Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Irlande du Nord. Quand l’ironie de l’histoire permet à l’histoire de se répéter
La ville de Belfast connait de sérieuses agitations urbaines depuis le début du mois de décembre2012 et la décision de son conseil municipal de retirer le drapeau britannique du fronton de l’hôtel de ville. Son déploiement est depuis réduit à dix-huit jours par an, comme cela est déjà (en théorie) le cas pour les édifices gouvernementaux […]
La ville de Belfast connait de sérieuses agitations urbaines depuis le début du mois de décembre2012 et la décision de son conseil municipal de retirer le drapeau britannique du fronton de l’hôtel de ville. Son déploiement est depuis réduit à dix-huit jours par an, comme cela est déjà (en théorie) le cas pour les édifices gouvernementaux dans les autres régions du Royaume-Uni. Or l’Irlande du Nord est le terrain d’affrontements communautaires depuis la fin des années 1960 entre une communauté catholique en faveur de la réunification avec la République d’Irlande et une communauté protestante en faveur du maintien de la province au sein du Royaume-Uni. Malgré un accord de paix politique signé en 1998 entre les partis modérés nationalistes (catholiques) et unionistes (protestants), la société nord-irlandaise reste l’une des plus ségréguées d’Europe, où les schémas de pensée communautaires continuent de dicter les rapports politiques et sociaux.
Dans ce contexte, cette décision entraina un regain des tensions, avec de nombreuses manifestations pour la défense symbolique d’une « culture protestante » perçue comme menacée. Les caractéristiques de ce qui a été nommé le « flag protest » sont le reflet d’un conflit complexe et persistant, mais également d’une certaine ironie de l’histoire qui continue d’enfermer la province dans les mêmes logiques de conflit.
Depuis le début des violences de décembre, qui ont dégénéré en six nuits consécutives d’émeutes entre le 2 et le 8 janvier 2013, une soixantaine de policiers ont déjà été blessés et une centaine de personnes ont été arrêtées (dont quatre-vingt-deux déjà inculpées). Les conséquences économiques ont quant à elles été évaluées à plus de 7 millions de livres sterling. Remettons tout d’abord certains éléments en ordre : dans un premier temps, les violences urbaines, qu’elles soient intercommunautaires ou à l’encontre des forces de police, sont des évènements récurrents depuis 1998 dans la province. Dans un second temps, ce n’est pas « la communauté protestante » qui met le feu aux voitures, utilise projectiles et cocktails Molotov contre la police, mais une minorité de personnes — à priori quelques centaines — souvent jeunes et issues des classes sociales les plus défavorisées.
Il est important donc de comprendre que ces évènements, certes d’une rare violence, ne remettent pas en cause la paix sociale en Irlande du Nord1, mais posent plutôt la question de l’existence même d’une telle pacification. Ce qui est présenté par les journaux du monde entier comme une breaking news n’en est définitivement pas une. Ces émeutes ne sont que le reflet spectaculaire de ce que tout le monde sait déjà depuis longtemps : la paix sociale reste un défi à accomplir dans la province et c’est jour après jour que la société nord-irlandaise continue de subir le poids d’un passé conflictuel qui se reconvertit très bien en présent sur le plan social.
Cependant, le mécontentement de la communauté protestante n’est pas une illusion, tout comme son sentiment de plus en plus affirmé qu’elle demeure le « grand perdant » des accords de paix. Si le noyau dur des manifestants est issu des classes défavorisées, c’est que l’aliénation des classes populaires protestantes, les plus radicales d’un point de vue politique, n’est plus à prouver. Si le débat sur le déploiement de l’Union Jack en est un exemple frappant, il permet surtout de voir dans les effets pervers de la recherche du compromis et de l’égalité — les deux pierres angulaires des accords de paix de 1998 — une certaine ironie.
