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Italie. Le Grand Décideur

Numéro 4 Avril 2009 par Santoliquido

avril 2009

En pré­vi­sion des pro­chaines élec­tions euro­péennes du 7 juin 2009, Mon­sieur Ber­lus­co­ni, lea­der de la coa­li­tion de centre-droit et Pre­mier ministre de la Répu­blique ita­lienne, sou­hai­tait mobi­li­ser ses troupes dans un cadre digne de l’importance de l’événement. Il convia donc les par­le­men­taires de sa majo­ri­té, le mar­di 10 mars 2009, au théâtre Capra­ni­ca, haut lieu de […]

En pré­vi­sion des pro­chaines élec­tions euro­péennes du 7 juin 2009, Mon­sieur Ber­lus­co­ni, lea­der de la coa­li­tion de centre-droit et Pre­mier ministre de la Répu­blique ita­lienne, sou­hai­tait mobi­li­ser ses troupes dans un cadre digne de l’importance de l’événement. Il convia donc les par­le­men­taires de sa majo­ri­té, le mar­di 10 mars 2009, au théâtre Capra­ni­ca, haut lieu de culture situé en plein cœur de Rome et dans lequel des artistes tels que Scar­lat­ti ou encore Vival­di virent leurs œuvres représentées.

Et pro­ba­ble­ment Mon­sieur Ber­lus­co­ni vou­lut-il se mon­trer à la hau­teur de ses glo­rieux pré­dé­ces­seurs puisqu’il réser­va à son audi­toire une pre­mière par­tie digne de ses talents d’amuseur public. Il faut dire qu’il n’en était pas à son coup d’essai, cette facette de son per­son­nage ayant déjà sévi à de nom­breuses reprises par le pas­sé. Sou­ve­nons-nous, à titre d’exemples non exhaus­tifs, de ses féli­ci­ta­tions au jeune et bron­zé Oba­ma, de cette inter­view durant laquelle il fei­gnit de tirer à la mitraillette en répon­dant à un jour­na­liste russe (alors que nous connais­sons la dra­ma­tique situa­tion de la presse en Fédé­ra­tion de Rus­sie), de ses com­pli­ments au Pre­mier ministre danois, en plein Conseil euro­péen, lui disant qu’il le trou­vait bel homme au point de pen­ser à le pré­sen­ter à son épouse. Nous pour­rions éga­le­ment rap­pe­ler ses mal­adresses à pro­pos des femmes vic­times d’abus sexuels (il y a tel­le­ment de jolies femmes en Ita­lie qu’il serait impos­sible de toutes les sur­veiller), des com­mu­nistes qui, aujourd’hui encore, man­ge­raient les enfants (mal­adresse sui­vie d’une réac­tion outrée du Pre­mier ministre chi­nois) ou, encore, cette confé­rence au cours de laquelle il se déchaus­sa publi­que­ment pour démon­trer qu’il ne por­tait pas de talonnettes.

Cette fois, au Capra­ni­ca, après avoir ras­su­ré son audi­toire en décla­rant qu’il tenait, à près de sep­tante-trois ans, une forme phy­sique digne d’un tren­te­naire, il racon­ta avec la ges­tuelle adé­quate sa récente visite dans un home pour per­sonnes âgées à Milan. Visite au cours de laquelle il consta­ta avec sou­la­ge­ment que les pen­sion­naires du même âge que lui avaient le visage entiè­re­ment fri­pé, ce qui, natu­rel­le­ment, n’était pas son cas. Il for­mu­la ensuite à son ministre des Affaires étran­gères, Fran­co Frat­ti­ni, fraî­che­ment sépa­ré de sa com­pagne, cette élé­gante requête : « Doré­na­vant, lorsque vous quit­te­rez vos fian­cées, pen­sez à nous refi­ler les numé­ros de télé­phone. » Après quoi, il s’en fut d’une œillade enten­due à son audi­toire, non sans avoir pré­ci­sé que M. Frat­ti­ni plai­sait beau­coup à Mme Clin­ton et décla­ra gogue­nard : la dif­fé­rence entre eux (sous-enten­du, la gauche) et nous, c’est que nous sommes le peuple de la bonne humeur, de la liber­té, de la véri­té, de la vie, le peuple du sou­rire et de l’optimisme.

