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Israël-Palestine. Jusqu’à l’os
Moins médiatisée que la lutte implacable qui se joue en Cisjordanie occupée, il est une dimension du conflit israélo-palestinien qui oppose, sur tout l’espace israélo-palestinien, des revendications autour de l’identité des ossements exhumés çà et là au hasard de l’ouverture de chantiers de construction, tant sur le territoire israélien stricto sensu que dans les territoires […]
Moins médiatisée que la lutte implacable qui se joue en Cisjordanie occupée, il est une dimension du conflit israélo-palestinien qui oppose, sur tout l’espace israélo-palestinien, des revendications autour de l’identité des ossements exhumés çà et là au hasard de l’ouverture de chantiers de construction, tant sur le territoire israélien stricto sensu que dans les territoires palestiniens occupés depuis juin 1967.
En janvier 2009, l’opération militaire israélienne « Oferet Yetzouka » (« Plomb durci »)1, menée dans la bande de Gaza contre l’Autorité palestinienne gouvernée par le Hamas, avait détruit l’essentiel des infrastructures civiles du territoire gazaoui et provoqué la mort d’un bon millier de civils palestiniens. Mais, si la suprématie militaire et technologique israélienne n’avait dès le départ laissé aucun doute sur l’issue de cette guerre, le sud-ouest d’Israël n’en avait pas moins été arrosé de roquettes artisanales et de nombreux civils avaient dû être emmenés aux urgences de l’hôpital le plus proche de la zone des combats, l’hôpital Barzilaï de la ville d’Ashkelon. Or, depuis 2007, les responsables de cet hôpital demandaient au ministère de la Santé une enveloppe budgétaire pour lui permettre de bâtir une toute nouvelle aile bunkérisée et souterraine, c’est-à-dire protégée contre des roquettes dont la portée commençait à atteindre les faubourgs méridionaux d’Ashkelon.
Les combats terminés, il fut décidé d’entamer sans plus attendre les travaux de terrassement. Mais, le sous-sol d’Ashkelon et de sa banlieue étant supposé receler de nombreux sites archéologiques (il n’est pas question ici des anciens bourgs arabes rasés entre 1948 et 1951), les experts dépêchés sur place par l’Autorité des antiquités israéliennes (AAI) ne tardèrent pas à découvrir des restes de sépultures et des ossements2. Aussitôt, les grands-rabbins séfarade Shlomo Amar et ashkénaze Yona Metzger furent consultés par l’AAI et, après de longues tractations, furent sur le point d’édicter un psak-din (sentence se fondant sur la Halakha, le corpus traditionnel judaïque) autorisant la poursuite des travaux, sous certaines conditions.
Nation ou profanation ?
C’est alors qu’un autre acteur religieux ultraorthodoxe entra dans la danse. Créée en 1959 et dans un contexte où l’archéologie israélienne ne prenait pas de gants3 dans une entreprise destinée notamment à légitimer le récit national (et non religieux) hébreu (la « disparition » de la Palestine et la création de l’État d’Israël en 1949 sont alors encore très récentes), l’organisation Athra Qaddisha (« lieu saint », en judéo-araméen) s’est donnée pour mission d’empêcher, par la force si nécessaire, tout travail de fouille et d’étude sur des sites archéologiques d’ordre funéraire, voyant dans ce travail scientifique une entreprise pure et simple de profanation. Les cercles ultraorthodoxes et nationalistes religieux ont majoritairement tendance à considérer que tout ossement exhumé qui n’est pas identifiable à l’ère arabo-islamique a nécessairement une identité juive, tandis que l’archéologie officielle israélienne, lui donnant en quelque sorte un écho nationaliste « laïcisé », mène des travaux exclusivement destinés à puiser aux fondements hébraïques de l’espace israélo-palestinien, n’hésitant pas à laisser de côté, voire à rendre « inexploitables », les sites cananéens4, byzantins ou arabes. L’un des derniers hauts faits d’Athra Qaddisha a été, début mars, de rassembler quelque deux-mille personnes à Jérusalem dans le quartier ultraorthodoxe de Mea Shearim pour, fait sans précédent, y organiser les funérailles religieuses d’ossements5 exhumés sur un chantier de construction à proximité de Tzippori6, un village juif « travailliste » de Galilée.
