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Islamophobie, les acteurs associatifs
Le phénomène islamophobe est bien présent, voire en hausse en Belgique, mais un tissu associatif musulman est en train de se déployer. En effet, différents types de « phobies » irraisonnées à l’égard des musulmans et de l’islam (dont certains ne relèvent d’ailleurs peut-être pas de l’islamophobie), des mouvements (Justice and Democracy, Muslims Rights, Musulmans progressistes, etc.) se mobilisent, tentent d’alerter l’opinion publique et, de ce fait, font renaitre des figures militantes musulmanes que le dernier flop de l’institutionnalisation de l’organe chef de culte en 2005 avait laissées exsangues. Qu’est-ce qu’implique cette nouvelle visibilité dans l’espace public médiatique ?
Ce 22 novembre, plusieurs mosquées furent taguées pendant la nuit à Genk, faisant suite à une série d’évènements du même genre se déroulant depuis plusieurs mois. Dans le même temps, une bande de trublions du mouvement d’extrême droite Nation investissait un snack halal, rue de Namur à Bruxelles, en hurlant « Nous sommes chez nous ». Alors, islamophobe la Belgique ? Certains chiffres le laissent penser. Comme ceux relevés par le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme qui — depuis 2008 — enregistre l’évolution des signalements1 contre l’islam, à savoir l’ensemble des faits et déclarations contre des musulmans, individuellement ou en tant que communauté et qui, en dans son rapport 2012, relevait l’augmentation inquiétante du nombre de signalements reçus qui ne constituent pourtant que la pointe visible de l’iceberg. Il considère que la sensibilité sociale accrue de la société belge au thème « islam » se traduit par une stigmatisation systématique et de réelles formes de discrimination. Dans ce cadre, les signalements sur la base de la conviction religieuse ou philosophique représentaient presque la moitié des signalements traités par le Centre. Déjà en 2011, mes collègues avaient montré que les actes islamophobes étaient plus nombreux à être enregistrés que les actes antisémites (Jacobs, Veny, Caillier, Herman, Descamps, 2011). Dans le même ordre d’idées, après l’élection de deux conseillers communaux de la liste Islam lors des élections locales de 2012 et leurs déclarations ubuesques sur l’instauration de la sharia en Belgique, la machine médiatique s’emballait et une pétition faisait un carton sur le web. Ni le rapport de force (5 000 voix en faveur de la liste Islam contre 50 000 signatures réclamant une interdiction de siéger pour ces deux élus, obtenues en quelques jours à peine) ni le programme concret de la liste Islam (axé sur trois revendications de longue date d’une partie des musulmans2) ne seront pourtant analysés dans la presse.
Alors, bien évidemment, comme tout terme entendant décrire en sciences sociales des phénomènes (actes, attitudes, discours, etc.) chargés d’émotivité et de normativité, l’islamophobie suscite des débats passionnés et ce, également au sein de la « communauté » musulmane3. Puisqu’il est doté d’une importante fluidité conceptuelle, le terme reste difficile à circonscrire, rendant complexe la délimitation de ses frontières. Par exemple, bon nombre d’acteurs musulmans considèrent que l’interdiction du foulard dans les écoles ou dans les entreprises constitue une forme d’islamophobie alors que la question est considérée comme beaucoup plus complexe pour les juristes du Centre pour l’égalité des chances, par exemple, la jurisprudence se développant d’ailleurs dans des sens contradictoires. De plus, toute une série d’acteurs institutionnels se sont emparés de la question : Conseil de l’Europe, Nations unies, etc. (Conseil de l’Europe/Unesco, 2012), menant à un foisonnement d’outils et de définitions. La principale critique des adversaires du terme islamophobie réside dans sa délégitimation en tant qu’« outil de censure limitant la liberté d’expression, notamment la critique des religions » (Abdellali et Marwan, 2013). Il s’agit de la position de Caroline Fourest et Fiammetta Venner pour qui « le mot “islamophobie” a été pensé par les islamistes pour piéger le débat et détourner l’antiracisme au profit de leur lutte contre le blasphème » (Fourest, Venner, 2013). L’essentiel est sans doute là : les polémiques autour du terme islamophobie peuvent être analysées en tant que dialectiques de légitimation et de délégitimation d’acteurs sur la scène médiatique. Car, depuis 2012 et la sortie des rapports du Centre pour l’égalité des chances et de l’European Network Against Racism (Enar4), de nouveaux acteurs sont apparus au sein de l’associatif musulman et se sont structurés autour de la défense des droits des musulmans. C’est le cas de la plateforme Muslims Rights Belgium dont les revendications basées sur la lutte contre l’islamophobie lui permettent de se faire voir et entendre au sein de l’arène médiatique.
