).

J’avais été rela­ti­ve­ment vac­ci­né contre ces repré­sen­ta­tions ; ma famille n’était pas spé­cia­le­ment léo­pol­diste et les dis­cus­sions autour de la table fami­liale conduites par un père issu de l’Athénée de Ver­viers (ce qui lui a per­mis de ne jamais com­prendre le carac­tère par­fois étouf­fant de confor­misme de cer­tains — pas tous — col­lèges catho­liques bruxel­lois dans les années cin­quante) m’avaient per­mis assez tôt de com­prendre deux choses. D’abord que les majo­ri­tés poli­tiques ou autres n’ont pas tou­jours rai­son. (J’approfondirai plus tard ce thème en lisant Toc­que­ville.) Ensuite qu’un com­pro­mis poli­tique est tou­jours une manière de res­pec­ter le par­te­naire, sur­tout lorsqu’on a été des adver­saires. Pour nous, les « socia­listes » étaient à leur manière sou­cieux du bien com­mun et de l’intérêt public, en tout cas lar­ge­ment pré­fé­rables aux thu­ri­fé­raires du libé­ra­lisme. Nous avions des cou­sins dans ce camp qui se dis­tin­guaient d’ailleurs de beau­coup de leurs core­li­gion­naires en ce qu’ils ne par­ta­geaient pas l’anticléricalisme som­maire qui domi­nait alors dans beau­coup de milieux socialistes.

La majo­ri­té de mes cama­rades bruxel­lois à Louvain/Leuven ne par­ta­geaient guère cette vision des choses. Par contre les Wal­lons étaient plus nuan­cés. Cer­tains — et sou­vent issus des milieux les plus modestes et des zones urbaines — confes­saient que la coexis­tence avec le socia­lisme orga­ni­sé était par­fois fort dif­fi­cile dès que l’on ne pen­sait pas comme eux. Il y aurait une ana­lo­gie inté­res­sante à faire entre ceux qui souf­fraient du confor­misme poli­tique du socia­lisme domi­na­teur dans cer­taines com­munes et ceux qui souf­fraient du confor­misme parois­sial dans le monde voi­sin… D’autres qui n’étaient pas enga­gés dans des liens de concur­rence poli­tique directe avec les poli­ti­ciens socia­listes y voyaient des par­te­naires utiles, voire influents dont il n’était pas néces­saire de par­ta­ger les idées dans une sorte de coexis­tence aima­ble­ment paci­fique. (La ver­sion cari­ca­tu­rale de cette coexis­tence était bien expri­mée par les par­ties de chasse aux­quelles par­ti­ci­paient les ama­teurs de tout aca­bit. Devant la pers­pec­tive de tirer du gibier à l’occasion d’une bonne bat­tue, il y avait des anta­go­nismes de classe qui s’estompaient comme par magie.)

Pen­dant ma pre­mière année à l’université, j’étais sen­sible à d’autres réa­li­tés poli­tiques : la guerre d’Algérie et l’affaire congo­laise. Avec quelques amis du cercle de Sciences Po, rue des Pois­son­niers (Vis­sers­traat) nous nous dis­tin­guions quelque peu des pré­oc­cu­pa­tions de la majo­ri­té de nos col­lègues. Les images d’un monde d’équilibre et de pro­grès, véhi­cu­lées par l’exposition uni­ver­selle de 1958, avaient été sévè­re­ment cor­ri­gées par les évè­ne­ments inter­na­tio­naux. Nous étions très concer­nés par la guerre d’Algérie et réso­lu­ment par­ti­sans de son indé­pen­dance. La ques­tion du Congo nous inté­res­sait fort. Inci­dem­ment, j’ai pas­sé la moi­tié de mes exa­mens de pre­mière can­di­da­ture le 30 juin 1960 devant cer­tains pro­fes­seurs le nez dans leurs jour­naux. L’année aca­dé­mique sui­vante, en seconde can­di, nous nous sommes pas­sion­nés pour les élec­tions amé­ri­caines qui oppo­saient le vice-pré­sident Nixon à un jeune séna­teur cha­ris­ma­tique du nom de Ken­ne­dy. Après avoir inter­viewé quelques com­pa­gnons amé­ri­cains, nous avions pris fait et cause, sans nuance aucune, pour ce der­nier qui repré­sen­tait à nos yeux l’avenir.