Devant l’opposition virulente d’une majorité des opinions ultraorthodoxes, travaillées au corps par l’activisme d’Athra Qaddisha, les grands-rabbins Amar et Metzger n’ont finalement jamais promulgué la sentence autorisant l’extension sécurisée de l’hôpital Barzilaï, tandis que certains députés ultraorthodoxes, sensibles au double impératif sécuritaire et médical, et prêts à déplacer les ossements moyennant le respect de certains prescrits religieux, ont dû battre en retraite. Entretemps, après les élections législatives du 10 février 2009, Binyamin Netanyahou, le chef du Likoud, est revenu au pouvoir à la tête d’une coalition ultranationaliste (tant laïque que religieuse) et ultraorthodoxe. Dans ce gouvernement, le portefeuille de la Santé a été confié à Yaakov Litzman, chef de file du petit parti ultraorthodoxe ashkénaze Yahadout Ha-Torah (Judaïsme de la Torah). Pour des raisons à la fois religieuses et, disent certains, électoralistes7 (on le soupçonne de vouloir « couler » l’hôpital d’Ashkelon au bénéfice de son concurrent d’Ashdod, la grande ville industrielle et portuaire située à dix kilomètres de l’autre antique cité philistine8), le ministre Litzman a décidé ce 22 mars 2010 de suivre les recommandations d’un comité d’experts nommés par lui (et ne comprenant ni médecins, ni militaires, ni fonctionnaires) et d’imposer le maintien en l’état du site archéologique et la construction de la nouvelle antenne médicale à plusieurs centaines de mètres de l’hôpital Barzilaï. Le choix du ministre Litzman a déclenché une polémique nationale, provoqué de fortes tensions au sein de la coalition entre ultradroites laïque et religieuse et failli provoquer la chute du gouvernement Netanyahou, en pleine crise israélo-américaine…
À tombeaux ouverts
Cette décision a été prise en dépit du fait que, le 14 mars, les experts de l’AAI aient finalement et formellement établi que les ossements et objets funéraires exhumés autour de l’hôpital Barzilaï n’étaient « pas juifs », mais païens (c’est-à-dire cananéens ou philistins) et chrétiens (c’est-à-dire byzantins)9. Autrement dit, recouvrir ou déplacer ces restes ne serait pas une profanation. Aussitôt, les éditorialistes israéliens se sont déchainés, l’un des plus virulents étant le satiriste de droite Arel Segal10, raillant un ministre religieux juif qui « s’est donné plus de mal pour protéger les ossements de Philistins que pour garantir l’intégrité du cimetière du Goush Katif », ce bloc de colonies juives de peuplement démantelé en septembre 2005 dans le cadre du plan israélien de « déconnexion » de la bande de Gaza…
À gauche de l’échiquier politique, une critique non moins violente, mais pour des raisons diamétralement opposées, a été exprimée par Avraham Burg, un ancien travailliste issu d’une prestigieuse famille nationaliste religieuse et désormais en rupture de ban avec ses anciennes affiliations, après avoir été président de l’Agence juive, de l’Organisation sioniste mondiale et de la Knesset. Dans une tribune au vitriol intitulée « Et quand on construit sur des tombes musulmanes11 ? », Burg s’en prend à ce qui reste de la gauche israélienne, coupable à ses yeux d’avoir elle aussi succombé à la tentation du distinguo entre tombes « juives » et « idolâtres ». De même, il sort de ses gonds en apprenant que le vice-ministre Litzman, confondu par le verdict des archéologues officiels quant à la « non-judéité » des ossements d’Ashkelon, a déclaré : « Par principe, je suis contre toute destruction de tombe, qu’elle soit juive ou non, car rien ne doit profaner la sainteté de tout être humain mort et inhumé entre la Méditerranée et le Jourdain12. » Et Burg d’aborder un sujet qui fâche et qui n’a pas fini d’empoisonner, si besoin était, les relations entre Israéliens et Palestiniens. « C’est ce même Litzman qui reste bouche cousue face à la construction du Musée de la Tolérance à Jérusalem, un musée bien étrange dès lors qu’il va être édifié sur le cimetière musulman de Mamilla. »