Et il est vrai qu’en ces temps de crise pro­fonde, à l’heure où l’Italie connaît une réces­sion éco­no­mique sans pré­cé­dent (Giu­lio Tre­mon­ti, le ministre de l’Économie, n’a‑t-il pas récem­ment décla­ré que l’année 2010 s’annonçait sous les pires aus­pices), le rôle d’un chef d’État qui se res­pecte est avant tout d’insuffler de la bonne humeur. Car, admet­tons-le, ce serait faire preuve de bien trop de pes­si­misme que de com­men­cer à ergo­ter, devant un par­terre de pro­fes­sion­nels de la poli­tique, sur la mise en place d’amortisseurs sociaux pour atté­nuer les effets de la crise, sur le pro­bable allon­ge­ment des années de coti­sa­tions pour la pen­sion, sur la modi­fi­ca­tion de l’assiette fis­cale, sur le pro­jet de loi visant à contraindre les pro­fes­sion­nels de la san­té à dénon­cer les clan­des­tins se pré­sen­tant dans leurs éta­blis­se­ments ou, encore, sur la pro­po­si­tion gou­ver­ne­men­tale de taxer les per­mis de séjour. Non, point de pes­si­misme ! Ce qu’attendent les Ita­liens de leur Pre­mier ministre, c’est de la bonne humeur pardi !

Museler le Parlement

À ce stade du congrès, le chef du gou­ver­ne­ment pou­vait se réjouir : pas un par­le­men­taire ne se dépar­tis­sait de l’indispensable sou­rire des par­ti­sans de l’optimisme. Mais encore fal­lait-il que cette même bonne humeur s’inscrivît dans la durée, qu’elle ne déser­tât pas l’auditoire lorsque seraient abor­dées des pro­blé­ma­tiques moins dis­trayantes. C’est alors, cerise sur le gâteau, que Mon­sieur Ber­lus­co­ni pro­po­sa une modi­fi­ca­tion du règle­ment par­le­men­taire. Doré­na­vant, annon­ça-t-il, il serait bon que seuls les chefs des groupes poli­tiques repré­sen­tés à l’Assemblée puissent voter. En d’autres termes : lors de l’examen d’un pro­jet de loi à la Chambre, à titre d’exemple, le chef de groupe du Popo­lo del­la Liber­tà vote­rait au nom de ses 271 dépu­tés (il en irait de même pour les autres groupes). Vous n’êtes pas des fonc­tion­naires de par­ti, pré­ci­sa-t-il, mais des gens d’action sou­hai­tant ser­vir l’Italie du tra­vail. Vous n’avez donc pas le temps de consa­crer vos jour­nées à voter soixante ou sep­tante textes par séance parlementaire.

Outre le fait que cette pro­po­si­tion mécon­naît gros­siè­re­ment les pres­crits consti­tu­tion­nels (la délé­ga­tion de vote n’est pas pré­vue par la Consti­tu­tion ita­lienne), la jus­ti­fi­ca­tion four­nie pour sa mise en œuvre nous paraît pour le moins inquié­tante car elle témoigne d’une concep­tion exclu­si­ve­ment appro­ba­trice du tra­vail par­le­men­taire. Il ne s’agit tou­te­fois pas, dans le chef de Mon­sieur Ber­lus­co­ni, d’une pre­mière. Nous en vou­lons pour preuve sa volon­té plu­sieurs fois réité­rée de gou­ver­ner à l’aide d’une légis­la­tion d’urgence (ôtant ain­si à la Chambre et au Sénat leur mot à dire), sa déci­sion de poser la ques­tion de confiance à chaque fois qu’il le juge­ra néces­saire (afin d’éviter tout débat au sein même de sa coa­li­tion), l’imposition faite à ses par­le­men­taires de voter les textes de réforme endéans les deux mois, pas­sages en com­mis­sions inclus.