La plateforme Muslims Rights Belgium
Partant du constat de l’image négative de l’islam et des musulmans dans les médias et de la montée d’un certain radicalisme islamique considéré comme nuisant d’abord aux citoyens belges de confession musulmane, une dizaine de personnalités associatives, religieuses et politiques se sont structurées en plateforme en 2012. Muslims Rights Belgium définit l’islamophobie comme étant l’« ensemble des discriminations, actes de rejet (fondés sur des préjugés, de la haine, du mépris) ou violences (verbales, psychologiques ou physiques), qui visent une (des) personne(s) (ou des institutions) en raison de leur appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane5 ». Peu de temps après sa création, la plateforme publia en ligne un livre blanc qui dresse une première analyse de l’évolution des chiffres de l’islamophobie en Belgique sur la base des signalements du Centre pour l’égalité des chances, présente également les résultats d’une enquête en ligne réalisée par la plateforme de recensement d’actes ou de propos antimusulmans à Bruxelles et en Wallonie durant le mois de décembre 2012 sur un échantillon de 576 personnes se réclamant de l’identité, de la confession ou de la culture musulmane (autrement dit appartenant à l’univers symbolique de l’islam) et, enfin, propose sur cette base une série de recommandations politiques.
Proche du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), animé notamment par le sociologue Marwan Mohammed, la plateforme collabore avec le Centre pour l’égalité des chances, l’Agence européenne pour les droits fondamentaux (FRA), le Forum of European Muslim Youth and Student Organisations (Femyso) et a reçu une invitation pour une audition par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), plus exactement par l’ODIHR (Office for Democratic Institutions and Human Rights). Si la plateforme organise des conférences comme celle qui s’est récemment tenue à Verviers sur le thème de l’émancipation des musulmans dans le cadre d’une campagne intitulée Muslims Wake Up visant à sensibiliser les citoyens belges de confession musulmane à participer à la lutte contre l’islamophobie et si certains de ses membres participent à des groupes de pression comme Tayush (groupe de réflexion pour un pluralisme actif), l’essentiel de l’activité de Muslims Rights Belgium se concentre sur le web et les médias. De fait, Muslims Rights publie la majorité de ses prises de position sur sa page du réseau social Facebook.
D’un point de vue médiatique, Muslims Rights Belgium est parvenu à gagner une importante visibilité et un statut d’interlocuteur légitime alors qu’une constante de nombreux débats publics relatifs à l’intégration de l’islam dans les sociétés européennes réside dans la faible portée des voix musulmanes dans l’espace public pouvant s’expliquer notamment par la faible professionnalisation de ces acteurs, le fait qu’ils ne représentent pas une coalition homogène disposant d’un message clairement identifiable et leur manque de crédibilité en raison de leur engagement religieux, autant d’éléments rendant plus difficile leur accès à la sphère médiatique (Torrekens, 2012). Muslims Rights estime, par exemple, avoir réussi à modifier l’image illustrant un article de presse en ligne posté sur le site du quotidien La Libre. Ayant pour sujet l’interdiction du port du voile à l’école, la photo, elle, était celle d’une femme en niqab. Après le signalement effectué par Muslims Rights, la photo litigieuse est remplacée par celle d’une jeune fille en foulard.
