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Italie. Vit-on l’après-Berlusconi ?
Conséquence de sa condamnation définitive pour fraude fiscale, la déchéance de Berlusconi de son mandat de sénateur, votée par le Sénat le 27 novembre 2013, ne signifie pas la fin de sa carrière politique. Les raisons en sont simples : son empire médiatique et son immense patrimoine financier qui lui ont permis de dominer la vie […]

Conséquence de sa condamnation définitive pour fraude fiscale, la déchéance de Berlusconi de son mandat de sénateur, votée par le Sénat le 27 novembre 2013, ne signifie pas la fin de sa carrière politique. Les raisons en sont simples : son empire médiatique et son immense patrimoine financier qui lui ont permis de dominer la vie politique italienne pendant vingt ans sont intacts. Il serait toutefois erroné de croire que cette expulsion ne diminuerait pas son poids politique. Deux autres faits politiques majeurs sont survenus au même moment. Juste avant sa déchéance, le Parti de centre-droit s’est scindé en deux, donnant naissance au « Nouveau Centre-droit » et à « Forza Italia » ressuscitée par Berlusconi. Ensuite, le 4 décembre 2013, la Cour constitutionnelle a annoncé un arrêt déclarant l’illégitimité de la loi électorale votée en 2005 par une majorité de centre-droit1. Ces trois évènements permettent de tracer le bilan de l’impact de cet homme politique sur la démocratie et de la situation dans laquelle le pays se trouve aujourd’hui. Après ces vingt dernières années, la démocratie italienne est devenue un ensemble d’éléments élitistes et populistes peu rassurant. Certes ces éléments existent dans d’autres démocraties occidentales. L’«anomalie » italienne consiste probablement à la fois dans leur intensité, leur combinaison et dans leurs relations avec un mal endémique du pays, l’éternelle irritation face aux « règles », aux limites mises à la liberté individuelle en vue de la réalisation d’un but collectif.
Une démocratie médiatique
Le trait le plus évident de la transformation de la démocratie italienne concerne la structure et les espaces du débat public. Elle se présente comme une démocratie fort médiatisée, c’est-à-dire caractérisée par le rôle dominant des médias, et de la télévision en particulier, dans la formation de l’opinion publique et dans la construction du consensus politique. Ce n’est pas une particularité propre à l’Italie, mais les dimensions du phénomène sont impressionnantes si l’on considère qu’un parti politique s’est identifié avec la plus grande entreprise de télécommunication du pays. La télévision est ainsi devenue le lieu de la discussion politique avec des conséquences non négligeables sur la structure et la qualité du débat : le temps de discussion est réduit, rythmé par la publicité ; les concepts sont banalisés pour atteindre la force communicative des messages publicitaires qui les entrecoupent ; les participants au débat sont des professionnels de la politique, tandis que les citoyens sont réduits au rôle de simples spectateurs. En somme, ces caractéristiques sont à l’opposé de celle que le débat public devrait présenter dans une démocratie délibérative, c’est-à-dire centrées sur la qualité du débat entre partisans et adversaires politiques2.
Une démocratie non égalitaire
Cette identification entre l’entreprise de télévision Mediaset et le parti Forza Italia a en outre entrainé une évidente inégalité entre les différents participants au débat, une disproportion frappante existant entre les moyens à disposition des différents groupes et partis politiques. Un des partis en compétition a disposé directement (c’est encore le cas aujourd’hui) des plus importantes chaines de télévision, les a utilisées pour diffuser sans arrêt l’image et les discours de son chef, et pour décider des thèmes de l’agenda politique. De plus, ce parti a pu aussi bénéficier d’un milieu culturel, ces chaines ayant renforcé dans la société depuis les années 1980 certaines valeurs dont Forza Italia était le représentant organique : l’individualisme, l’attente de la satisfaction personnelle grâce à la consommation de biens ; la famille traditionnelle, etc.3
Une démocratie moins parlementaire qu’autrefois
D’un point de vue plus strictement institutionnel, la démocratie italienne a vu une croissance constante du pouvoir de l’exécutif et du président de la République, et une réduction presque symétrique de celui du Parlement. D’un côté, tant la mention, sur les bulletins de vote, du nom du chef de gouvernement proposé aux électeurs que le recours étendu aux instruments du décret et de la délégation législative ont renforcé le rôle du gouvernement par rapport à l’Assemblée législative, à la fois d’un point de vue symbolique et matériel ; cette évolution a été facilitée par un Parlement très discrédité en raison de sa composition. D’un autre côté, sous la présidence de Giorgio Napolitano (ancien membre du Parti communiste italien et puis du Parti démocratique), on a assisté à une interprétation large des prérogatives que la Constitution assigne au président de la République. Deux preuves les plus évidentes de cette évolution ont été, premièrement, la gestion de la crise par le dernier gouvernement Berlusconi sous la pression européenne et la formation du gouvernement Monti4. Deuxièmement, la formation du gouvernement actuel (dirigé par Enrico Letta) après des résultats électoraux qui ne donnaient pas lieu à une majorité claire au Parlement. Divers éléments ont contribué à cette évolution, la délégitimation du Parlement, la crise économique et financière, et la méfiance des partenaires européens envers le gouvernement de Silvio Berlusconi. On serait tenté de noter que, même dans cette évolution, il n’y a rien de surprenant ; la tendance à la réduction du rôle du Parlement est présente dans toutes les démocraties occidentales. Il reste que, dans un système encore formellement parlementaire, cela signifie banaliser l’institution du « discours politique », qui devrait être au centre du système politique. Or, en particulier en Italie, le rôle du Parlement se limite parfois à ratifier des choix pris par d’autres institutions : le gouvernement et, dans des situations de crise, par les leadeurs politiques sous l’influence, ou même la direction, du président de la République.
