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J’embrasse pas

Numéro 3 – 2020 - confinement Covid-19 pandémie par Barbara Sylvain

avril 2020

J’embrasse pas, pro­mis. Je confine. Comme 3 mil­liards d’individus sur cette pla­nète, soit près de la moi­tié de la popu­la­tion de la Terre. Jour après jour, nuit après nuit. Je me confine, tu te confines, il/elle se confine, nous nous confi­nons, vous vous confi­nez, ils/elles se confinent. Chez nous. Quand on en a un de chez nous. […]

Dossier

J’embrasse pas, promis.

Je confine. Comme 3 mil­liards d’individus sur cette pla­nète, soit près de la moi­tié de la popu­la­tion de la Terre. Jour après jour, nuit après nuit. Je me confine, tu te confines, il/elle se confine, nous nous confi­nons, vous vous confi­nez, ils/elles se confinent. Chez nous. Quand on en a un de chez nous. Et déjà s’affiche, cruelle, l’inégalité qui ne cesse de se réper­cu­ter comme des domi­nos. Jar­din, ter­rasse ou bal­con ? Mai­son ou appar­te­ment, trois chambres ou moins ? Ou pas ? Ou… rien ! Oui, rien pour beau­coup trop de monde encore. Des voi­sins, des amis, un amour, des enfants, du bou­lot ou pas, ou plus du tout, perdu ?

C’est tom­bé comme un cou­pe­ret et pour­tant je m’en dou­tais lorsque, incré­dule, je regar­dais au tra­vers de mon petit écran l’Asie mas­quée et frap­pée par cet étrange virus : Wuhan, Pékin, Hong Kong, Séoul…

Et nous, dans notre grande naï­ve­té — #orgueil — nous pen­sions peut-être voir ce poi­son pris dans les filets de notre bonne vieille Europe. Un peu comme Tcher­no­byl avec ses nuages radio­ac­tifs méga puis­sants blo­qués aux portes de nos fron­tières infran­chis­sables. J’ai tou­jours été sidé­rée par cette his­toire, mais quelle est cette idée si arro­gante de nous faire croire que nous sommes indestructibles ?

Même l’Organisation mon­diale de la san­té devant la pro­pa­ga­tion dévas­ta­trice de ce virus, dont tous les jour­na­listes à la radio écorchent le nom — vous avez remar­qué ? — avait déci­dé jusqu’à il y a peu qu’il était encore « trop tôt » pour décré­ter qu’il s’agissait d’une urgence de san­té publique de por­tée internationale.

Pour­tant, le 16 mars, d’un coup, d’un seul, tout s’est arrê­té. C’est deve­nu très vite très concret pour moi et pour beau­coup d’autres. Mes pro­jets artis­tiques ont stop­pé net et les dates de spec­tacles s’annulent. Les théâtres ferment, tout comme les biblio­thèques, les ciné­mas, les musées, les res­tau­rants, les bou­tiques. Voi­là. Il aura fal­lu ça pour que l’on s’arrête. Un petit virus coif­fé d’une cou­ronne d’épines ravage le monde.

Chan­ge­ment radi­cal, sus­pen­sion du temps, nos vies s’arrangent et nos appar­te­ments se rangent. Je net­toie et j’aseptise / le microbe ne vien­dra pas chez moi.

Pro­mis. J’embrasse pas.

Et après ? Ben… c’est-à-dire que là tu vois… Je ne sais pas… Je ne sais vrai­ment pas com­ment… Enfin… Je cale. Même pour écrire cet article, je cale. Jour après jour de moins en moins de choses ont d’importance, comme si ce qui nous arrive aujourd’hui est tel­le­ment fort qu’il faut un peu de dis­tance et de silence pour mettre de l’ordre dans mes pen­sées. Et pour ça je dois faire place nette. Fré­né­sie de ran­ge­ment… Je trie mes vête­ments, mes papiers, mes pho­tos, mes revues, mes cartes pos­tales. Je tombe nez à nez avec une carte de vœux 2020 repré­sen­tant un astro­naute qui tient au bout d’un fil un bal­lon en forme de crois­sant de lune. Der­rière lui, une forêt de grands sapins dont les cimes sont encore dans la brume où il est écrit « Une nou­velle année pleine de sur­prises ». Jolie pré­dic­tion. Je dis­tingue déjà le super­flu de l’essentiel. Oui, c’est vrai j’ai per­du pas mal de bou­lot et oui c’est vrai je ne sais vrai­ment pas com­ment nous allons nous dépê­trer de tout ce grand, très grand fou­toir. Et en même temps il y a comme un sou­la­ge­ment. Sou­la­gée d’arrêter cette course fré­né­tique qui n’avait de cesse de me sor­tir de moi-même. Je tremble. Il se passe quelque chose d’étrange, je le sens. Grosse époque ! Nous vivons un moment sur­réa­liste et sans concession.