Ce qu’on n’appelait pas encore la « ques­tion fla­mande » fai­sait par­tie du décor. Plu­sieurs de mes cama­rades étaient convain­cus de la légi­ti­mi­té de la reven­di­ca­tion d’une mise sur pied d’égalité de la culture fla­mande par rap­port à la culture fran­çaise socia­le­ment domi­nante. Je par­ta­geais ce sen­ti­ment sans en conclure que ren­con­trer cette reven­di­ca­tion pas­se­rait néces­sai­re­ment par le retrait des étu­diants fran­co­phones de Lou­vain. Je pen­sais alors qu’il devrait être pos­sible de faire coexis­ter ces deux mondes, sans effets de domi­na­tion de l’un sur l’autre. La thèse de l’homogénéité (lin­guis­tique ou autre) m’était par­fai­te­ment étran­gère. Nous étions loin de com­prendre qu’une dis­sen­sion pro­fonde à l’égard du sys­tème belge était en train de naitre dans la conscience de nos contem­po­rains en Flandre.

Nous par­lions peu de ce qui allait être au cœur de nos dis­cus­sions de l’année sui­vante : ce que d’aucun appel­le­raient le « pro­blème wal­lon » ou, plus exac­te­ment, l’entrée en crise du sys­tème indus­triel wal­lon qui avait tiré l’économie belge pen­dant un siècle. Nous n’avions pas conscience de la fra­gi­li­té de cet appa­reil éco­no­mique. Il n’y avait pas beau­coup de Lié­geois à l’UCL, mais les Hen­nuyers par contre étaient nom­breux. La fer­me­ture pro­gram­mée des char­bon­nages ne leur sem­blait pas dra­ma­tique dans un contexte de plein emploi. L’heure était à un opti­misme robuste. Le déve­lop­pe­ment éco­no­mique sem­blait aller de soi. L’apparition de nou­veaux pôles indus­triels en Flandre ne nous sem­blait pas de nature à affai­blir l’industrie du sud du pays.

Les évè­ne­ments qui avaient sui­vi la pro­cla­ma­tion de l’indépendance du Congo avaient pro­fon­dé­ment désta­bi­li­sé une par­tie de l’opinion publique belge qui oppo­sait de manière très sché­ma­tique les valeu­reux para­chu­tistes (tous les sol­dats dépê­chés au Congo n’étaient pas des para­chu­tistes…) et le monde poli­tique jugé glo­ba­le­ment res­pon­sable des troubles qui rava­geaient l’ancienne colo­nie. La coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale sociale chré­tienne-libé­rale pré­si­dée par M. Gas­ton Eys­kens était com­plè­te­ment démo­né­ti­sée, mais cela nous affec­tait peu. Il était temps de sor­tir de cet épi­sode et de pas­ser à autre chose… Nous pen­sions aus­si qu’il était urgent de rajeu­nir un monde poli­tique encore lar­ge­ment ancré dans l’expérience et les réflexes de l’immédiat après-guerre.

Pour nous, à Lou­vain, peu au cou­rant des affaires syn­di­cales et com­plè­te­ment igno­rants des choix réa­li­sés par les grandes orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs — nous ne décou­vri­rons qu’après les grèves le pro­gramme de réformes de struc­tures de la FGTB, les grèves allaient écla­ter à la mi-décembre comme un coup de ton­nerre. Au début, nous n’en avons sai­si que la dimen­sion évè­ne­men­tielle. Nous les vivions comme des pannes d’un sys­tème affai­bli par un gou­ver­ne­ment en sur­vie. La machine éco­no­mique comme les ser­vices publics étaient para­ly­sées par un vaste mou­ve­ment dont nous ne per­ce­vions que très confu­sé­ment les rai­sons. S’agissait-il d’autre chose que d’une vio­lente stra­té­gie d’opposition du PSB à la poli­tique d’un gou­ver­ne­ment lar­ge­ment dis­cré­di­té dans l’opinion publique ?

À Bruxelles, les trans­ports en com­mun étaient pra­ti­que­ment inexis­tants (je me rap­pelle avoir été à pied chez un den­tiste de la porte de Namur depuis le square Mont­go­me­ry). Les cen­trales dis­tri­buaient moins d’électricité et des groupes élec­tro­gènes ali­men­taient cer­tains bâti­ments comme le Palais des Beaux-Arts où j’allais suivre avec bon­heur l’Écran du sémi­naire des arts. Le cour­rier n’était plus dis­tri­bué ce qui cha­gri­nait l’amoureux que j’étais.

Pen­dant ces mois de l’automne 1960, je par­ti­ci­pais à un spec­tacle de capes et d’épées mon­té par un groupe d’amateurs, les Comé­diens du Panier. Nous avions ima­gi­né et mon­té un spec­tacle fan­tasque que nous comp­tions pro­me­ner dans quelques villes de pro­vince, pour ter­mi­ner au prin­temps à Bruxelles sur la scène du théâtre du Col­lège Saint-Michel. Pen­dant cet hiver, nous avons bien été à Char­le­roi et à Namur en train, l’équipement étant véhi­cu­lé dans une camion­nette. Le voyage en train res­sem­blait à une épo­pée ; les gares étaient occu­pées par des troupes en tenue de camou­flage (on se rap­pelle la tenue des paras de Mas­su en Algé­rie et l’on com­pren­dra l’analogie), les trains rou­laient len­te­ment, pré­cé­dés par un wagon de mar­chan­dise rem­pli de sable pour pré­ve­nir d’éventuels sabo­tages. Nous pre­nions ces inci­dents avec humour, mais il est clair que la mul­ti­pli­ca­tion de ces dis­po­si­tifs contri­buait à créer un cli­mat d’inquiétude.

