Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Italie. D’un gouvernement à l’autre

Numéro 4 Avril 2012 par Santoliquido

avril 2012

En mai 2008, la coa­li­tion de centre-droit menée par Sil­vio Ber­lus­co­ni obte­nait l’investiture devant la Chambre des Repré­sen­tants par 335 voix contre 275, soit 60 voix d’écart. Jamais encore, depuis l’indépendance de l’Italie, une force poli­tique n’avait dis­po­sé d’une telle majo­ri­té par­le­men­taire.  Deux ans et demi plus tard, le 14 décembre 2010, l’ancien lea­deur d’extrême […]

En mai 2008, la coa­li­tion de centre-droit menée par Sil­vio Ber­lus­co­ni obte­nait l’investiture devant la Chambre des Repré­sen­tants par 335 voix contre 275, soit 60 voix d’écart. Jamais encore, depuis l’indépendance de l’Italie, une force poli­tique n’avait dis­po­sé d’une telle majo­ri­té parlementaire. 

Deux ans et demi plus tard, le 14 décembre 2010, l’ancien lea­deur d’extrême droite Gian­fran­co Fini, dau­phin dési­gné du Pre­mier ministre en exer­cice, quit­tait le Par­ti de la Liber­té, qu’il avait contri­bué à por­ter sur les fonts bap­tis­maux, et plon­geait le pays dans une impasse poli­tique longue de douze mois. Les contes­ta­tions sociales se suc­cé­dèrent alors à un rythme ver­ti­gi­neux. Ce même 14 décembre 2010, de vio­lents affron­te­ments entre une série d’indignés contes­tant les manœuvres de palais et les forces de l’ordre met­taient le pays sens des­sus dessous. 

Au début de l’année 2011, les mou­ve­ments fémi­nistes se rebel­laient à leur tour contre l’image dégra­dée de la femme qu’offraient au monde les com­por­te­ments sca­breux du Pre­mier ministre. Puis vint l’humiliante évic­tion de l’Italie des dis­cus­sions sur la Libye, le nau­frage de la ges­tion de l’afflux des réfu­giés sur les côtes sici­liennes, la crise des déchets à Naples. Dans la fou­lée sur­vint la cin­glante défaite de la droite aux com­mu­nales avec la perte sym­bo­lique de la ville de Milan, ber­ceau de l’ascension ber­lus­co­nienne, sui­vie de la déroute aux réfé­ren­dums du mois de juin por­tant, notam­ment, sur le nucléaire et la pri­va­ti­sa­tion de l’eau. Il y eut ensuite l’effondrement de la bourse de Milan, le dif­fé­ren­tiel d’intérêt record entre les bons d’État ita­liens et alle­mands, les dégra­da­tions suc­ces­sives de la dette ita­lienne impu­tées par les agences de nota­tion à la fra­gi­li­té de la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale. Sans comp­ter les inter­mi­nables démê­lés judi­ciaires du Pre­mier ministre, les motions de méfiance indi­vi­duelle et autres demandes de levée d’immunité pour plu­sieurs membres de la majo­ri­té et du gou­ver­ne­ment (notam­ment, dans le cas de M. Roma­no, pour col­lu­sion avec une orga­ni­sa­tion mafieuse).

Un gouvernement de techniciens

Cette longue série de désa­veux condui­sit à la dési­gna­tion au poste de Pre­mier ministre, en novembre 2011 et avec l’appui déci­sif des lea­deurs euro­péens, de Mario Mon­ti, ancien com­mis­saire à la Concur­rence et pro­fes­seur d’économie à la pres­ti­gieuse uni­ver­si­té mila­naise Boc­co­ni. La mis­sion qui lui était attri­buée — résor­ber l’immense dette publique, relan­cer la crois­sance, apai­ser un cli­mat poli­tique par­ti­cu­liè­re­ment agi­té — était incon­tes­ta­ble­ment des plus rudes. Il s’est en effet très vite avé­ré que, outre les quelque dix mil­liards d’euros sup­plé­men­taires à trou­ver en rai­son des attaques spé­cu­la­tives sur la dette ita­lienne, l’équilibre bud­gé­taire pré­vu par le gou­ver­ne­ment Ber­lus­co­ni à l’horizon 2013 ne pour­rait être ren­con­tré. Pire : un défi­cit annuel de l’ordre de 1,8% était pré­sen­té, dès la fin 2011 (et l’est tou­jours), comme la pers­pec­tive la plus réa­liste, avec les consé­quences en termes d’emploi et d’activité éco­no­mique que l’on peut imaginer.