Une démocratie élitaire
Pendant les deux dernières décennies, le rôle des élites, et surtout des cercles étroits constituant la direction des partis politiques, s’est considérablement accru. Dans un système politique dominé par Forza Italia, véritable parti-entreprise, cela signifie que les dirigeants d’un groupe économique se sont trouvés dépositaires d’un pouvoir politique sans précédent5. Ce phénomène a été ultérieurement formalisé par la loi électorale de 2005. Cette loi, qui a régi l’élection du Parlement actuel et du précédent, a conféré aux partis politiques le pouvoir de présenter des « listes bloquées » de candidats, c’est-à-dire qui fixent l’ordre des candidats, de façon à ce que les électeurs ne puissent pas exprimer leur préférence pour un candidat en particulier.
Certes, cette pratique existe dans d’autres pays européens. Comme l’a noté la Cour européenne des droits de l’homme, sur les vingt-deux États ayant un système comparable à celui de l’Italie, treize connaissent explicitement les listes bloquées. Toutefois, la situation en Italie est bien différente. Non seulement parce que la fermeture des listes vaut pour les deux chambres du Parlement, tandis que, dans plusieurs États qui y recourent, le système n’est admis que pour une chambre, mais surtout en raison du contexte dans lequel cette fermeture opère. Deux éléments doivent être soulignés. D’abord, le rôle fondamental ainsi attribué aux partis politiques n’a pas été accompagné par une loi assurant leur démocratie interne. Les candidats peuvent être nommés par un directoire, plus ou moins étendu, ou même par un seul homme, en fonction des statuts propres à chaque parti et des rapports de force y existant. Ensuite, ce pouvoir des partis, et d’une élite en leur sein, est renforcé par le mécanisme des primes à la majorité que la loi prévoyait. L’obtention de ces primes n’était pas conditionnée par l’atteinte d’un seuil minimum de consensus. En d’autres termes, le parti ou la coalition qui obtenait une voix de plus que les autres emportait la prime (à la Chambre des députés, elle était attribuée au parti qui obtenait le plus grand nombre de votes au niveau national ; celui-ci avait droit à 340 des 640 sièges, ce qui correspond à 54% des sièges). On peut aisément se rendre compte qu’un Parlement ainsi élu correspond plus à la volonté des élites des partis qu’à la volonté du peuple exprimée par les élections.
Une démocratie populiste
La démocratie italienne est traversée enfin par une montée de messages et de modèles populistes. S’il n’est pas difficile de voir dans Berlusconi un dirigeant typiquement populiste, il n’est ni le premier ni le dernier. L’exemple le plus clair est représenté aujourd’hui par le « Mouvement cinq étoiles », qui, d’un côté, vit à l’ombre d’un grand chef non élu, mais acclamé et, d’un autre côté, agite le drapeau d’une fausse démocratie directe électronique6, organisant des consultations en ligne, dont tant la régularité que l’ampleur de participation semblent contestables. Pourtant, comme dans le plus classique des scénarios populistes, ce Mouvement fait passer ces consultations pour l’expression authentique de la volonté populaire, à l’encontre des processus décisionnels plus complexes, stigmatisés comme expression d’une politique vieillie, tortueuse, byzantine.
Une crise de « légalité »
Que représente la crise de la démocratie italienne sinon une crise de légalité ? Que montre-t-elle sinon qu’il est courant de refuser les règles sur lesquelles le jeu complexe de la démocratie se fonde ; sinon qu’elle se contente des seules conditions de sa régularité formelle, sans aucune attention aux règles disciplinant les modalités de formation du consensus politique, la qualité et le degré d’ouverture du débat public ?
