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Italie. Brille-Babil contre-attaque

Numéro 11 Novembre 2009 par Santoliquido

novembre 2009

Le repas orga­ni­sé en juin 2009, à son domi­cile romain de la très chic Via Cor­ti­na d’Ampezzo, par le juge de la Cour consti­tu­tion­nelle Lui­gi Maz­zel­la n’aura donc pas por­té les fruits escomp­tés. Ce soir-là, alors que la Cour se trou­vait déjà sai­sie de l’examen de la loi d’immunité pénale des plus hautes charges de l’État, […]

Le repas orga­ni­sé en juin 2009, à son domi­cile romain de la très chic Via Cor­ti­na d’Ampezzo, par le juge de la Cour consti­tu­tion­nelle Lui­gi Maz­zel­la n’aura donc pas por­té les fruits escomp­tés. Ce soir-là, alors que la Cour se trou­vait déjà sai­sie de l’examen de la loi d’immunité pénale des plus hautes charges de l’État, le juge Maz­zel­la avait en effet mis les petits plats dans les grands pour accueillir comme il se doit ses invi­tés : le prin­ci­pal inté­res­sé par le dis­po­si­tif d’immunité, le Pre­mier ministre ita­lien Sil­vio Ber­lus­co­ni, l’auteur du texte, le jeune et dévoué garde des sceaux Ange­li­no Alfa­no, le secré­taire géné­ral de la chan­cel­le­rie, Gian­ni Let­ta, le pré­sident de la com­mis­sion des affaires inté­rieures du Sénat, Car­lo Viz­zi­ni, et un col­lègue à la Cour consti­tu­tion­nelle et ancien direc­teur de cabi­net de Gian­fran­co Fini, Pao­lo Maria Napo­li­ta­no. Mais la ren­contre au som­met fut vaine, car mal­gré les pres­sions éhon­tées de la majo­ri­té gou­ver­ne­men­tale et d’une par­tie même de ses membres, la Cour a décla­ré, dans la nuit du 7 au 8 octobre 2009 à une très large majo­ri­té, l’anticonstitutionnalité du texte en ques­tion, dit « loi Alfa­no », dont l’article 1er était libel­lé comme suit : « Les pro­cès pénaux à l’encontre du pré­sident de la Répu­blique, du Pre­mier ministre, du pré­sident du Sénat et du pré­sident de la Chambre des repré­sen­tants sont sus­pen­dus jusqu’au terme de la charge des per­sonnes concer­nées, y com­pris pour des faits pénaux anté­cé­dents à leur entrée en fonction. »

La Cour arti­cule son rai­son­ne­ment en deux temps. Tout d’abord, elle pré­cise qu’elle ne remet pas en cause la néces­si­té de « pro­té­ger » les plus hautes auto­ri­tés de l’État dans l’exercice de leurs fonc­tions. Il est nor­mal et même sain, dit-elle, tant pour le pays que pour ses admi­nis­trés, que les gou­ver­nants puissent se consa­crer plei­ne­ment à l’exercice de leurs man­dats publics, sans en être dis­traits par des pro­cé­dures judi­ciaires. Ils pour­ront tou­jours répondre d’éventuels délits lorsqu’ils retour­ne­ront à la vie civile. Le prin­cipe juri­dique de l’immunité pénale, pré­sent dans d’autres démo­cra­ties occi­den­tales, ne pose donc, pour la Cour, aucun pro­blème en soi. Tou­te­fois, rap­pelle-t-elle dans un deuxième temps, ce même prin­cipe, aus­si légi­time soit-il, consti­tue une rup­ture mani­feste de l’égalité des citoyens devant la loi. Or nul ne peut être au-des­sus de la loi, il s’agit d’un pres­crit consti­tu­tion­nel. Dès lors, la conclu­sion est double : d’une part, le libel­lé de l’article 1er de la loi Alfa­no est anti­cons­ti­tu­tion­nel et, de l’autre, une déro­ga­tion à l’égalité de tous devant les juri­dic­tions pénales ne peut être appor­tée que par une modi­fi­ca­tion de la Consti­tu­tion. Ce qui, d’un point de vue poli­tique, requiert un vote à la majo­ri­té qua­li­fiée des deux tiers dans cha­cune des assemblées.

