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Irlande du Nord. Quand l’ironie de l’histoire permet à l’histoire de se répéter

Numéro 3 Mars 2013 par Anne-Alexandra Fournier

mars 2013

La ville de Bel­fast connait de sérieuses agi­ta­tions urbaines depuis le début du mois de décembre2012 et la déci­sion de son conseil muni­ci­pal de reti­rer le dra­peau bri­tan­nique du fron­ton de l’hôtel de ville. Son déploie­ment est depuis réduit à dix-huit jours par an, comme cela est déjà (en théo­rie) le cas pour les édi­fices gouvernementaux […]

La ville de Bel­fast connait de sérieuses agi­ta­tions urbaines depuis le début du mois de décembre2012 et la déci­sion de son conseil muni­ci­pal de reti­rer le dra­peau bri­tan­nique du fron­ton de l’hôtel de ville. Son déploie­ment est depuis réduit à dix-huit jours par an, comme cela est déjà (en théo­rie) le cas pour les édi­fices gou­ver­ne­men­taux dans les autres régions du Royaume-Uni. Or l’Irlande du Nord est le ter­rain d’affrontements com­mu­nau­taires depuis la fin des années 1960 entre une com­mu­nau­té catho­lique en faveur de la réuni­fi­ca­tion avec la Répu­blique d’Irlande et une com­mu­nau­té pro­tes­tante en faveur du main­tien de la pro­vince au sein du Royaume-Uni. Mal­gré un accord de paix poli­tique signé en 1998 entre les par­tis modé­rés natio­na­listes (catho­liques) et unio­nistes (pro­tes­tants), la socié­té nord-irlan­daise reste l’une des plus ségré­guées d’Europe, où les sché­mas de pen­sée com­mu­nau­taires conti­nuent de dic­ter les rap­ports poli­tiques et sociaux.

Dans ce contexte, cette déci­sion entrai­na un regain des ten­sions, avec de nom­breuses mani­fes­ta­tions pour la défense sym­bo­lique d’une « culture pro­tes­tante » per­çue comme mena­cée. Les carac­té­ris­tiques de ce qui a été nom­mé le « flag pro­test » sont le reflet d’un conflit com­plexe et per­sis­tant, mais éga­le­ment d’une cer­taine iro­nie de l’histoire qui conti­nue d’enfermer la pro­vince dans les mêmes logiques de conflit.

Depuis le début des vio­lences de décembre, qui ont dégé­né­ré en six nuits consé­cu­tives d’émeutes entre le 2 et le 8 jan­vier 2013, une soixan­taine de poli­ciers ont déjà été bles­sés et une cen­taine de per­sonnes ont été arrê­tées (dont quatre-vingt-deux déjà incul­pées). Les consé­quences éco­no­miques ont quant à elles été éva­luées à plus de 7 mil­lions de livres ster­ling. Remet­tons tout d’abord cer­tains élé­ments en ordre : dans un pre­mier temps, les vio­lences urbaines, qu’elles soient inter­com­mu­nau­taires ou à l’encontre des forces de police, sont des évè­ne­ments récur­rents depuis 1998 dans la pro­vince. Dans un second temps, ce n’est pas « la com­mu­nau­té pro­tes­tante » qui met le feu aux voi­tures, uti­lise pro­jec­tiles et cock­tails Molo­tov contre la police, mais une mino­ri­té de per­sonnes — à prio­ri quelques cen­taines — sou­vent jeunes et issues des classes sociales les plus défavorisées.

Il est impor­tant donc de com­prendre que ces évè­ne­ments, certes d’une rare vio­lence, ne remettent pas en cause la paix sociale en Irlande du Nord1, mais posent plu­tôt la ques­tion de l’existence même d’une telle paci­fi­ca­tion. Ce qui est pré­sen­té par les jour­naux du monde entier comme une brea­king news n’en est défi­ni­ti­ve­ment pas une. Ces émeutes ne sont que le reflet spec­ta­cu­laire de ce que tout le monde sait déjà depuis long­temps : la paix sociale reste un défi à accom­plir dans la pro­vince et c’est jour après jour que la socié­té nord-irlan­daise conti­nue de subir le poids d’un pas­sé conflic­tuel qui se recon­ver­tit très bien en pré­sent sur le plan social.

Cepen­dant, le mécon­ten­te­ment de la com­mu­nau­té pro­tes­tante n’est pas une illu­sion, tout comme son sen­ti­ment de plus en plus affir­mé qu’elle demeure le « grand per­dant » des accords de paix. Si le noyau dur des mani­fes­tants est issu des classes défa­vo­ri­sées, c’est que l’aliénation des classes popu­laires pro­tes­tantes, les plus radi­cales d’un point de vue poli­tique, n’est plus à prou­ver. Si le débat sur le déploie­ment de l’Union Jack en est un exemple frap­pant, il per­met sur­tout de voir dans les effets per­vers de la recherche du com­pro­mis et de l’égalité — les deux pierres angu­laires des accords de paix de 1998 — une cer­taine ironie.

La demande de chan­ge­ment dans la poli­tique de déploie­ment du dra­peau bri­tan­nique vient ori­gi­nel­le­ment de deux conseillers muni­ci­paux, un membre du Sinn Féin (par­ti catho­lique radi­cal) et un membre du Social and Demo­cra­tic Labour Par­ty (SDLP, par­ti catho­lique modé­ré). Ils deman­daient alors le retrait pur et simple du dra­peau. C’est dans un sou­ci de com­pro­mis, et pour évi­ter un retrait com­plet et trau­ma­ti­sant pour la com­mu­nau­té pro­tes­tante, que deux des conseillers de l’Alliance Par­ty, par­ti his­to­ri­que­ment inter­com­mu­nau­taire (donc non confes­sion­nel), firent alors la pro­po­si­tion de s’aligner sur le reste du Royaume-Uni (et son calen­drier pré­dé­fi­ni de dix-huit jours). L’Alliance Par­ty étant un par­ti pivot au sein du conseil muni­ci­pal de Bel­fast, la motion fut adop­tée avec le sou­tien du SDLP et de Sinn Féin.