Plus inquié­tant encore : à un jour­na­liste qui lui deman­dait récem­ment ce qu’il pen­sait de la pro­po­si­tion du lea­der de l’opposition de col­la­bo­rer, au Par­le­ment, à la réso­lu­tion de la crise finan­cière, Mon­sieur Ber­lus­co­ni répon­dit tout de go : « Je m’en fiche. » Force est donc de consta­ter que nous sommes face à une concep­tion pure­ment plé­bis­ci­taire de l’action par­le­men­taire, une concep­tion exclu­si­ve­ment rati­fi­ca­tive. Le Par­le­ment n’est, aux yeux du Pre­mier ministre ita­lien, qu’un outil super­flu, encom­brant, un arbre à palabres inutile ayant pour seul effet de ralen­tir le pro­ces­sus déci­sion­nel impo­sé par le chef. Il faut donc le sou­mettre, en faire un lieu de non-déci­sion au ser­vice du Grand déci­deur. Il s’agit là bel et bien d’une attaque idéo­lo­gique contre l’institution démo­cra­tique par excel­lence, le Par­le­ment des élus de la Nation, d’une volon­té d’inféodation du légis­la­tif à l’exécutif.

Ce mépris pour le tra­vail par­le­men­taire s’appuie corol­lai­re­ment sur une séman­tique per­ni­cieuse, constam­ment réité­rée, visant à oppo­ser autant que faire se peut la parole à l’action, le faire au par­ler. Sur­fant sur la méfiance tou­jours crois­sante des Ita­liens à l’égard de leurs diri­geants poli­tiques, sur leur sen­ti­ment d’impuissance quant à la capa­ci­té de ceux-ci à résoudre la crise, le Pre­mier ministre ravive constam­ment son image d’homme d’affaires à suc­cès, implo­rant que les poli­ti­ciens de métier (ce qu’il dit ne pas être) lui laissent les cou­dées franches. Ain­si pour­ra-t-il fina­le­ment agir, résoudre les pro­blèmes du pays. Nous sommes des hommes d’action, a‑t-il rap­pe­lé sur la scène du Capra­ni­ca en s’adressant aux membres de sa majo­ri­té, nous sou­te­nons l’Italie qui tra­vaille. Et d’associer ensuite les longues heures de vote en Par­le­ment à un tra­vail inutile, impro­duc­tif, à une mort civile, une source de dépres­sion pour les par­le­men­taires eux-mêmes.

Pour reprendre la for­mule d’Hannah Arendt, Mon­sieur Ber­lus­co­ni ignore que l’une des choses les plus mer­veilleuses de la pen­sée grecque, mère du concept de la Polis, consiste jus­te­ment en ce qu’une telle sépa­ra­tion entre la parole et l’action n’a jamais exis­té. La parole y était per­çue comme une forme d’action à part entière, une manière d’agir. Et le débat comme un moyen d’appréhender le monde par l’échange, par la per­sua­sion. C’est là le sens même de la poli­tique. Mais cela n’est pos­sible que dans un espace de liber­té, en l’occurrence dans le cadre d’une rela­tion libre avec les autres pou­voirs ins­ti­tués, le monde judi­ciaire, les oppo­sants, la presse, l’opinion publique.

Dans la deuxième par­tie du XIXe siècle s’opposèrent en Europe occi­den­tale deux concep­tions dif­fé­rentes de socié­té. La pre­mière, sur le modèle libé­ral, pré­co­ni­sait une ges­tion des rela­tions sociales conflic­tuelles par le com­merce, autre­ment dit par le débat, la per­sua­sion. La seconde, sorte de dar­wi­nisme poli­tique, éri­geait en loi de la vie poli­tique la réso­lu­tion de ces mêmes rela­tions par l’action, l’action vigou­reuse voire, en poli­tique exté­rieure, par la guerre. À défaut, pré­ten­daient les par­ti­sans de cette thèse, on s’enliserait dans une sorte de déca­dence pes­si­miste. Les his­to­riens ita­liens affirment que dans la Pénin­sule le bas­cu­le­ment eut lieu en 1870. La thèse de l’action l’emporta sur celle de la parole. Elle gran­dit, fit son che­min, se trans­for­ma en doc­trine et, enfin, épou­sa une opi­nion publique frap­pée par la crise, lasse de ses gou­ver­nants. Le culte du Grand Déci­deur au visage bai­gné d’une éter­nelle jeu­nesse connut alors ses plus belles années.

Santoliquido


Auteur

Giuseppe Santoliquido est licencié en sciences politiques et administration publique.