Jadis un imposant cimetière musulman, Mamilla s’est retrouvé inclus dans la partie occidentale de Jérusalem après les accords d’armistice de la première guerre israélo-arabe de 1948 – 1949, tandis que les Palestiniens de la zone, refoulés à et autour de Jérusalem-Est, n’y ont plus eu accès. En dépit d’assurances données dès 1949 à la Jordanie par Yaakov Yehoshua, directeur de l’administration des Affaires religieuses et père du célébrissime écrivain hébreu A.B. Yehoshua13, ce cimetière où sont inhumés les aïeux des plus grandes familles de l’ancienne aristocratie palestinienne (les Husseini, Nusseibeh, Khalidi, etc.) a d’abord été laissé à l’abandon, avant d’être peu à peu morcelé par des travaux d’infrastructure routière et, en 1959, par la plantation du Parc de l’Indépendance local. Sans même tenir compte du sort des centaines de cimetières musulmans et chrétiens abandonnés après 1948, deux autres cimetières musulmans ont subi un sort identique à celui de Mamilla, celui de Balad al-Sheikh à Haïfa, ceinturé par un échangeur autoroutier et désormais inaccessible, et celui d’Abd al-Nabi, au cœur de l’actuelle Tel-Aviv, sur lequel a été planté en 1952 un parc de l’Indépendance et érigé en 1963 un Hilton, au grand dam de la minorité arabe israélienne.
La tolérance au cimetière
Ce qui fait la particularité du cimetière de Mamilla et de sa disparition programmée14, c’est que c’est sur son site que va être érigé le Musée de la Tolérance (Centre pour la dignité humaine) et que c’est au cœur de Jérusalem, le dossier le plus explosif du conflit israélo-palestinien et lieu d’une intense activité étatique d’urbanisation exclusivement juive, que le Centre Simon Wiesenthal a choisi de bâtir ce pharaonique projet multimédia qui se veut la réplique du MOT, le Museum of Tolerance de Los Angeles. Depuis plusieurs mois, la partie orientale (palestinienne) de Jérusalem, annexée de facto en juin 1967 et de jure en juillet 1980, connait un regain de tension depuis que des groupes de colons nationalistes religieux, avec le soutien tacite du gouvernement Netanyahou, ont entrepris de s’implanter au cœur de quartiers arabes longtemps réputés « intouchables » bien qu’annexés : Sheikh Jarrah, Wadi al-Joz, Ras al-Amoud et Silwan. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si c’est là-bas que, dans le contexte des tensions israélo-américaines, les manifestations palestiniennes de mars 2010 ont éclaté.
En Israël, quelques voix se font entendre pour s’opposer à la localisation du Musée de la Tolérance, arguments scientifiques, moraux et politiques à l’appui. Dès le mois de mai 2005, dans sa rubrique… touristique hebdomadaire, l’explorateur, écrivain et journaliste Sefi Ben Yossef écrivait : « Je ne plaisante pas : les Juifs vont construire le Musée [de la Tolérance] au cœur d’un cimetière musulman historique. Imaginez seulement ce qui se passerait si, dans un pays arabe ou européen, il se trouvait quelqu’un pour édifier pareil édifice dans un cimetière juif. Aussitôt, les anathèmes fuseraient : “antisémites”, “nazis”, voire, pire, “gauchistes”15. »
Dans un affidavit déposé en 2009 devant une association israélienne de juristes et reprenant son argumentaire développé devant la Cour suprême, l’expert archéologue Gideon Suleimani, écarté par l’AAI en 2008, explique que « si les fouilles archéologiques n’ont été achevées que sur 10% du site concerné, deux-cent-cinquante squelettes ont déjà été exhumés et deux-cents autres tombes ont été découvertes mais non exhumées, tandis que près de deux-mille autres tombes, datant pour certaines du XIe siècle, sont encore présentes, entreposées sur au moins quatre niveaux ».