La démocratie d’opinion, sans limite

Pour tout obser­va­teur de la vie poli­tique ita­lienne, la réac­tion média­tique de M. Ber­lus­co­ni à l’arrêt de la Cour était par­fai­te­ment pré­vi­sible. Cha­cun s’attendait à ce qu’il qua­li­fiât les juges consti­tu­tion­nels de « juges rouges », à la solde d’un com­plot com­mu­niste visant à le ren­ver­ser et our­di par on ne sait quel mys­té­rieux ava­tar du régime bol­ché­vique. Tous les juges sauf, natu­rel­le­ment, Lui­gi Maz­zel­la et Pao­lo Maria Napo­li­ta­no, avec qui il avait dîné quatre mois plus tôt. On ne fut pas davan­tage sur­pris non plus d’entendre M. Ber­lus­co­ni cla­mer haut et fort qu’on ne l’arrêterait pas, non, en aucun cas, les der­niers son­dages lui accor­dant un taux de satis­fac­tion au sein de l’opinion de près de 70%; il dis­pose donc de la légi­ti­mi­té popu­laire néces­saire pour aller de l’avant, envers et contre tous les autres pou­voirs ins­ti­tués. Et s’il est vrai que la loi est la même pour tous, a‑t-il ajou­té, son cas est un peu dif­fé­rent car il ne faut tout de même pas oublier que lui, Sil­vio Ber­lus­co­ni, a été élu par une très large majo­ri­té des Ita­liens. Puis, après ce dithy­rambe auto-adres­sé, il s’en est allé de cette phrase digne d’un Mobu­tu des meilleurs jours : « Ces contre­temps me sti­mulent, allons de l’avant. Vive Berlusconi ! »

Encombrante séparation des pouvoirs

Jusque-là, donc, rien de bien nou­veau. Le mépris affi­ché du Pre­mier ministre ita­lien pour le prin­cipe même de la sépa­ra­tion des pou­voirs, pour toute forme de contre-pou­voirs effi­caces ne date pas d’hier. Le même rai­son­ne­ment peut d’ailleurs être fait pour ce qui est de la concep­tion chris­tique de sa mis­sion poli­tique. Rap­pe­lons, par­mi tant d’autres, sa célèbre phrase de 1994 sur le fait qu’il avait été oint par le Sei­gneur, la harangue aux mili­tants de son par­ti, en 2004 : « Vous devez être des mis­sion­naires, je vous expli­que­rai l’évangile de For­za Ita­lia1, l’évangile selon Sil­vio. » Ou, plus récem­ment, en 2008, à Caglia­ri : « Je vou­drais vous faire défen­seurs, apôtres de la véri­té. Allez, prê­chez, conver­tis­sez le peuple à nos idées. »

Dans un pre­mier temps pour­tant, pas­sant outre le carac­tère gro­tesque des décla­ra­tions à chaud de M. Ber­lus­co­ni, nous avons été ten­tés d’interpréter l’arrêt de la Cour comme une vic­toire de l’État de droit sur un arbi­traire poli­tique vieux de quinze ans. Comme une réaf­fir­ma­tion de la pri­mau­té du droit en tant que garan­tie d’impartialité, d’équité pour l’ensemble des citoyens. Si M. Ber­lus­co­ni rede­vient un pré­ve­nu comme un autre, avons-nous pen­sé, qu’il est ame­né à répondre de ses éven­tuels délits devant ses juges, c’est que des normes consa­crées existent bel et bien, qu’il n’est pas ques­tion d’y déro­ger, pas même par une loi ad per­so­nam2. Nous pour­rions alors dire, comme Machia­vel dans sa Lettre à un magis­trat, que la Jus­tice « rend humbles les orgueilleux et les auda­cieux, réfrène les hommes avides et les avares, châ­tie les inso­lents et dis­perse les violents ».

Vers un « coup d’État libéral » ?

Mais, très vite, la riposte poli­tique (et non plus uni­que­ment média­tique) du Pre­mier ministre ita­lien à la déci­sion des juges consti­tu­tion­nels nous a fait pen­ser que le pire est peut-être encore à venir. Car il n’est nul­le­ment dans son inten­tion d’accepter l’injonction d’un pou­voir qu’il consi­dère comme n’étant pas légi­time, puisque, contrai­re­ment à lui, non élu par le peuple. M. Ber­lus­co­ni a donc annon­cé, dès le len­de­main de l’arrêt, une révo­lu­tion libé­rale visant à moder­ni­ser une jus­tice ita­lienne sclé­ro­sée par un trop grand nombre de « juges rouges ». Révo­lu­tion qui aura lieu, a‑t-il mena­cé, par voie par­le­men­taire ou par refe­ren­dum populaire.

