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Istanbul : véritable combat pour la démocratie

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Pierre Vanrie

juillet 2013

Ce qui s’est passé autour du parc Gezi et de la place Taksim à Istanbul montre l’évolution du paysage sociopolitique d’une partie de la Turquie aujourd’hui.

La « nouveauté » dans cette mobilisation, et dans l’opposition qui s’y est exprimée contre le style de plus en plus martial du Premier ministre et contre sa politique, est l’absence de référence à un discours non démocratique. Cette mobilisation est en effet le fait d’une population hétéroclite, peu encline à l’engagement partisan classique, qui n’a d’ailleurs été rejointe que dans un second temps par des militants de partis radicaux de gauche ou kémaliste-nationalistes (ulusalci) et du principal parti d’opposition, le très kémaliste Parti républicain du peuple (CHP). Dans ces conditions, le discours critique adopté en général contre le parti au pouvoir, l’AKP, par la mouvance nationaliste-kémaliste et par le CHP, qui fait peu de cas des références à la démocratie, n’a pratiquement pas été entendu.

Lors des fameux « meetings républicains » qui avaient en 2007 rassemblé des dizaines de milliers de personnes opposées alors à l’élection d’Abdullah Gül — issu de l’AKP — à la présidence de la République, des propos fascisants appelant l’armée à faire un coup d’État avaient été tenus. Ces discours avaient été prononcés depuis une scène où se succédaient les orateurs conviés à ces manifestations. Lors de ces meetings très organisés, on avait même pu voir défiler des recteurs d’université appelant l’«armée à faire son devoir ». C’était une époque où l’«État profond », et tous ses relais aussi bien sur le plan militaire que civil, exerçait encore une véritable tutelle sur la société et n’entendait rien lâcher. Ces meetings, qui ont alors pu faire croire à une partie de l’opinion publique, tant interne qu’externe, que les jours du gouvernement AKP étaient comptés, étaient d’ailleurs organisés par des personnes liées de près ou de loin à cet « État profond ». Elles jouaient sur les craintes sincères d’une partie de l’opinion vis-à-vis de ce qui était perçu comme la menace d’une islamisation rampante. Cette mobilisation était relayée par le CHP qui sortait de son chapeau des arguties juridiques pour essayer d’empêcher l’élection inéluctable d’Abdullah Gül à la présidence de la République.

En dernier ressort, l’état-major de l’armée publiait même le 27 avril 2007 une « mise en garde » sur son site internet qui était une menace à peine voilée à l’endroit de l’AKP, initiative qui fut d’ailleurs qualifiée de tentative de « coup d’État électronique1 ». Erdogan, l’AKP et une partie des intellectuels et journalistes s’opposèrent immédiatement à ces velléités putschistes et entamèrent un processus de démantèlement de l’État profond pour le remplacer par une nouvelle tutelle exercée cette fois de façon de plus en plus dictatoriale par l’AKP.

Une opposition plus démocratique

La tonalité ces dernières semaines autour du parc Gezi n’a plus du tout été la même. Le caractère spontané et pluraliste est ressorti de façon beaucoup plus évidente. Outre la protection des arbres du parc Gezi, la violence policière et l’autoritarisme croissant du Premier ministre, les manifestants, pour la plupart très jeunes, et qui comptent parmi eux de nombreuses femmes, critiquent aussi les mesures prises par le gouvernement perçues comme allant dans le sens d’une islamisation de la société. Ce sentiment a d’ailleurs encore été renforcé par l’adoption de mesures visant à restreindre la consommation d’alcool ou l’interdiction de s’embrasser en public.

L’opposition à ces réformes ne s’inscrit plus dans le cadre d’un mouvement mettant en avant des mots d’ordre non démocratiques. D’une certaine façon, le mouvement hétéroclite qui a animé ce quartier d’Istanbul, mais dont on a vu des échos dans d’autres villes de Turquie, s’est autonomisé dans sa dimension de défense de la laïcité. Il a pris son indépendance par rapport à des courants nostalgiques d’une période kémaliste fantasmée et idéalisée qui avaient négligé le pluralisme et la démocratie. On assiste d’ailleurs, même parmi les manifestants se revendiquant de liens partisans, à des rencontres et des fusions improbables. Des militants pro-kurdes proches du Parti pour la paix et la démocratie (BDP, sorte de vitrine légale du PKK) côtoient et sympathisent même avec des militants kémalistes-nationalistes dont certains des discours ont parfois franchement versé dans le racisme anti-kurde. Un ministre de l’AKP a d’ailleurs déclaré non sans amertume que l’attitude de son parti avait permis que l’opposition se mette ensemble dans toute sa diversité, ce que le principal parti d’opposition, le CHP, n’avait jamais réussi à faire.

Des réformes sans démocratie

Le mécontentement contre le Premier ministre Erdogan peut surprendre dès lors que R.T. Erdogan et son parti l’AKP ont mis fin à cette fameuse « tutelle » (vesayet) exercée par une oligarchie civile et militaire, qu’ils ont lancé un processus de résolution pacifique de la question kurde, que l’économie fonctionne à plein rendement et que le régime de la sécurité sociale s’est amélioré. Sauf que cela ne s’inscrit pas toujours clairement dans un cadre démocratique.