C’est pré­ci­sé­ment pour évi­ter au pays une cam­pagne élec­to­rale dans une période aus­si sombre que le choix du pré­sident de la Répu­blique s’est por­té sur la mise en place d’un gou­ver­ne­ment dit tech­nique. Il s’agissait de per­mettre aux deux camps de tour­ner la page du ber­lus­co­nisme sans our aux urnes, syno­nyme, pour une droite désor­mais orphe­line de son lea­deur maxi­mo, de défaite élec­to­rale assu­rée. Et, pour une gauche atone, d’une vic­toire qu’elle n’aurait pas contri­bué à créer (et donc, vrai­sem­bla­ble­ment, de courte durée au vu des diver­gences pro­gram­ma­tiques et idéo­lo­giques qui tra­versent la coa­li­tion). L’enjeu poli­tique était donc, d’une part, de gagner du temps en n’endossant pas la pater­ni­té directe des mesures d’austérité et, d’autre part, de (re)construire les troupes respectives.

Entre­temps, les cen­tristes du Troi­sième pôle ont vu confluer vers leurs rangs une nuée impres­sion­nante de man­da­taires du Peuple de la Liber­té (le par­ti de M. Ber­lus­co­ni) en quête d’une nou­velle terre d’accueil (et d’une place gagnante sur les pro­chaines listes élec­to­rales). Héri­tier his­to­rique de la Démo­cra­tie chré­tienne, M. Casi­ni, le lea­deur du Troi­sième pôle, par­ve­nait à négo­cier l’entrée d’un nombre impor­tant de ministres aux accoin­tances avé­rées avec le Vati­can au sein du nou­vel exé­cu­tif. La volon­té de M. Casi­ni d’une réforme de la loi élec­to­rale dans le sens d’une pro­por­tion­na­li­té accrue, de nature à éro­der le conflit bipo­laire entre bloc de gauche et bloc de droite, et d’imposer la troi­sième voie démo­crate-chré­tienne, semble d’ailleurs trou­ver de nom­breux appuis dans la socié­té civile et le monde de l’entreprise.

Quoi qu’il en soit, for­mel­le­ment, l’instauration d’un gou­ver­ne­ment dit tech­nique n’est nul­le­ment un déni démo­cra­tique, comme ont pu le sou­te­nir cer­tains obser­va­teurs. Aucun texte, aucune dis­po­si­tion consti­tu­tion­nelle n’impose au pré­sident de la Répu­blique de pro­po­ser au Par­le­ment un for­ma­teur issu de ses rangs. Rien n’impose non plus à ce même for­ma­teur de consti­tuer son équipe en pui­sant dans le vivier des élus natio­naux. Les par­le­men­taires qui ont accor­dé leur confiance au séna­teur Mon­ti sont tous issus du suf­frage élec­to­ral. Démo­cra­ti­que­ment élus, ils ont confié la ges­tion exé­cu­tive de leurs man­dats à des spé­cia­listes, des « magis­trats excel­lents » au sens aris­to­té­li­cien. À tout moment, le Par­le­ment peut reti­rer son man­dat, reca­ler une mesure ou un pro­jet de loi, pro­po­ser ou impul­ser une poli­tique. Ce seront donc des consi­dé­ra­tions d’ordre pure­ment stra­té­gique qui feront que ces pré­ro­ga­tives seront exer­cées ou pas.

