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Jacques Leclercq, à contrecourant

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - Église par Michel Molitor

septembre 2014

Phi­lo­sophe, théo­lo­gien et socio­logue, l’enseignement et l’action de Jacques Leclercq seront nour­ris par un chris­tia­nisme débar­ras­sé de tout clé­ri­ca­lisme. Il aura une influence consi­dé­rable sur une géné­ra­tion d’intellectuels, notam­ment à tra­vers la revue qu’il fon­de­ra au début des années 1920 : La Cité chré­tienne. En juin 1940, Jacques Leclercq achève une note de cinq pages consa­crée à l’Église catho­lique : « Réflexions sur l’Église ». D’emblée, il estime qu’elles sont alors impu­bliables « parce qu’elles vont à l’encontre de toute la poli­tique ecclé­sias­tique depuis de nom­breux siècles ». 

Dossier

Jacques Leclercq est un prêtre belge (1891 – 1971), né dans la grande bour­geoi­sie libé­rale de Bruxelles, ayant com­men­cé à l’ULB des études de droit qu’il ter­mi­ne­ra à Lou­vain. Ordon­né en 1917, il sera pro­fes­seur aux facul­tés uni­ver­si­taires Saint-Louis de Bruxelles puis à l’université de Lou­vain. Il uti­li­sait sou­vent le para­doxe comme une péda­go­gie et, comme l’a si bien mon­tré son bio­graphe, Pierre Sau­vage, « vigou­reuse et pro­phé­tique, cette voix devait fata­le­ment ren­con­trer l’opposition de divers milieux conser­va­teurs1 ». La géné­ra­tion qui fon­de­ra La Revue nou­velle en 1945 se récla­me­ra ouver­te­ment de lui et de sa pensée. 

On trou­ve­ra ci-des­sous une note, « Réflexions sur l’Église », lar­ge­ment inédite, conser­vée aux Archives Jacques Leclercq, à l’Institut supé­rieur de phi­lo­so­phie de l’université de Lou­vain. Elle nous a été com­mu­ni­quée par son biographe. 

Dans sa bio­gra­phie, Pierre Sau­vage avait cité des extraits signifi­ca­tifs de cette note en sou­li­gnant com­bien ces pages mar­quaient un tour­nant impor­tant dans la pen­sée de Jacques Leclercq2. En effet, depuis le milieu des années vingt, dans la fou­lée du mou­ve­ment de l’Action catho­lique lan­cé par Pie XI, il avait embrayé sur une concep­tion de la mis­sion de l’Église — et des chré­tiens : la chris­tia­ni­sa­tion de la socié­té ou la construc­tion d’une « Cité chré­tienne3 ». Main­te­nant, Jacques Leclercq écrit : « L’État chré­tien est inévi­ta­ble­ment une cause de déca­dence pour l’Église. » Il explique que pour accom­plir sa mis­sion, l’Église doit être abso­lu­ment indé­pen­dante des « puis­sances tem­po­relles ». Mais, ajoute-t-il, « Cette indé­pen­dance n’est pos­sible que si l’Église ne groupe qu’un nombre rela­ti­ve­ment res­treint de fidèles et vit dans une assez grande pau­vre­té ». Pour Leclercq, « l’importance sociale de l’Église » la conduit fata­le­ment à entre­te­nir des rela­tions d’interdépendance avec l’État qui en altèrent pro­fon­dé­ment la mis­sion et l’esprit. Il a évi­dem­ment sous les yeux l’image de l’Église de Bel­gique qui occupe une posi­tion de force au sein de la socié­té belge de l’époque. Le rôle pro­phé­tique qui est le sien et qu’elle a pu avoir en d’autres temps est para­ly­sé par les mul­tiples liens, aux diverses faces, qu’elle entre­tient avec l’État. Et Pierre Sau­vage de com­men­ter : « Lui qui, dans l’enthousiasme des pre­mières années de l’Action catho­lique, a appe­lé les catho­liques à une sorte de conquête du monde, en arrive à sou­hai­ter qu’ils ne soient pas trop nom­breux, ni ten­tés par le pou­voir. » C’est une Église pro­phé­tique et libre, capable d’interpeler le monde à par­tir des prin­cipes évan­gé­liques que Jacques Leclercq appelle doré­na­vant de ses vœux. 