Un ami m’a racon­té (au télé­phone) que le 12 jan­vier 2020 avait eu lieu la fameuse conjonc­tion Saturne/Pluton en Capri­corne. C’est énorme, m’a‑t-il dit, sur un ton que j’ai pris très au sérieux et qui m’a fait ima­gi­ner le pire. Ce sont des pla­nètes très lentes qui mettent long­temps à faire le tour du soleil et quand elles se croisent c’est ter­rible. Après le foi­son­ne­ment jupi­té­rien, l’austérité des satur­nales a frap­pé et fort. Pour preuve, en 1518, ce même ren­dez-vous avait eu lieu au som­met des astres, il en a résul­té de grands bou­le­ver­se­ments socio­po­li­tiques et reli­gieux avec, entre autres, l’excommunication de Luther et sa mise au ban de l’Empire, la Réforme sui­vie de l’Inquisition ou encore la des­truc­tion des empires maya et aztèque. Ce n’est pas rien quand même !

Oui, il se passe quelque chose de fort.

Le monde se reçoit un jet de vitriol en pleine face. Son effet cor­ro­sif met à nu les imper­fec­tions criantes dénon­cées depuis si long­temps. Vous avez enten­du, vous, ce fra­cas ? Moi oui. Je la vois la fonte de la ban­quise et les iles de plas­tique. C’est fla­grant sauf pour ceux qui dirigent ce monde ou croient le diri­ger. Ceux-là n’entendent rien des lois de la nature. Igno­rance tra­gique qui nous mène à bien des catastrophes.

Cou­rir tou­jours plus vite mal­gré la mon­tée des eaux et la Terre qui se dérobe sous nos pieds, cou­rir encore mal­gré les tsu­na­mis, les sèche­resses, les feux de forêts, les inon­da­tions, les exodes et les guerres. Et quand la machine s’enraie, ce ne sont pour­tant pas ceux-là qui sont en pre­mière ligne, mais bien les plus « petits », ceux qui gagnent si mal leur vie en tra­vaillant pour­tant si dur ! Ce sont eux qui sont au front pour col­ma­ter les brèches et prendre soin des autres. Leurs cris déses­pé­rés pour de meilleures condi­tions de tra­vail et de meilleurs salaires sonnent aujourd’hui si tris­te­ment à mes oreilles.

Et moi ? Je fais quoi ? Je tourne comme un lion en cage. Je suis par­ta­gée entre la volon­té d’agir et un immense sen­ti­ment d’impuissance, mon corps balance entre latence et urgence. Troubles.

Je pour­rais peut-être faire comme la roman­cière Valé­rie Man­teau qui découpe des ban­de­roles dans ses rideaux pour y ins­crire des reven­di­ca­tions qu’elle pend à ses fenêtres : « on est là, même si ya le coro­na, on est là, sou­tien aux soi­gnants pour l’hôpital + d’argent ».

Oui, c’est une bonne idée, mais j’ai tout à coup un doute quand je vois devant chez moi les gens faire la queue chez le bou­cher. Le mètre cin­quante est scru­pu­leu­se­ment res­pec­té. On tient bon et on bouffe. Et on compte aus­si. On compte beau­coup en ce moment. Les jours, les euros, les masques, les pays confi­nés, les malades, les gué­ris et les morts. J’ai la tête dans les cal­culs et je scrute les courbes gra­phiques du jour­nal Le Monde qui s’affichent « en live » pour mon­trer la pro­gres­sion ver­ti­gi­neuse du vilain. Insup­por­table pic de contagion !