Pro­gres­si­ve­ment, le cli­mat avait chan­gé. Les vio­lences se sont mul­ti­pliées. On assis­tait à des ten­ta­tives de sabo­tage d’équipements col­lec­tifs et les mani­fes­ta­tions se suc­cé­daient. Cer­taines mobi­li­sa­tions, notam­ment à Bruxelles, se sont sol­dées de manière dra­ma­tique. Der­rière ces vio­lences et les images de ces mobi­li­sa­tions, nous per­ce­vions une colère pro­fonde, nous sen­tions qu’un drame se jouait dont nous n’avions pas les clés. Nous étions confron­tés à des com­men­taires fort divers. Les jour­naux que nous lisions tenaient des pro­pos très dif­fé­rents : la Cité ten­tait de jus­ti­fier l’abstention des syn­di­ca­listes chré­tiens dans la grève et désap­prou­vait les vio­lences tout en se fai­sant l’interprète des inquié­tudes du monde du tra­vail. N’a‑t-elle pas fait écho à la lettre des prêtres de Seraing qui à Noël ont dit leur soli­da­ri­té avec les gré­vistes ? Le Soir cou­vrait les évè­ne­ments d’une manière neutre. La Libre Bel­gique se déchai­nait avec une éner­gie mépri­sante contre ce qu’elle défi­nis­sait comme des mou­ve­ments qua­si insur­rec­tion­nels ; c’est dans ce contexte qu’elle a inven­té le vocable de « socia­lo-ter­ro­riste » pour qua­li­fier les gré­vistes, sou­vent wal­lons et tou­jours socia­listes. Ces incri­mi­na­tions som­maires ont conta­mi­né une par­tie de l’opinion publique. Une anec­dote. Un de mes amis habi­tant en Ardennes était ren­tré à Louvain/Leuven après les vacances de Noël avec la voi­ture de sa mère faute de train. Près de Beau­raing, il dérape sur une plaque de ver­glas et accroche la gout­tière d’une mai­son bor­dant la route. Les constats à l’amiable n’existaient pas encore. Il est donc enten­du qu’il rédi­ge­ra son constat et que le pro­prié­taire de la gout­tière défon­cée enver­ra le sien. À la grande sur­prise d’EB, il lira dans ce rap­port qu’il était qua­li­fié de jeune gré­viste socia­lo-ter­ro­riste… Son digne père, méde­cin à Pali­seul n’en est jamais revenu…

Avec le recul, le plus sai­sis­sant est l’absence d’interprétation pro­po­sée par les grands médias. Le drame était trai­té sur le mode de l’évènement, par­fois dra­ma­tique, en occul­tant com­plè­te­ment ses racines pro­fondes. Les publi­ca­tions étran­gères, notam­ment France Obser­va­teur (l’ancêtre du Nou­vel Obs) allaient plus loin en uti­li­sant la renais­sance de la lutte des classes comme prin­cipe de lec­ture de la crise bel­go-wal­lonne. Il a fal­lu que nous lisions l’article de Mau­rice Chau­mont publié dans La Revue nou­velle de mars 1961 et des Cour­riers du Crisp publiés cette année-là pour accé­der à une meilleure com­pré­hen­sion de la grève. Plus tard cette même année, M. Chau­mont invi­te­ra à Lou­vain Serge Malet qui, lors d’un sémi­naire flam­boyant, nous per­met­tra d’opérer une prise de conscience poli­tique de ce qui s’était réel­le­ment joué lors des mois de décembre 1960 et jan­vier 1961.