Dans le contexte par­ti­cu­lier de l’été 1940, la vic­toire et l’occupation alle­mandes et la pers­pec­tive d’une Europe domi­née par le nazisme éclairent sans doute les accents dra­ma­tiques de l’autre conclu­sion à laquelle il abou­tit : la « néces­si­té de la per­sé­cu­tion pour l’Église ». L’Église ne chan­ge­ra que si elle est ébran­lée et cet ébran­le­ment pour­rait avoir pour source la per­sé­cu­tion : « Il faut sou­hai­ter que cette per­sé­cu­tion soit assez pro­fonde et durable pour bou­le­ver­ser l’Église jusqu’à ce que cer­tains croient être ses fon­de­ments. » Il vise par là des moda­li­tés de pra­tique reli­gieuse ou de la vie de l’Église qui n’ont qu’un sens très rela­tif : « Il faut qu’une secousse vio­lente mette l’Église en dan­ger et qu’on soit obli­gé de sacrifi er tout l’accessoire pour sau­ver l’essentiel. » Le même contexte de la guerre explique sans doute les rai­sons pour les­quelles il n’a pas sou­hai­té rendre ce texte public en 1940. Les idées qu’il contient n’étaient cepen­dant pas vrai­ment nou­velles ; elles syn­thé­ti­saient des pro­pos ou des com­men­taires qu’il avait déjà émis dans plu­sieurs cir­cons­tances sans pour­tant les radi­ca­li­ser comme il le fait ici. Ces idées ouvrent éga­le­ment un pro­gramme, une vision nou­velle du rôle de l’Église qui devra être pour­sui­vie plus tard. Plus tard, Jacques Leclercq appré­cie­ra cer­taines ouver­tures ou intui­tions du concile Vati­can II (1962 – 1965) qui ren­contrent en par­tie ses attentes, mais il en mesu­re­ra éga­le­ment les limites4.

Ce texte a donc une valeur his­to­rique puisqu’il indique com­ment est appa­rue chez un homme comme Jacques Leclercq (et, sans doute, les milieux dans les­quels il gra­vi­tait) la conscience d’une ®évo­lu­tion néces­saire et la néces­si­té de renon­cer à des prin­cipes ou des for­mules de vie ecclé­siale consi­dé­rées utiles jusqu’alors, au nom du désir de reve­nir aux ins­pi­ra­tions fon­da­trices du chris­tia­nisme. Sep­tante ans plus tard, dans un contexte très dif­fé­rent, les deux ques­tions posées, la pau­vre­té néces­saire et le rôle de la contrainte dans le chan­ge­ment, ont-elles encore quelque actua­li­té ? Cet exa­men, risque pro­ba­ble­ment de tra­ves­tir ou de déna­tu­rer l’intuition de Jacques Leclercq qui se rap­porte au contexte des années 1940. Cepen­dant, c’est parce qu’elle pour­rait gar­der quelque valeur aujourd’hui qu’on ris­que­rait de para­phra­ser les ques­tions, sans les clôturer. 

Quand Jacques Leclercq parle de la pau­vre­té néces­saire, c’est parce qu’il pense que l’autonomie de l’Église, condi­tion de la qua­li­té de son action spi­ri­tuelle, passe par le déga­ge­ment de ses liens pra­tiques et sym­bo­liques avec les ins­ti­tu­tions poli­tiques ou les groupes d’intérêts : « On en retire la convic­tion déci­sive que la liber­té spi­ri­tuelle de l’Église exige qu’elle soit pauvre, quelle ne reçoive pas de sub­side de l’État, et quelle ne groupe qu’un nombre de fidèles assez res­treints pour que les catho­liques comme tels ne puissent exer­cer une influence déci­sive sur la vie de l’État. » De son côté, Emma­nuel Mou­nier, le fon­da­teur d’Esprit, écri­ra en 1950 dans Feu la chré­tien­té : « Le chris­tia­nisme qui vou­drait s’installer est refou­lé vers son drame essen­tiel, vers sa condi­tion natale : iti­né­rance, fai­blesse, pau­vre­té. » On peut élar­gir la ques­tion : la pau­vre­té maté­rielle, pour impor­tante qu’elle soit si on la consi­dère comme une des condi­tions de la liber­té, ne serait-elle pas qu’une des com­po­santes d’une pro­blé­ma­tique plus large : l’indépendance par rap­port à toute forme de pou­voir, la sim­pli­ci­té ou la clar­té dans les modes de gou­ver­ne­ment, le renon­ce­ment aux diverses formes d’apparat, l’abandon de l’idée que l’on se suffi t à soi-même, le rejet de diverses formes de domi­na­tion ou de mono­pole ? Au-delà, mais on est sans doute là très loin des intui­tions de Jacques Leclercq, ne s’agit-il pas aus­si de déga­ger la pro­po­si­tion évan­gé­lique de formes his­to­riques épuisées ? 