J’embrasse pas. Pro­mis. Social dis­tan­cing. Repli chez soi, à l’intérieur de soi.

Et main­te­nant alors ? Je fais quoi ? J’ai les yeux col­lés sur mon écran. Sur la toile inter­net, j’ai le choix : je peux dan­ser avec une chaise sur une cho­ré­gra­phie d’Anne The­re­sa de Keers­ma­ker, écou­ter des conseils boud­dhistes, apprendre une nou­velle tech­nique de Chi gong, lire des poèmes de Bukows­ki allon­gée sur mon lit, étu­dier un tuto­riel pour confec­tion­ner des masques de pro­tec­tion à par­tir d’un bon­net de sou­tien-gorge — j’avoue que je n’y aurais pas pen­sé —, regar­der en boucle Fred Astaire et Gin­ger Rogers dan­ser dans Smoke gets in your eyes. Déli­cieux petits bruits de leurs talons qui frappent avec grâce le sol du dan­cing. Col­lés ser­rés l’un contre l’autre, la tête de Gin­ger sur l’épaule de Fred, ils sou­rient naïfs et confiants dans un ave­nir joyeux et pro­met­teur où la neige tombe encore à Noël. My oh my, that was love­ly !, s’écrie Gin­ger en s’affalant dans un fauteuil.

Et je lâche. Ma tête se vide de toutes ces peurs. Je fais des pauses et m’astreins à ne lire qu’un article de presse par jour pas plus. J’arrête de faire bonne figure der­rière mon écran et prends aus­si des dis­tances avec mon ordinateur.

Regar­der le ciel et les nuages qui passent. Il en pas­se­ra tant d’autres et nous aussi.

Voir les bour­geons de ma plante éclore avec une force constante.

Écou­ter les feuilles qui bruissent dans la cour d’à côté, la conver­sa­tion télé­pho­nique de ma voi­sine au bal­con. Et mon chat, tou­jours lové et grog­gy dans le cana­pé, étour­di par la cha­leur du soleil, il semble me dire « moi, tu sais le confi­ne­ment je connais, c’est pas si ter­rible que ça ! ».

Ma cer­velle prend de l’espace.

Lâcher c’est si bon.

Ne plus regar­der l’heure. Juste l’inclinaison du soleil, heu­reu­se­ment il est là.

Je me plonge dans les livres qui ont échap­pé au tri, comme à chaque fois, et me baigne dans les mots des autres. Ils me per­mettent d’absorber les chocs.

Je relis Goliar­da Sapien­za qui, dans L’Université de Rebib­bia, retrace le récit de son séjour pas­sé dans la plus grande pri­son de femmes en Ita­lie à la suite d’un vol de bijoux. Expé­rience salu­taire qu’elle trans­forme en un véri­table moment de grâce et de liber­té. Je ne peux m’empêcher de faire le paral­lèle avec le confi­ne­ment que nous vivons aujourd’hui. Com­ment trou­ver cette liber­té pour pen­ser autre­ment et à autre chose ? Com­ment pro­fi­ter de ce temps pour écrire et créer ? Je veux res­ter debout, les yeux grands ouverts pour vivre plei­ne­ment ce grand retournement.

Pen­ser au renou­veau me donne de l’air. Les ini­tia­tives popu­laires et soli­daires me récon­fortent. Je veux croire que nous ne man­que­rons pas d’idées pour redres­ser la barre.

Je me sou­viens alors de cette vidéo où l’on voit cette chan­teuse ita­lienne pen­chée à son bal­con, son petit gar­çon à ses côtés tenant à bout de bras l’enceinte dif­fu­sant la musique de la Tra­via­ta. Elle chante à plein pou­mons avec tant d’amour et de joie. Je cha­vire. On ne se pri­ve­ra pas de ces merveilles.

Barbara Sylvain


Auteur

autrice, comédienne et metteuse en scène, présidente du Comité belge de la Société des auteurs et compositeurs dramtiques (SACD), codirectrice artistique du collectif Oh my god.