Les maniaques du chiffre n’auront de cesse de se demander si la plateforme Muslims Rights est représentative ou non d’une lame de fond au sein de la communauté musulmane. La réponse à cette question doit être nuancée. Muslims Rights Belgium ne représente que quelques individus, essentiellement issus de la communauté d’origine marocaine — l’absence des associations turques à des mouvements de revendication et de visibilité comme la Foire musulmane de Bruxelles pourrait d’ailleurs légitimement être interrogée et faire l’objet de nouvelles recherches — et les contacts avec la communauté musulmane néerlandophone sont balbutiants. Mais ces résultats, en quelques mois de développement, en termes de visibilité médiatique sont notables et s’inscrivent dans des stratégies associatives similaires comme dans le cas de l’organisation Musulmans progressistes basée à Liège, de Ettic créée par de jeunes étudiants musulmans en vue de promouvoir une citoyenneté éthique ou encore de MIM un collectif de citoyens belges de confession musulmane dont la toile numérique sert de caisse de résonance. Toutes ces structures collaborent d’ailleurs entre elles, répercutent leurs informations respectives et sont liées par des liens d’interconnaissance. Il s’agit là d’une dynamique récente laissant émerger un nouveau type de leadeurship au sein du tissu associatif musulman.
De nouveaux acteurs associatifs
L’islamophobie est un processus complexe qui ne se limite pas au sens que la loi en donne en termes de lutte contre toute discrimination sur la base de la religion. Elle est aussi un phénomène insidieux et se contenter d’un point de vue juridique revient non seulement à dénier le fait que la loi peut être utilisée comme un instrument de domination6, mais aussi les processus sociopolitiques qui sous-tendent l’islamophobie. Comme le rappelait Vincent Geisser, « l’islamophobie n’est pas simplement une transposition du racisme anti-arabe, anti-maghrébin […] : elle est aussi religiophobie. Certes, elle peut se combiner avec des formes de xénophobie plus traditionnelles, mais elle se déploie de manière autonome » (Geisser, 2003).
Dans ce cadre, l’augmentation de l’islamophobie en Belgique s’inscrit dans une double dialectique. C’est, en effet, au moment où l’immigré devient citoyen en acquérant la nationalité que la religion va servir à réintroduire de la distance sociale. C’est également au moment où les descendants des immigrés réclament, sur la base de leur citoyenneté, l’égalité des droits en matière religieuse et la fin des discriminations que l’hostilité envers la religion en général et la religion de l’Autre en particulier procède à une nouvelle mise en altérité de ces groupes (Torrekens, 2009). Le « Nous » progressiste et normatif s’oppose alors à un nouveau « Eux » essentialisés comme barbares (lors de la campagne de Gaia contre l’Aïd, par exemple), profondément inégalitaires (lors des débats relatifs au voile, par exemple, lorsqu’il est appréhendé de manière naturelle comme un signe d’oppression et de soumission de la femme musulmane, en dépit du vécu et des discours de ces femmes vues comme tellement soumises qu’elles ne se rendent même pas compte de leur propre instrumentalisation7) et violant les normes de « notre » société (en étant considérés, par exemple, comme ne respectant pas la séparation des sphères privées et publiques).