Un débat politique entre parenthèses

La pro­blé­ma­tique ita­lienne est, nous semble-t-il, davan­tage poli­tique. En effet, l’instauration du gou­ver­ne­ment Mon­ti a non seule­ment sus­pen­du de fac­to le sys­tème bipo­laire tel qu’il était sor­ti des urnes en 2008, mais, plus impor­tant, plus dan­ge­reux, a pla­cé entre paren­thèses le débat poli­tique pour ins­tau­rer une sorte d’unanimisme poli­ti­que­ment préjudiciable. 

Le choix des par­tis de ne pas mêler ministres tech­niques et ministres poli­tiques (choix dic­té par des conve­nances stra­té­giques, car il s’agissait de ne pas endos­ser en pre­mière ligne la res­pon­sa­bi­li­té des mesures dras­tiques qui vont être impo­sées aux Ita­liens) n’a que fort peu atté­nué le sen­ti­ment d’extrême confu­sion au sein de l’opinion publique. Les mesures impo­sées par la BCE, le FMI et les par­te­naires euro­péens semblent désor­mais per­çues de manière iden­tique par la droite, la gauche et le centre. La réforme des pen­sions, la mobi­li­té obli­ga­toire pour les fonc­tion­naires sous peine de mise au chô­mage, la pri­va­ti­sa­tion des ser­vices publics locaux, etc., toutes ces mesures ne paraissent souf­frir d’aucune remise en cause sur l’échiquier politique.

Cette confu­sion poli­tique est par­fai­te­ment illus­trée par les récents débats sur le pro­jet de réforme du mar­ché du tra­vail dépo­sé au Par­le­ment par le gou­ver­ne­ment Mon­ti. Comme nous l’avons évo­qué par ailleurs, l’économie ita­lienne connait une forte période de réces­sion et sa demande interne est en chute libre. En soi, l’idée d’une réforme est donc la bien­ve­nue. La norme phare devrait en être la refonte de l’article 18 du Code du tra­vail, visant à faci­li­ter les licen­cie­ments afin de sti­mu­ler les embauches. En clair, si un chef d’entreprise sait qu’il peut rompre plus aisé­ment les contrats de tra­vail qui le lient à ses employés, il recru­te­ra davantage. 

Justice sociale

En contre­par­tie, les syn­di­cats exigent que le droit au chô­mage soit élar­gi à une assiette plus large de tra­vailleurs. Aujourd’hui, en effet, seuls quatre des douze mil­lions de sala­riés ita­liens sont cou­verts par la sécu­ri­té sociale en cas de perte d’emploi. Si l’on faci­lite les licen­cie­ments, disent les syn­di­cats, il faut donc étendre le filet pro­tec­teur au risque de péna­li­ser la consom­ma­tion et, sur­tout, d’accroitre à terme la pau­pé­ri­sa­tion. « Nous par­ta­geons votre constat, rétorque en sub­stance la ministre du Tra­vail Elsa For­ne­ro, mais nous n’avons pas d’argent pour finan­cer une cou­ver­ture sociale plus ample, hor­mis en aug­men­tant les pré­lè­ve­ments sur les reve­nus des sala­riés eux-mêmes. » Salaires par­mi les plus bas d’Europe. Mme For­ne­ro ajoute : « Cette réforme sera menée à bien d’une manière ou d’une autre, même sans l’accord des par­te­naires sociaux. Il s’agit d’une reven­di­ca­tion euro­péenne à laquelle nous ne pou­vons échapper. »

Logi­que­ment, les cen­tristes de M. Casi­ni, alliés natu­rels du gou­ver­ne­ment Mon­ti, et le Par­ti de la Liber­té de M. Ber­lus­co­ni (aujourd’hui diri­gé, du moins offi­ciel­le­ment, par M. Alfa­no) sou­tiennent la réforme. Nous sommes, en effet, dans une concep­tion pure­ment uti­li­ta­riste de la poli­tique. La ministre du Tra­vail fonde sa prise de déci­sion sur le fait que même si une caté­go­rie de citoyens est péna­li­sée au détri­ment d’une autre dans ses droits, la socié­té dans son ensemble ver­ra sa satis­fac­tion glo­bale maxi­mi­sée. En revanche, nous aurions pu nous attendre à un sur­saut des socio­dé­mo­crates de M. Ber­sa­ni, ne fût-ce que sur un plan phi­lo­so­phique. Nous savons en effet qu’un des res­sorts clés de la social-démo­cra­tie est le méca­nisme de com­pen­sa­tion, selon lequel on peut admettre l’octroi d’avantages pour les uns (mêmes injustes, en appa­rence) s’ils sont com­pen­sés par des avan­tages pour les autres. La social-démo­cra­tie nie par défi­ni­tion que l’on puisse prendre le risque de sacri­fier une caté­go­rie d’individus, que l’on puisse la pau­pé­ri­ser davan­tage au pro­fit d’une autre. 

