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Jacques Leclercq, à contrecourant
Philosophe, théologien et sociologue, l’enseignement et l’action de Jacques Leclercq seront nourris par un christianisme débarrassé de tout cléricalisme. Il aura une influence considérable sur une génération d’intellectuels, notamment à travers la revue qu’il fondera au début des années 1920 : La Cité chrétienne. En juin 1940, Jacques Leclercq achève une note de cinq pages consacrée à l’Église catholique : « Réflexions sur l’Église ». D’emblée, il estime qu’elles sont alors impubliables « parce qu’elles vont à l’encontre de toute la politique ecclésiastique depuis de nombreux siècles ».
Jacques Leclercq est un prêtre belge (1891 – 1971), né dans la grande bourgeoisie libérale de Bruxelles, ayant commencé à l’ULB des études de droit qu’il terminera à Louvain. Ordonné en 1917, il sera professeur aux facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles puis à l’université de Louvain. Il utilisait souvent le paradoxe comme une pédagogie et, comme l’a si bien montré son biographe, Pierre Sauvage, « vigoureuse et prophétique, cette voix devait fatalement rencontrer l’opposition de divers milieux conservateurs1 ». La génération qui fondera La Revue nouvelle en 1945 se réclamera ouvertement de lui et de sa pensée.
On trouvera ci-dessous une note, « Réflexions sur l’Église », largement inédite, conservée aux Archives Jacques Leclercq, à l’Institut supérieur de philosophie de l’université de Louvain. Elle nous a été communiquée par son biographe.
Dans sa biographie, Pierre Sauvage avait cité des extraits significatifs de cette note en soulignant combien ces pages marquaient un tournant important dans la pensée de Jacques Leclercq2. En effet, depuis le milieu des années vingt, dans la foulée du mouvement de l’Action catholique lancé par Pie XI, il avait embrayé sur une conception de la mission de l’Église — et des chrétiens : la christianisation de la société ou la construction d’une « Cité chrétienne3 ». Maintenant, Jacques Leclercq écrit : « L’État chrétien est inévitablement une cause de décadence pour l’Église. » Il explique que pour accomplir sa mission, l’Église doit être absolument indépendante des « puissances temporelles ». Mais, ajoute-t-il, « Cette indépendance n’est possible que si l’Église ne groupe qu’un nombre relativement restreint de fidèles et vit dans une assez grande pauvreté ». Pour Leclercq, « l’importance sociale de l’Église » la conduit fatalement à entretenir des relations d’interdépendance avec l’État qui en altèrent profondément la mission et l’esprit. Il a évidemment sous les yeux l’image de l’Église de Belgique qui occupe une position de force au sein de la société belge de l’époque. Le rôle prophétique qui est le sien et qu’elle a pu avoir en d’autres temps est paralysé par les multiples liens, aux diverses faces, qu’elle entretient avec l’État. Et Pierre Sauvage de commenter : « Lui qui, dans l’enthousiasme des premières années de l’Action catholique, a appelé les catholiques à une sorte de conquête du monde, en arrive à souhaiter qu’ils ne soient pas trop nombreux, ni tentés par le pouvoir. » C’est une Église prophétique et libre, capable d’interpeler le monde à partir des principes évangéliques que Jacques Leclercq appelle dorénavant de ses vœux.
Dans le contexte particulier de l’été 1940, la victoire et l’occupation allemandes et la perspective d’une Europe dominée par le nazisme éclairent sans doute les accents dramatiques de l’autre conclusion à laquelle il aboutit : la « nécessité de la persécution pour l’Église ». L’Église ne changera que si elle est ébranlée et cet ébranlement pourrait avoir pour source la persécution : « Il faut souhaiter que cette persécution soit assez profonde et durable pour bouleverser l’Église jusqu’à ce que certains croient être ses fondements. » Il vise par là des modalités de pratique religieuse ou de la vie de l’Église qui n’ont qu’un sens très relatif : « Il faut qu’une secousse violente mette l’Église en danger et qu’on soit obligé de sacrifi er tout l’accessoire pour sauver l’essentiel. » Le même contexte de la guerre explique sans doute les raisons pour lesquelles il n’a pas souhaité rendre ce texte public en 1940. Les idées qu’il contient n’étaient cependant pas vraiment nouvelles ; elles synthétisaient des propos ou des commentaires qu’il avait déjà émis dans plusieurs circonstances sans pourtant les radicaliser comme il le fait ici. Ces idées ouvrent également un programme, une vision nouvelle du rôle de l’Église qui devra être poursuivie plus tard. Plus tard, Jacques Leclercq appréciera certaines ouvertures ou intuitions du concile Vatican II (1962 – 1965) qui rencontrent en partie ses attentes, mais il en mesurera également les limites4.