En reve­nant à la fin de l’année 1960 et aux pre­mières semaines de jan­vier 1961, nous avons vite com­pris que le monde du tra­vail, et avant tout la Wal­lo­nie, était au cœur d’un drame pro­fond. La ses­sion par­le­men­taire avait repris dans les pre­miers jours de jan­vier et, avec quelques cama­rades, j’avais été à la Chambre assis­ter aux inter­pel­la­tions des dépu­tés socia­listes dans l’opposition (le PSB avait déci­dé de res­ter dans la léga­li­té par­le­men­taire en refu­sant la rup­ture poli­tique avec le régime à laquelle il avait pour­tant été invi­té par des lea­deurs syn­di­caux). Notre pro­fes­seur Yves Urbain, ministre démo­crate chré­tien de l’Emploi et du Tra­vail, était sur le banc gou­ver­ne­men­tal, lit­té­ra­le­ment écrou­lé sous les feux qui conver­geaient sur lui avec une dure­té peu com­mune. En 1961 – 1962, il nous don­ne­ra un cours impres­sion­nant sur le thème du « pro­blème wal­lon » dans lequel il démon­tre­ra sa conni­vence poli­tique et intel­lec­tuelle avec les lea­deurs du mou­ve­ment de grève, même s’il refu­se­ra les pers­pec­tives qu’ils reven­di­quaient, les réformes de struc­ture et le fédé­ra­lisme. S’il affir­mait sa pré­fé­rence pour le capi­ta­lisme rhé­nan et le recours aux inves­tis­se­ments étran­gers pour relan­cer la Wal­lo­nie, il se trom­pe­rait cepen­dant lour­de­ment en pen­sant que ceux-ci s’orienteraient de pré­fé­rence vers le sud du pays en rai­son de la qua­li­té de la main‑d’œuvre. Il n’avait pas com­pris que la nou­velle indus­tria­li­sa­tion, dans le mon­tage auto­mo­bile et dans l’électronique, se ferait sans tra­vailleurs hau­te­ment qualifiés.

Nous avions le sen­ti­ment d’avoir été en marge d’un mou­ve­ment très pro­fond qui nous concer­nait cepen­dant au pre­mier plan et nous pen­sions que nous ne pou­vions res­ter plus long­temps des spec­ta­teurs. Sur le plan poli­tique, nous avons pris direc­te­ment par­ti pour la coa­li­tion asso­ciant socia­listes et démo­crates chré­tiens pré­si­dée par Théo Lefèvre issue de élec­tions qui ont sui­vi les grèves. Sur un autre plan, le mou­ve­ment étu­diant se recons­ti­tuait len­te­ment. C’est en relan­çant le mou­ve­ment étu­diant, le Mubef sur des bases nou­velles que nous sommes entrés en contact avec des étu­diants de la gauche de l’ULB et de Liège. C’est par leur canal que nous avons décou­vert l’amont syn­di­cal des grèves, le pro­gramme de la FGTB et les figures poli­tiques qui le por­taient. C’est un cama­rade de Liège, Jean Gol, qui m’a racon­té com­ment il avait assis­té, place Saint Lam­bert, au mee­ting au cours duquel André Renard avait fait le pas­sage des réformes de struc­tures au fédé­ra­lisme et les conclu­sions qu’il en avait tirées. Seul le fédé­ra­lisme don­ne­rait à la Wal­lo­nie l’indispensable auto­no­mie qui lui per­met­trait de ne pas s’asphyxier dans le contexte d’une Bel­gique domi­née par la Flandre ; dans le cadre belge, où elle était mino­ri­taire, la Wal­lo­nie n’aurait aucune mai­trise des outils néces­saires à son re-déve­lop­pe­ment. C’est dans ce contexte pré­cis que plu­sieurs d’entre nous ont vou­lu tein­ter leurs propres enga­ge­ments d’une soli­da­ri­té nou­velle avec le monde du travail.

J’ai eu vingt ans cet hiver-là. Il me semble qu’au cours de cet hiver, j’ai per­du une vision can­dide de la poli­tique, de l’histoire et du pro­grès. J’ai com­men­cé à entre­voir les ver­sions dra­ma­tiques de notre exis­tence col­lec­tive. Pen­dant ces mois, j’ai pro­gres­si­ve­ment pris conscience que nos exis­tences indi­vi­duelles s’inscrivaient dans une his­toire dif­fé­rente de celle que nous avions ima­gi­née jusque-là. J’ai cru com­prendre, avec une cer­taine dose d’illusion, qu’il nous fal­lait choi­sir entre la posi­tion du spec­ta­teur indif­fé­rent et l’effort de décou­vrir cette his­toire, de la com­prendre et de ten­ter d’y agir. J’ai com­pris plus tard le drame qui s’était joué pen­dant cet hiver et l’échec du mou­ve­ment dont la Wal­lo­nie et sa classe ouvrière avaient été les grandes matrices. J’ai éprou­vé alors une colère qui ne s’est jamais vrai­ment tue devant l’absence de sens de l’histoire et de leurs res­pon­sa­bi­li­tés des diri­geants belges de l’économie. Mais, comme je l’ai écrit un jour, les images qui me reviennent de cet hiver long et froid res­tent en noir et blanc, comme un film d’Eisenstein.

Michel Molitor


Auteur

Sociologue. Michel Molitor est professeur émérite de l’UCLouvain. Il a été directeur de {La Revue nouvelle} de 1981 à 1993. Ses domaines d’enseignement et de recherches sont la sociologie des organisations, la sociologie des mouvements sociaux, les relations industrielles.