Pour ce qui concerne la question kurde, qui est le principal problème de la Turquie, et qui touche au fonctionnement même de la démocratie, la détermination du Premier ministre à trouver une issue pacifique, d’une part, et les méthodes autoritaires employées, d’autre part, ont illustré une contradiction qui permet de comprendre le mécontentement actuel. En effet, la façon dont le Premier ministre turc a, par exemple, critiqué le quotidien Milliyet qui avait publié les entretiens, en principe secrets, entre une délégation du BDP jouant les intermédiaires et le chef du PKK dans son ile-prison d’Imrali, a été une des illustrations du hiatus entre volonté de conclure la paix et méthodes peu démocratiques. Cette affaire qui a montré les affres de la dépendance de patrons de presse vis-à-vis d’un pouvoir qui n’hésite pas à jouer de ce rapport de force favorable, et qui a conduit notamment le journaliste Hasan Cemal à quitter Milliyet2, a illustré le fait qu’Erdogan et ses soutiens n’ont pas semblé comprendre que derrière la question kurde se trouvait la question démocratique, suscitant dès lors une certaine méfiance même chez ceux qui sont favorables à ce processus de paix négocié avec le PKK.

Ancré dans le pouvoir réel et ses contradictions

Ces contradictions entre le désir de briser des tabous tout en faisant preuve d’autoritarisme entretiennent le doute auprès d’une opinion publique, ou une partie de celle-ci, qui, méfiante, doit être convaincue. Ainsi, les alévis, chiites hétérodoxes anatoliens, qui ne sont pas reconnus officiellement dans leur identité collective et qui se méfient particulièrement d’un gouvernement mettant en avant son identité musulmane sunnite, ont été approchés au début 2009 par le gouvernement AKP qui avait annoncé une politique d’«ouverture » à leur égard. Celle-ci n’a débouché sur rien, notamment parce que le gouvernement actuel, désormais solidement implanté dans le pouvoir réel, ne semblait pas prêt à remettre en question le système laïc turc qui se distingue par une certaine primauté d’une version du sunnisme bien encadrée par l’État. Cette particularité se manifeste à travers la direction des Affaires religieuses (Diyanet), sorte de super-ministère du culte rattaché à la chancellerie du Premier ministre, financée par l’impôt et au budget énorme, rémunérant les fonctionnaires du culte, et ne s’adressant qu’aux musulmans sunnites. Les alévis, à moins de les considérer comme des « musulmans comme les autres » — ce que n’a pas hésité à déclarer Erdogan — ne bénéficient pas des largesses de ce super-ministère et ne peuvent réclamer l’intervention de l’État pour construire des lieux de culte. Le Premier ministre pourrait entamer un processus de remise en question du statut de cette Diyanet qui avantage les musulmans sunnites et qui n’est pas une création de l’AKP, mais qui fut instaurée par Atatürk en 1924 dans le cadre de la fondation de la République « laïque », mais il a finalement choisi de ne rien faire dès lors que lui et son parti se sont à leur tour bien intégrés dans l’appareil d’État.

La contradiction entre la volonté de changer de régime et une nouvelle forme d’autoritarisme est apparue précisément dans le cas de la gestion du parc Gezi. En effet, alors que l’AKP prône la décentralisation — notamment dans le cadre de la résolution de la question kurde — et qu’il souhaite l’intégrer dans son projet de nouvelle Constitution, la gestion de la crise de Gezi et Taksim a montré la toute puissance du Premier ministre par rapport au maire d’Istanbul, Kadir Topbas, dont les propos plus modérés se sont avérés inaudibles. Celui-ci est ainsi apparu comme une des « marionnettes » d’Erdogan.

L’AKP en perte de vitesse ?

Les derniers sondages qui font suite aux évènements de Gezi indiquent une érosion des voix en faveur de l’AKP. Si le pouvoir de ce parti et du Premier ministre n’est pas encore menacé, l’attitude autoritaire et les discours musclés d’Erdogan montant une partie de la société contre l’autre ont éloigné une partie des électeurs du centre qui votait pour l’AKP. Dès lors que le système de barrage électoral (10% de moyenne nationale pour pouvoir envoyer des députés à l’Assemblée nationale) serait rabaissé dans le cadre de la mise en place d’une nouvelle Constitution (annoncée, mais encore loin d’être concrétisée), l’AKP pourrait payer cher électoralement sa dérive droitière. Erdogan saura-t-il s’en rendre compte ?

27 juin 2013

  1. À ce propos, lire « Turquie, la fin d’un système », La Revue nouvelle, 2007.
  2. Lire à ce sujet sur www.revuenouvelle.be/blog/carnets-turco-iraniens, le billet « Mais où est donc passé Hasan Cemal ?», et sa suite « On a retrouvé Hasan Cemal ».

Pierre Vanrie


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