Les prin­ci­pales mesures de cette réforme sont les sui­vantes : d’abord, la mise sous tutelle du par­quet par l’exécutif. Dans le pro­jet du gou­ver­ne­ment, le Par­le­ment rece­vra chaque année un compte-ren­du de la Cas­sa­tion sur l’état de la jus­tice. Sur cette base, il déci­de­ra des délits à pour­suivre prio­ri­tai­re­ment. Ensuite, la réduc­tion du délai de pres­crip­tion pour les délits qua­li­fiés de « non graves » par l’exécutif, à savoir, par exemple, la fraude fis­cale et la cor­rup­tion. Puis, l’interdiction de publier le compte ren­du d’une conver­sa­tion télé­pho­nique de la part de la presse (cette mesure a d’ores et déjà été qua­li­fiée de « contraire à la liber­té de la presse » par l’Union euro­péenne). Et enfin, l’abolition du degré d’appel en cas d’acquittement au pre­mier degré.

Un système parfaitement immunitaire

Comme on le voit aisé­ment, ces mesures visent toutes à contour­ner l’arrêt de la Cour consti­tu­tion­nelle et à garan­tir, de fac­to, l’immunité de M. Ber­lus­co­ni. Elles ont natu­rel­le­ment sus­ci­té l’indignation de l’Association natio­nale des magis­trats et du Conseil supé­rieur de la magis­tra­ture. L’avocat de M. Ber­lus­co­ni, Nic­co­lo Ghe­di­ni, par ailleurs dépu­té de For­za Ita­lia, ne s’en est tou­te­fois guère ému, allant jusqu’à décla­rer qu’il réflé­chis­sait à un sta­tut de « pri­mus super pares » pour le chef du gou­ver­ne­ment, de « pre­mier au-des­sus des autres ». Un peu comme Brille-Babil dans la Ferme des ani­maux, de George Orwell, qui modi­fie constam­ment les sept com­man­de­ments pour les rendre tou­jours conformes aux déci­sions arbi­traires du cochon corrompu.

La dictature des monomanes et la démocratie

En conclu­sion, il est mani­feste que M. Ber­lus­co­ni n’a aucune inten­tion de se confor­mer à la déci­sion de la Cour consti­tu­tion­nelle. Il ne peut y avoir aucune ambi­guï­té sur ses inten­tions. Il les a dites et répé­tées depuis le 8 octobre. Sa contre-attaque est par ailleurs une consé­quence logique de son propre cre­do poli­tique, simple et effi­cace, mar­te­lé sans relâche depuis sa « des­cente sur le ter­rain » au début des années nonante. Ce cre­do peut se résu­mer de la manière sui­vante : je détiens la véri­té, une véri­té qui a fait de moi un des hommes les plus riches du monde. Si on me laisse tra­vailler en paix, sans entrave d’aucune sorte et sans que je n’aie à me jus­ti­fier de mes actes, quels qu’ils soient et quels qu’ils aient été, l’Italie, à son tour sera riche.

Le pas­sé enseigne mal­heu­reu­se­ment que le peuple a la fâcheuse ten­dance de se sou­mettre faci­le­ment aux mono­manes qui pro­clament leur véri­té comme la seule pos­sible, comme la véri­té fon­da­men­tale du monde. Ce même pas­sé enseigne aus­si qu’il est pos­sible de contrer un mono­mane, aus­si puis­sant soit-il, à condi­tion d’être por­té par une volon­té com­mune, inal­té­rable, néces­sai­re­ment accep­tée de tous. Par exemple : assu­mer plei­ne­ment son rôle de sujet démo­cra­tique, sans accep­ter de se lais­ser bal­lot­ter par des pou­voirs qui orga­nisent leurs dési­rs. Il y va de l’avenir de notre démo­cra­tie. Et de sa pro­messe de liberté.

  1. For­za Ita­lia est le par­ti poli­tique de centre-droit fon­dé en 1994 par M. Ber­lus­co­ni. Ce par­ti a dis­pa­ru en novembre 2008 en se fon­dant dans le Peuple de la Liberté.
  2. Si les pro­cès à son encontre devaient reprendre, M. Ber­lus­co­ni devrait répondre d’une accu­sa­tion de cor­rup­tion dans le cadre de l’affaire Mil­ls, du nom de l’avocat d’affaire bri­tan­nique David Mil­ls. Celui-ci est accu­sé par la jus­tice ita­lienne d’avoir four­ni des faux témoi­gnages en échange de la somme de 600.000 dol­lars en vue de dis­cul­per M. Ber­lus­co­ni dans le pro­cès All Ibe­rian. Le Pre­mier ministre devrait aus­si répondre d’une accu­sa­tion de faux en écri­ture dans le cadre de l’achat de droits télé­vi­sés par son hol­ding finan­cier, Mediaset.

Santoliquido


Auteur

Giuseppe Santoliquido est licencié en sciences politiques et administration publique.