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé à maintes reprises que le droit à des élections libres, consacré par l’article 3 du Protocole numéro 1 à la Convention européenne des droits de l’homme, ne peut qu’être règlementé, afin d’assurer l’«authenticité du processus électoral ». L’étendue de ce concept d’authenticité est bien plus large que celle du concept de régularité formelle, entendu comme « élections libres et équitables » (« free and fair »). Au sens large, l’«authenticité du processus électoral » est un ensemble plus vaste de règles disciplinant tant la compétition électorale, dans tous ses aspects, que certaines libertés publiques, dans leur fonction politique, que les garanties contre les abus commis par les élus. En ce qui concerne la compétition électorale, les règles ne se limitent pas à la garantie du strict respect des procédures de vote, mais elles concernent aussi l’accès à la compétition, en établissant par exemple des causes d’exclusion ou de déchéance de candidats. Parmi les libertés publiques les plus directement liées au fonctionnement du débat public, la liberté d’expression est la plus touchée par les règles démocratiques. Son aménagement pour garantir l’authenticité du processus démocratique comprend la règlementation de la publicité électorale, en particulier l’accès aux médias, la transparence des financements, la fixation de seuils de financement maximum, etc.; tandis que les innovations technologiques demandent de nouvelles règles concernant l’utilisation des nouveaux moyens de communication dans le processus démocratique.
Tant les idées formulées par les politologues sur le contenu précis de ces règles que les choix concrets effectués par les États démocratiques varient, selon le poids différent attribué aux valeurs de « liberté » et d’«égalité », et selon les différentes traditions politiques et culturelles. Mais, dans tous les cas de figure, l’identification d’un régime politique véritablement démocratique avec un rendez-vous électoral pur et simple semble exclue.
Lors de l’entrée de Berlusconi dans la vie politique, certaines de ces règles existaient déjà et sont devenues la cible de ses attaques virulentes. On peut se limiter à rappeler ses offensives à répétition contre le pouvoir judiciaire jusqu’à la réaction à sa condamnation définitive par la Cour de cassation. Mais à cette époque, pas plus qu’aujourd’hui, il n’existait de règles en matière de concentration des médias et de démocratie à l’intérieur des partis politiques.
Responsabilités
Qui porte la responsabilité de la situation que l’on vient de décrire ? Si l’on pose la question de la démocratie italienne comme une question de « légalité » démocratique, c’est-à-dire en termes d’existence et de respect des règles nécessaires à son fonctionnement, on se rend compte que les responsabilités sont partagées. Il faut vérifier quelles règles existaient au moment de l’accession au pouvoir de Berlusconi.
Il faut remonter dans le temps et identifier dans le système de pouvoir qui a précédé l’avènement du phénomène Forza Italia un des éléments responsables de la situation actuelle. Berlusconi peut être considéré comme le produit du système de gouvernement fondé sur l’alliance entre la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste. Il a largement bénéficié des relations étroites qu’il avait établies avec le secrétaire du parti socialiste, Bettino Craxi. La construction de son empire médiatique en l’absence de toute loi règlementant l’accès à la propriété des moyens de diffusion d’informations repose sur ces relations.
Mais ce vide juridique n’a pas été comblé, et Berlusconi n’a pas été le seul Premier ministre durant ces deux décennies en raison d’une alternance formelle avec le Parti démocratique. Comment alors ne pas voir dans ce parti un responsable direct de la situation actuelle ? Comment ne pas voir sa soumission au Cavaliere ? Ce parti est, en effet, responsable de n’avoir eu ni la fermeté ni la force politique d’approuver, quand il était au gouvernement, des lois règlementant la propriété des moyens de diffusion d’informations et l’incompatibilité entre le statut de propriétaire d’un empire médiatique et celui de Premier ministre ou de président de la République.
En revanche, dans les attaques, la contestation, la dérision même des règles existantes, Berlusconi a joué un rôle primordial. Et pourtant, même ici, il partage cette responsabilité avec un autre sujet politique, non des moindres : le corps électoral lui-même. C’est le peuple italien qui a voulu croire à cet homme, même à ses thèses sur l’existence d’un complot du pouvoir judiciaire (qui serait, en grande partie, peuplé de communistes) contre sa personne et ses biens. Ce sont les femmes et les hommes qui, en le voyant faire un clin d’œil à ceux qui fraudent fisc, ont imaginé pouvoir faire de même.
Est-ce qu’on peut sortir de la crise ?
Les deux éléments dont on est parti dans cette brève analyse, la déchéance de Berlusconi et l’annonce par la Cour constitutionnelle d’un arrêt déclarant l’illégitimité de la loi électorale, posent déjà deux premiers pas de sortie.