L’histoire ne semble cepen­dant pas rendre jus­tice aux par­ti­sans du com­pro­mis dans la pro­vince : les deux par­tis modé­rés qui signèrent les accords de paix en 1998 per­dirent les élec­tions qui sui­virent et, dans le cas qui nous pré­oc­cupe ici, l’Alliance Par­ty fut for­te­ment pris à par­tie par les mani­fes­tants dont le slo­gan « Smash the Alliance Par­ty » n’est sans doute pas étran­ger à la mise à sac de plu­sieurs de leurs locaux dans la ville.

En ce qui concerne la seconde pierre angu­laire, la pro­po­si­tion fut défen­due par les deux conseillers en expli­quant qu’elle recon­nais­sait — entre autres — une socié­té nord-irlan­daise « par­ta­gée », dont les membres pou­vaient être Bri­tan­niques, Irlan­dais ou même les deux (les Nord-Irlan­dais peuvent en effet avoir les deux natio­na­li­tés s’ils le sou­haitent). Elle garan­tis­sait donc à leurs yeux une éga­li­té de recon­nais­sance pour les com­mu­nau­tés et le choix du calen­drier pré­dé­fi­ni fut même consi­dé­ré comme un moyen per­ti­nent pour pro­mou­voir de « bonnes rela­tions » entre les deux camps. Ni le dis­cours éga­li­taire ni la pos­sible amé­lio­ra­tion des rela­tions com­mu­nau­taires ne semblent avoir eu l’effet escomp­té. L’ironie de l’histoire fut à son comble lorsqu’on enten­dit les mani­fes­tants pro­tes­tants uti­li­ser le slo­gan « No Sur­ren­der !2 », carac­té­ris­tique de la période la plus noire de l’histoire de l’opposition com­mu­nau­taire, rap­pe­lant encore une fois le poids du pas­sé sur les per­cep­tions actuelles de la com­mu­nau­té pro­tes­tante. L’ironie tout court fut visible quant à elle lorsque le Demo­cra­tic Unio­nist Par­ty (DUP, par­ti radi­cal pro­tes­tant) pré­sen­ta une plainte en bonne et due forme en argu­men­tant que la pro­po­si­tion allait à l’encontre des attri­bu­tions du conseil muni­ci­pal en matière… d’égalité.

Ce sont toutes les carac­té­ris­tiques de la situa­tion qui semblent alors dégé­né­rer vers des sché­mas bien connus du pas­sé : les mani­fes­ta­tions qui n’avaient au départ pas de struc­ture propre, ni de liens spé­ci­fiques avec les groupes para­mi­li­taires com­mencent à faire preuve d’organisation avec la mise en place d’un « comi­té de coor­di­na­tion », et des liens avec cer­tains membres de groupes para­mi­li­taires loya­listes (pro­tes­tants) sont dénon­cés par la police. L’Alliance Par­ty met éga­le­ment en garde contre une évo­lu­tion sec­taire des vio­lences, qui pour­rait poten­tiel­le­ment conduire les groupes para­mi­li­taires répu­bli­cains (catho­liques) à se pré­sen­ter de nou­veau comme les « défen­seurs » de la com­mu­nau­té catho­lique. Quant aux liens avec les hommes poli­tiques, c’est peut-être ici que le prin­ci­pal chan­ge­ment se des­sine. Si la repré­sen­ta­tion sym­bo­lique des com­mu­nau­tés était le socle fon­da­teur et le garant de rap­ports hommes poli­tiques-citoyens forts, la dis­so­cia­tion entre les poli­tiques unio­nistes et les classes ouvrières pro­tes­tantes se creuse. De plus, les poli­tiques pro­tes­tants ont été lar­ge­ment accu­sés d’un manque criant de lea­deur­ship poli­tique face à leur inca­pa­ci­té à dia­lo­guer avec « leur communauté ».

L’Irlande du Nord n’en est donc pas à sa pre­mière pous­sée de fièvre en matière d’émeutes urbaines, ni pro­ba­ble­ment à sa der­nière, mais cha­cune d’entre elles reflète une situa­tion latente de conflit, qui ne cesse de gan­gré­ner les rela­tions sociales et poli­tiques. Le « flag pro­test » reste intrin­sè­que­ment iro­nique : une par­tie de la com­mu­nau­té pro­tes­tante refuse de se confor­mer aux direc­tives venant de Londres pen­dant que le prin­ci­pal par­ti non confes­sion­nel de la pro­vince subit les pires outrages pour avoir por­té les valeurs d’accords de paix que tous les acteurs en pré­sence sont cen­sés éga­le­ment défendre… Si cette iro­nie de l’histoire est un triste pré­sage d’une répé­ti­tion sans fin des logiques conflic­tuelles, l’éloignement entre la com­mu­nau­té pro­tes­tante et ses repré­sen­tants poli­tiques, et les dis­so­nances dans la manière dont le dis­cours sur l’égalité est défi­ni, mobi­li­sé et com­pris, ne sont pas prêts de lui mettre des bâtons dans les roues.

  1. Le mar­di 8janvier 2013, le site inter­net du jour­nal Le Soir titrait, par exemple, « La paci­fi­ca­tion de Bel­fast vole en éclats ».
  2. « Pas de reddition ! »

Anne-Alexandra Fournier


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