Ce texte a donc une valeur historique puisqu’il indique comment est apparue chez un homme comme Jacques Leclercq (et, sans doute, les milieux dans lesquels il gravitait) la conscience d’une ®évolution nécessaire et la nécessité de renoncer à des principes ou des formules de vie ecclésiale considérées utiles jusqu’alors, au nom du désir de revenir aux inspirations fondatrices du christianisme. Septante ans plus tard, dans un contexte très différent, les deux questions posées, la pauvreté nécessaire et le rôle de la contrainte dans le changement, ont-elles encore quelque actualité ? Cet examen, risque probablement de travestir ou de dénaturer l’intuition de Jacques Leclercq qui se rapporte au contexte des années 1940. Cependant, c’est parce qu’elle pourrait garder quelque valeur aujourd’hui qu’on risquerait de paraphraser les questions, sans les clôturer.
Quand Jacques Leclercq parle de la pauvreté nécessaire, c’est parce qu’il pense que l’autonomie de l’Église, condition de la qualité de son action spirituelle, passe par le dégagement de ses liens pratiques et symboliques avec les institutions politiques ou les groupes d’intérêts : « On en retire la conviction décisive que la liberté spirituelle de l’Église exige qu’elle soit pauvre, quelle ne reçoive pas de subside de l’État, et quelle ne groupe qu’un nombre de fidèles assez restreints pour que les catholiques comme tels ne puissent exercer une influence décisive sur la vie de l’État. » De son côté, Emmanuel Mounier, le fondateur d’Esprit, écrira en 1950 dans Feu la chrétienté : « Le christianisme qui voudrait s’installer est refoulé vers son drame essentiel, vers sa condition natale : itinérance, faiblesse, pauvreté. » On peut élargir la question : la pauvreté matérielle, pour importante qu’elle soit si on la considère comme une des conditions de la liberté, ne serait-elle pas qu’une des composantes d’une problématique plus large : l’indépendance par rapport à toute forme de pouvoir, la simplicité ou la clarté dans les modes de gouvernement, le renoncement aux diverses formes d’apparat, l’abandon de l’idée que l’on se suffi t à soi-même, le rejet de diverses formes de domination ou de monopole ? Au-delà, mais on est sans doute là très loin des intuitions de Jacques Leclercq, ne s’agit-il pas aussi de dégager la proposition évangélique de formes historiques épuisées ?
Dans le langage de 1940, Jacques Leclercq appelle persécution la contrainte extérieure qui serait à l’origine des changements qu’il pense nécessaires : « Nous devons rentrer dans les catacombes. » Il parle d’une Église alors dominante, présente dans l’ensemble du champ social, de moins en moins capable d’assumer l’essence même du message évangélique. Cette interrogation a‑t-elle encore du sens aujourd’hui dans un contexte social et ecclésial très différent ? Dans nos pays, le christianisme, dans sa version catholique, devient une confession minoritaire même si l’opinion publique le perçoit toujours comme un fait majoritaire, ce qui explique en partie le pouvoir qu’on prête à l’Église. Mais la question de la contrainte comme facteur de changement reste d’une actualité brulante comme l’indiquent les forces de résistance à la mise à l’agenda de l’Église de questions qui n’ont rien à voir avec les questions de la foi chrétienne comme l’ordination des femmes ou la véritable collégialité. Plus profondément, la question n’est pas d’abord d’identifier les chemins d’une réforme de l’Église, mais bien de savoir comment le message évangélique pourrait retrouver la force d’une nouvelle proposition pour le monde. Autrement dit, de découvrir comment il constituerait une ressource de sens qui parle aux hommes de notre temps. Peut-être découvrira-t-on alors que c’est l’identifi cation du christianisme et de son message à des formes ecclésiales particulières qui fait problème. Alors pourra-t-on s’interroger de manière féconde sur les facteurs de transformation et sur les contraintes qui en seraient les leviers.
- Voir la remarquable biographie que lui a consacrée Pierre Sauvage : Jacques Leclercq 1891 – 1971, Un arbre en plein vent, Duculot, 1992. Ce livre, d’un intérêt considérable en raison notamment du portrait qu’il fait de l’univers culturel, philosophique et religieux dans lequel gravite J. Leclercq au long du XXe siècle, dévoile aussi une face peu connue du personnage ; derrière l’écrivain et l’enseignant, se cache un être à la sensibilité profonde, un contemplatif au questionnement permanent.
- Voir les pages 173 – 175.
- On lira avec intérêt le livre consacré par Pierre Sauvage à la revue qui a été l’outil de diffusion de ces idées : Pierre Sauvage, La Cité chrétienne (1926 – 1940), Une revue autour de Jacques Leclercq, Académie royale de Belgique-Duculot, 1987.
- Pierre Sauvage, Jacques Leclercq, op. cit., p. 338.