Enfin, tout en rappelant le sort réservé par la Jordanie au cimetière juif du Mont des Oliviers entre 1948 et 1967, sans compter l’état d’abandon de la plupart des cimetières juifs d’Europe orientale et du monde arabe, l’historien et géographe spécialiste de Jérusalem à l’Université hébraïque, Yehoshua Ben-Arieh, affirme que « construire ce musée créera une situation irréversible qui portera préjudice aux générations à venir et questionnera notre attitude envers les cimetières et les lieux saints des membres d’autres communautés16 », ajoutant que « ce précédent extrêmement dangereux rendra possible de prétendre que les cimetières juifs en Israël et à l’étranger peuvent également devenir des terrains constructibles. »
28 mars 2010
- Pascal Fenaux, « Partie de campagne à Gaza », La Revue nouvelle, janvier 2009.
- Maariv, 23 janvier 2009.
- En 1955, des travaux de fouilles effectués autour du tombeau de Maïmonide, dans le cimetière multiséculaire juif de Tibériade donnèrent lieu à un véritable saccage des milliers d’ossements découverts aux alentours.
- Le terme « cananéen » désigne et regroupe les peuples sémitiques habitant le pays de Canaan il y a plus de quatre-mille ans, soit les plaines côtières et les premières chaines de montagnes s’étendant du sud de la Turquie actuelle jusqu’aux déserts du Néguev et d’Arabie en passant par le Liban, ce que l’on appelle aussi le « couloir syro-palestinien ». Les recherches linguistiques et archéologiques récentes tendent à indiquer que ce que l’historiographie commune désigne comme Phéniciens, Cananéens, Carthaginois et Hébreux étaient un même groupe de populations dont les élites pratiquaient des cultes proches et parlaient la même langue, dont la langue hébraïque moderne est l’ultime survivante. Avec l’émergence et la cristallisation de la religion yahvique puis judaïque, « cananéen » a fini par désigner les non-Juifs de l’espace israélo-palestinien biblique, aussi appelés « peuple du Pays ».
- Ha’Aretz, 24 mars 2010.
- Tzippori a été bâti en 1949 à proximité de l’ancienne cité judéo-hellénique de Sepphoris et de la bourgade arabe palestinienne de Saffouriyeh, évacuée et rasée en juillet 1948. Situé à six kilomètres de Nazareth, le site de Sepphoris regorge de trésors archéologiques assyriens, grecs, juifs, babyloniens, romains, byzantins, arabes, croisés et ottomans.
- Ha’Aretz, 26 mars 2010.
- Les Philistins étaient un petit peuple méditerranéen vaincu par les Hébreux au IXe siècle avant J‑C. Autour de la pentapolis formée par les villes fortifiées de Gaza, Ashkelon, Ashdod, Gath et Ekron, leur pays s’étendait de l’actuelle bande de Gaza et du sud du littoral de l’actuel État d’Israël jusqu’à Jaffa (Tel-Aviv). La topographie hébraïque moderne désigne toujours la plaine s’étendant du sud de Tel-Aviv à la bande de Gaza Mishor Pleshet (« Plaine de Philistie »). Après l’écrasement des révoltes juives du Ie siècle de l’ère chrétienne, les Romains débaptisèrent la Judée et rétablirent l’appellation gréco-latine de Syria Palaestina (« Syrie philistine »). Palestine (Filastîn, en arabe) a ainsi désigné l’ancien espace hébraïco-cananéen jusqu’en 1948, date de création de l’État d’Israël.
- Maariv, 15 mars 2010.
- Maariv, 25 mars 2010.
- Yediot Aharonot, 24 mars 2010.
- Ha’Aretz, 22 mars 2010.
- « Mamilla est considéré comme l’un des plus importants cimetières musulmans, où septante-mille guerriers des armées de Saladin ont été enterrés, en compagnie de nombreux érudits musulmans. Israël saura toujours protéger et respecter ce site », Ha’Aretz, 30 décembre 2008.
- Pour un aperçu de ce dossier juridiquement complexe, Le Monde, 16 mars 2010.
- Yediot Aharonot, 26 mai 2005.
- Ha’Aretz, 30 décembre 2008.