Dans le lan­gage de 1940, Jacques Leclercq appelle per­sé­cu­tion la contrainte exté­rieure qui serait à l’origine des chan­ge­ments qu’il pense néces­saires : « Nous devons ren­trer dans les cata­combes. » Il parle d’une Église alors domi­nante, pré­sente dans l’ensemble du champ social, de moins en moins capable d’assumer l’essence même du mes­sage évan­gé­lique. Cette inter­ro­ga­tion a‑t-elle encore du sens aujourd’hui dans un contexte social et ecclé­sial très dif­fé­rent ? Dans nos pays, le chris­tia­nisme, dans sa ver­sion catho­lique, devient une confes­sion mino­ri­taire même si l’opinion publique le per­çoit tou­jours comme un fait majo­ri­taire, ce qui explique en par­tie le pou­voir qu’on prête à l’Église. Mais la ques­tion de la contrainte comme fac­teur de chan­ge­ment reste d’une actua­li­té bru­lante comme l’indiquent les forces de résis­tance à la mise à l’agenda de l’Église de ques­tions qui n’ont rien à voir avec les ques­tions de la foi chré­tienne comme l’ordination des femmes ou la véri­table col­lé­gia­li­té. Plus pro­fon­dé­ment, la ques­tion n’est pas d’abord d’identifier les che­mins d’une réforme de l’Église, mais bien de savoir com­ment le mes­sage évan­gé­lique pour­rait retrou­ver la force d’une nou­velle pro­po­si­tion pour le monde. Autre­ment dit, de décou­vrir com­ment il consti­tue­rait une res­source de sens qui parle aux hommes de notre temps. Peut-être décou­vri­ra-t-on alors que c’est l’identifi cation du chris­tia­nisme et de son mes­sage à des formes ecclé­siales par­ti­cu­lières qui fait pro­blème. Alors pour­ra-t-on s’interroger de manière féconde sur les fac­teurs de trans­for­ma­tion et sur les contraintes qui en seraient les leviers.

  1. Voir la remar­quable bio­gra­phie que lui a consa­crée Pierre Sau­vage : Jacques Leclercq 1891 – 1971, Un arbre en plein vent, Ducu­lot, 1992. Ce livre, d’un inté­rêt consi­dé­rable en rai­son notam­ment du por­trait qu’il fait de l’univers cultu­rel, phi­lo­so­phique et reli­gieux dans lequel gra­vite J. Leclercq au long du XXe siècle, dévoile aus­si une face peu connue du per­son­nage ; der­rière l’écrivain et l’enseignant, se cache un être à la sen­si­bi­li­té pro­fonde, un contem­pla­tif au ques­tion­ne­ment permanent.
  2. Voir les pages 173 – 175.
  3. On lira avec inté­rêt le livre consa­cré par Pierre Sau­vage à la revue qui a été l’outil de dif­fu­sion de ces idées : Pierre Sau­vage, La Cité chré­tienne (1926 – 1940), Une revue autour de Jacques Leclercq, Aca­dé­mie royale de Bel­gique-Ducu­lot, 1987.
  4. Pierre Sau­vage, Jacques Leclercq, op. cit., p. 338.

Michel Molitor


Auteur

Sociologue. Michel Molitor est professeur émérite de l’UCLouvain. Il a été directeur de {La Revue nouvelle} de 1981 à 1993. Ses domaines d’enseignement et de recherches sont la sociologie des organisations, la sociologie des mouvements sociaux, les relations industrielles.