La demande de changement dans la politique de déploiement du drapeau britannique vient originellement de deux conseillers municipaux, un membre du Sinn Féin (parti catholique radical) et un membre du Social and Democratic Labour Party (SDLP, parti catholique modéré). Ils demandaient alors le retrait pur et simple du drapeau. C’est dans un souci de compromis, et pour éviter un retrait complet et traumatisant pour la communauté protestante, que deux des conseillers de l’Alliance Party, parti historiquement intercommunautaire (donc non confessionnel), firent alors la proposition de s’aligner sur le reste du Royaume-Uni (et son calendrier prédéfini de dix-huit jours). L’Alliance Party étant un parti pivot au sein du conseil municipal de Belfast, la motion fut adoptée avec le soutien du SDLP et de Sinn Féin.
L’histoire ne semble cependant pas rendre justice aux partisans du compromis dans la province : les deux partis modérés qui signèrent les accords de paix en 1998 perdirent les élections qui suivirent et, dans le cas qui nous préoccupe ici, l’Alliance Party fut fortement pris à partie par les manifestants dont le slogan « Smash the Alliance Party » n’est sans doute pas étranger à la mise à sac de plusieurs de leurs locaux dans la ville.
En ce qui concerne la seconde pierre angulaire, la proposition fut défendue par les deux conseillers en expliquant qu’elle reconnaissait — entre autres — une société nord-irlandaise « partagée », dont les membres pouvaient être Britanniques, Irlandais ou même les deux (les Nord-Irlandais peuvent en effet avoir les deux nationalités s’ils le souhaitent). Elle garantissait donc à leurs yeux une égalité de reconnaissance pour les communautés et le choix du calendrier prédéfini fut même considéré comme un moyen pertinent pour promouvoir de « bonnes relations » entre les deux camps. Ni le discours égalitaire ni la possible amélioration des relations communautaires ne semblent avoir eu l’effet escompté. L’ironie de l’histoire fut à son comble lorsqu’on entendit les manifestants protestants utiliser le slogan « No Surrender !2 », caractéristique de la période la plus noire de l’histoire de l’opposition communautaire, rappelant encore une fois le poids du passé sur les perceptions actuelles de la communauté protestante. L’ironie tout court fut visible quant à elle lorsque le Democratic Unionist Party (DUP, parti radical protestant) présenta une plainte en bonne et due forme en argumentant que la proposition allait à l’encontre des attributions du conseil municipal en matière… d’égalité.
Ce sont toutes les caractéristiques de la situation qui semblent alors dégénérer vers des schémas bien connus du passé : les manifestations qui n’avaient au départ pas de structure propre, ni de liens spécifiques avec les groupes paramilitaires commencent à faire preuve d’organisation avec la mise en place d’un « comité de coordination », et des liens avec certains membres de groupes paramilitaires loyalistes (protestants) sont dénoncés par la police. L’Alliance Party met également en garde contre une évolution sectaire des violences, qui pourrait potentiellement conduire les groupes paramilitaires républicains (catholiques) à se présenter de nouveau comme les « défenseurs » de la communauté catholique. Quant aux liens avec les hommes politiques, c’est peut-être ici que le principal changement se dessine. Si la représentation symbolique des communautés était le socle fondateur et le garant de rapports hommes politiques-citoyens forts, la dissociation entre les politiques unionistes et les classes ouvrières protestantes se creuse. De plus, les politiques protestants ont été largement accusés d’un manque criant de leadeurship politique face à leur incapacité à dialoguer avec « leur communauté ».
L’Irlande du Nord n’en est donc pas à sa première poussée de fièvre en matière d’émeutes urbaines, ni probablement à sa dernière, mais chacune d’entre elles reflète une situation latente de conflit, qui ne cesse de gangréner les relations sociales et politiques. Le « flag protest » reste intrinsèquement ironique : une partie de la communauté protestante refuse de se conformer aux directives venant de Londres pendant que le principal parti non confessionnel de la province subit les pires outrages pour avoir porté les valeurs d’accords de paix que tous les acteurs en présence sont censés également défendre… Si cette ironie de l’histoire est un triste présage d’une répétition sans fin des logiques conflictuelles, l’éloignement entre la communauté protestante et ses représentants politiques, et les dissonances dans la manière dont le discours sur l’égalité est défini, mobilisé et compris, ne sont pas prêts de lui mettre des bâtons dans les roues.
- Le mardi 8janvier 2013, le site internet du journal Le Soir titrait, par exemple, « La pacification de Belfast vole en éclats ».
- « Pas de reddition ! »