C’est éga­le­ment en ver­tu de ce prin­cipe que la non-indexa­tion des pen­sions au-delà de 1.000 euros, la pro­bable ins­tau­ra­tion d’une TVA sociale, l’instauration d’une taxe sup­plé­men­taire sur la pre­mière habi­ta­tion (qui touche 70% des pen­sion­nés) sans impôt com­pen­sa­toire sur le patri­moine, la baisse du taux d’imposition sur les hauts reve­nus et le pré­lè­ve­ment d’1,5% seule­ment sur les capi­taux rapa­triés de l’étranger (au lieu des 5% ini­tia­le­ment pré­vus) devraient être contes­tés. Ou du moins digne­ment compensés. 

Par ailleurs, impo­ser ces mesures aux caté­go­ries les plus fra­gi­li­sées, comme les pen­sion­nés et les sala­riés, paraît éga­le­ment de nature à péna­li­ser la relance de l’économie par la crois­sance, autre prin­cipe clé du cor­pus pro­gram­ma­tique de la gauche.

Or, le Par­ti démo­crate confir­mait encore ces der­niers jours son sou­tien à Mme For­ne­ro et au gou­ver­ne­ment Mon­ti. Le par­ti démo­crate accepte donc désor­mais, au nom de ce nou­vel una­ni­misme poli­tique, que le patri­moine du Vati­can ne soit pas visé par l’impôt immo­bi­lier, contrai­re­ment aux demeures des pen­sion­nés. Que la réforme des couts du sys­tème poli­tique ne figure plus au rang des prio­ri­tés com­pen­sa­toires. Que la réduc­tion de l’écart entre la taxa­tion sur le tra­vail, de l’ordre de 36%, et celle sur les reve­nus finan­ciers (seule­ment 20%) ne soit plus prio­ri­taire. Mieux : Wal­ter Vel­tro­ni, un des prin­ci­paux lea­deurs du Par­ti démo­crate, annonce qu’il ne faut en rien entra­ver la marche de l’exécutif. « Nous ne pou­vons livrer les bien­faits du gou­ver­ne­ment Mon­ti sur un pla­teau à la droite », aver­tit-il. Cer­tains de ses col­lègues plaident même ouver­te­ment pour une can­di­da­ture de Mario Mon­ti aux pro­chaines légis­la­tives dans les rangs de la gauche. 

Toutes ces prises de posi­tions sont natu­rel­le­ment légi­times. Res­pec­tables. Ne gagne­rait-on cepen­dant pas en clar­té en admet­tant ouver­te­ment la label­li­sa­tion d’un modèle unique de ges­tion poli­tique ? Modèle qui semble réduire le fonc­tion­ne­ment poli­tique de la démo­cra­tie trans­al­pine à un rôle pure­ment logis­tique. Le débat est d’importance, car, une fois encore, l’Italie pour­rait ser­vir de modèle, en cas de suc­cès pro­bable du gou­ver­ne­ment Mon­ti dans la pour­suite de ses objec­tifs bud­gé­taires, pour une nou­velle forme de rela­tion entre la socié­té civile et le monde poli­tique. Peut-être est-ce d’ailleurs de cette manière que nous devons inter­pré­ter ce récent son­dage selon lequel 60% des Ita­liens consi­dèrent que les par­tis poli­tiques ne doivent plus exer­cer, à l’avenir, de rôle cen­tral dans la ges­tion des sociétés.

Santoliquido


Auteur

Giuseppe Santoliquido est licencié en sciences politiques et administration publique.