L’islamophobie est latente dans des moments qui réunissent par exemple 12 000 signatures pour le rétablissement d’un « vrai » sapin sur la Grand-Place de Bruxelles lorsque la rumeur urbaine laisse sous-entendre qu’il s’agirait d’une concession faite aux minorités alors qu’il n’en est rien8. Elle l’est également dans des discours qui tentent d’expliquer le phénomène lorsqu’ils relèvent une supposée alliance de la gauche et de musulmans ultra-conservateurs qui ne « voudraient pas s’intégrer dans la société belge permettant de fermer les yeux sur le non-respect des droits des femmes9 » ou qui mettent en évidence une réaction à l’égard du 11 septembre, de revendications qui peuvent heurter, un certain sens de la victimisation10 et une montée du radicalisme islamique11 ou encore qui appellent à une vigilance renforcée lors de l’organisation du premier grand rassemblement des musulmans à Bruxelles12, qui se tient d’ailleurs depuis deux ans en toute normalité. Sans que cela ne soit l’intention de l’ensemble des protagonistes, ces discours laissent sous-entendre que si l’islamophobie existe en Belgique, la responsabilité doit être en quelque sorte imputée à la communauté musulmane ou, à tout le moins, à une partie de celle-ci. Au-delà d’une lutte pour la signification d’un terme, la polarisation des débats autour de la notion d’islamophobie illustre des processus de délégitimation de certaines revendications sous-tendues par un discours centré autour de l’égalité des droits et de la lutte contre la discrimination au moment où de nouveaux acteurs associatifs se saisissent de cette question pour prendre la parole dans l’espace public et, par là même, légitimer leur combat et leur existence.
- Le Centre pour l’égalité des chances préfère l’utilisation du terme signalement à celui de plainte. Les signalements sont des déclarations faites par des individus ou des groupes à l’égard d’actes ou de discours qu’ils estiment contraires aux lois visant à lutter contre l’antisémitisme, d’une part, et les discriminations basées sur la couleur de la peau, la religion, le handicap, l’âge ou encore l’orientation sexuelle, d’autre part. Une hausse des signalements peut tout à la fois indiquer une hausse d’un phénomène, comme celui de l’islamophobie, mais aussi indiquer que les individus et les groupes prennent plus souvent l’initiative de s’adresser au Centre.
- À savoir l’octroi de jours fériés spécifiques, l’autorisation du port du voile dans les écoles publiques et l’instauration de repas halal dans les cantines scolaires. Seule cette dernière revendication relevait du niveau de pouvoir pour lequel les deux élus de la liste Islam furent plébiscités.
- « L’action de Karima divise. Le soutien de l’“insoumise et dévoilée” à Luc Trullemans n’est pas bien vu », Le Soir, 2 mai 2013.
- Rapport alternatif d’Enar 2011/12 sur le racisme en Belgique : conclusions et faits clés sur les communautés musulmanes et l’islamophobie.
- Livre blanc sur l’état de l’islamophobie en Belgique francophone. Rapport 2012, Muslims Rights Belgium, disponible en ligne : http://bit.ly/19eODfx.
- Muhammad M., « Sondages : l’islamophobie par le chiffre ? », 28 novembre 2013, disponible en ligne http://bit.ly/1c3yGYg.
- Même porté par des féministes, ce type de discours revient à porter des arguments machistes qui dénient, en se bloquant sur le foulard, aux musulmanes tout droit à l’auto-détermination.
- La députée CD&V Bianca Debaets regrette dans une interview à Brusselnieuws que l’on renonce à des traditions parce que la ville est multireligieuse. Ce qui insinue que le vrai sapin a été évincé pour ménager les autres confessions, qui sont à Bruxelles surtout représentées par les musulmans. « La version 2012 du sapin de Noël de la Grand-Place crée la polémique », RTBF.be, 12 novembre 2012.
- « Assiste-t-on à un regain de l’islamophobie ? Une notion mise à toutes les sauces », interview avec Claude Demelenne, lesoir.be, 26 janvier 2012, disponible en ligne.
- « Assiste-t-on à un regain de l’islamophobie ? Toutes les études le montrent », interview avec Manuel Abramowicz, lesoir.be, 26 janvier 2012, disponible en ligne.
- « La société belge est-elle islamophobe ? », lalibre.be, 25 octobre 2013, disponible en ligne.
- « Foire musulmane : Denis Ducarme persiste », 7sur7.be, 26 septembre 2012, disponible en ligne.