Le vote du Sénat constitue l’application d’une règle démocratique fixée par la loi, même si sa légitimité a été contestée, à cause de sa nature rétroactive. Sans entrer dans le vif de cette question, tant qu’elle n’est pas déclarée illégitime, il faut la respecter.
Quant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, déclarant l’illégitimité à la fois du mécanisme des listes bloquées et des primes à la majorité à la Chambre des députés et au Sénat7, elle nous rappelle dès maintenant qu’il faut prendre au sérieux les articles de la Constitution concernant les rapports politiques — un message aussi simple qu’encourageant au vu de la situation générale. Bien qu’il s’agisse de principes, c’est-à-dire d’énoncés indéterminés (ce qui arrive souvent avec les règles constitutionnelles) et que la matière dont ils parlent soit politiquement sensible, ces normes constitutionnelles demandent que la loi électorale ne produise pas, par le jeu combiné de plusieurs mécanismes (différentes primes de majorité pour les deux Chambres, listes bloquées, etc.), un écart inacceptable entre la composition du Parlement et la volonté populaire.
Deux pas en avant dans l’application des règles démocratiques existantes. Pour ce qui est des règles absentes, la Cour constitutionnelle n’a pas de rôle à jouer dans le vide juridique, et le match se dispute au Parlement et dans la société civile ; deux lieux où la situation actuelle ne semble pas faciliter une solution positive. En effet, pour ce qui est du Parlement, la force économique et médiatique que garde Berlusconi, d’une part, et la ligne politique décidée par le Parti démocratique, d’autre part, demeurent deux obstacles empêchant, au moins pendant cette législature, l’adoption de lois importantes règlementant la concurrence dans l’audiovisuel et la démocratie dans les partis politiques. Cela vaut aussi pour le Mouvement de Grillo pour ce qui concerne l’utilisation d’internet dans le processus démocratique.
Pour ce qui est de la société civile, qui pourrait en principe donner l’impulsion nécessaire au Parlement, elle ne paraît pas capable de jouer ce rôle. Fatigués par l’échec de leurs tentatives précédentes (tout au début de l’aventure berlusconienne), déçus par les partis politiques, les secteurs de la société les plus attentifs à ces questions se trouvent isolés dans un univers médiatique dominé par la crise économique. La discussion de problèmes « autres », à savoir de questions qui ne sont pas de nature à apporter un remède immédiat et direct à la crise, n’est pas à l’ordre du jour.
Pour qu’une sortie puisse être imaginée à cette claustrophobie, trois conditions semblent nécessaires. Premièrement, le Parlement devrait voter une loi électorale capable de garantir une majorité claire dans les deux Chambres, dans le respect des principes constitutionnels. Deuxièmement, un parti ou une coalition, disons le Parti démocratique ou une coalition centrée sur ce parti, devrait poser la question de la « légalité démocratique » dans son programme politique. Enfin, troisièmement, ce programme devrait obtenir le vote de la majorité des Italiens. S’agit-il de conditions indispensables pour la « démocratisation » du pays ou d’un rêve ?
- L’arrêt a été déposé le 13janvier2014. Voir : Corte costituzionale, sentenza No. 1/2014, 13janvier2014, www.cortecostituzionale.it.
- J. Habermas, Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaates, Taschenbuch, 1992.
- Voir P. Ginsborg, Berlusconi, Einaudi, 2003, p. 31.
- Voir R. Bin, « Il Presidente Napolitano e la topologia della forma di governo », Quaderni costituzionali, 1/2013, p. 7 – 19.
- S. Lupo, Antipartiti, Donzelli, 2013, p.224 s.
- Selon G. Casaleggio, l’homme qui guide le Mouvement avec B. Grillo, la démocratie directe est destinée à prévaloir sur la démocratie représentative : D. Fo, G. Casaleggio, B. Grillo, Il grillo canta sempre al tramonto. Dialogo sull’Italia e il Movimento 5 Stelle, Chiarelettere, 2013, p.129.
- Il faut remarquer que, par cet arrêt, la Cour constitutionnelle n’a pas affirmé l’illégitimité en principe des primes à la majorité ou d’un système quelconque de sélection des candidats par les partis politiques, mais seulement de ces mécanismes tels qu’ils se trouvaient appliqués par la loi électorale du 2005. En d’autres termes, c’est la distorsion des principes de la représentation et de l’égalité politique que ces mécanismes provoquaient pour la façon dont ils étaient utilisés par le législateur italien (voir supra, « Une démocratie moins parlementaire qu’autrefois ») qui a déterminé leur annulation par la Cour.