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Iran, sortir d’une république islamique ?

Numéro 11 Novembre 2002 par Pierre Vanrie

janvier 2009

L’I­ran est, au moment où ces lignes sont écrites, en train de vivre un de ses sou­bre­sauts « tra­di­tion­nels » tra­dui­sant désor­mais la confron­ta­tion sys­té­ma­tique entre le pou­voir réel, déte­nu par des conser­va­teurs accro­chés à leurs pri­vi­lèges poli­­ti­­co-éco­­no­­miques, et un mou­ve­ment étu­diant qui sort d’une léthar­gie dans laquelle l’a­vait plon­gé la répres­sion il y a trois ans, et qui, en […]

L’I­ran est, au moment où ces lignes sont écrites, en train de vivre un
de ses sou­bre­sauts « tra­di­tion­nels » tra­dui­sant désor­mais la confrontation
sys­té­ma­tique entre le pou­voir réel, déte­nu par des conservateurs
accro­chés à leurs pri­vi­lèges poli­ti­co-éco­no­miques, et un mouvement
étu­diant qui sort d’une léthar­gie dans laquelle l’a­vait plongé
la répres­sion il y a trois ans, et qui, en s’au­to­no­mi­sant quelque peu,
est en train de mettre le cou­rant réfor­ma­teur dans l’embarras.

De quoi s’a­git-il ? Hashem Agha­je­ri, un intel­lec­tuel ira­nien, professeur
d’u­ni­ver­si­té, révo­lu­tion­naire de la pre­mière heure, bles­sé de
guerre et membre d’une des for­ma­tions de la gauche isla­mique, a
pro­vo­qué un tol­lé il y a quelques mois en pro­po­sant une sorte d’aggiornamento
de l’is­lam — une réforme qui per­met­trait de déboucher
sur un « pro­tes­tan­tisme musul­man » — et en cri­ti­quant la tradition
chiite d’o­béis­sance aveugle aux « sources d’i­mi­ta­tion » que
consti­tuent les grands aya­tol­lahs (plus hautes auto­ri­tés de l’islam
chiite). Ces décla­ra­tions lui ont valu d’être récem­ment condam­né à
mort, ce qui a pro­vo­qué une réac­tion des étu­diants, dont les revendications
ont vite dépas­sé la défense du cas d’A­gha­je­ri pour déboucher
sur une contes­ta­tion du régime, qui reste pour le moment limitée
aux campus.

Cette contes­ta­tion est elle-même emblé­ma­tique d’un para­doxe de
plus en plus criant de la socié­té ira­nienne. En effet, les étudiants
fron­deurs, de plus en plus jeunes, sont donc de plus en plus en rupture
avec la culture isla­mo-révo­lu­tion­naire, qu’elle soit le fait des milieux reli­gieux et conser­va­teurs — dont le dis­cours poli­tique peu
attrayant pour les jeunes se limite désor­mais à la cha­ria et à un antiaméricanisme
oppor­tu­niste — ou le fait de cercles réfor­ma­teurs qui,
à l’ins­tar d’un Agha­je­ri, sont d’an­ciens radi­caux sin­cè­re­ment reconvertis
à des idéaux plu­ra­listes et démo­cra­tiques, mais dont le discours
reste mar­qué par des réfé­rences liées au pas­sé que les jeunes
étu­diants reprennent de moins en moins à leur compte.

Dès lors, l’une des ques­tions qui se posent aujourd’­hui en Iran est de
savoir si les asso­cia­tions isla­miques étu­diantes qui encadrent le
mou­ve­ment étu­diant, l’une des bases du cou­rant réfor­ma­teur, sont
en train de s’au­to­no­mi­ser par rap­port à ses relais poli­tiques réformateurs,
sans pour autant les renier, ou bien si le pré­sident réformateur
Kha­ta­mi et son relais poli­tique au Par­le­ment, le Par­ti de la
par­ti­ci­pa­tion isla­mique, consti­tuent tou­jours l’ho­ri­zon politique
indé­pas­sable des jeunes Ira­niens — 60 % de la popu­la­tion — qui ont
voté en masse pour Kha­ta­mi en 1997 et en 2001.

En d’autres termes, l’I­ran a‑t-il déjà « bas­cu­lé » dans un « post-khatamisme
 » tra­dui­sant éven­tuel­le­ment l’é­chec du concept de « démocratie
isla­mique » cher à Kha­ta­mi ? Le déses­poir, quant aux moyens
de Kha­ta­mi de pou­voir dépas­ser les nom­breux blo­cages d’un système
par­fai­te­ment cade­nas­sé par des conser­va­teurs struc­tu­rés au sein
d’ins­ti­tu­tions se dis­tin­guant par une coop­ta­tion interne, semble
avoir gagné du ter­rain ces der­niers temps en Iran. Le pou­voir conservateur
semble d’ailleurs avoir comp­té sur l’a­pa­thie déses­pé­rante provoquée
par la péren­ni­té de l’ef­fi­ca­ci­té de ses blo­cages institutionnels
sub­tils pour main­te­nir sa tutelle. Les mani­fes­ta­tions étu­diantes de
ces der­niers jours pour­raient néan­moins lui don­ner tort. Reste à voir
tou­te­fois si la mobi­li­sa­tion étu­diante a pro­vo­qué un véri­table impact
et une envie d’adhé­sion, dans un pays où les médias réformateurs
font de l’au­to­cen­sure et où tout le monde n’a pas accès à internet.
Par ailleurs, la socié­té ira­nienne est-elle prête à une nou­velle révolution
 ? Avec tous les risques que cela com­porte ? Ou bien s’est-elle
rési­gnée à la toute-puis­sance des conser­va­teurs, trop occu­pée qu’elle
est à gérer un quo­ti­dien fait de dif­fi­cul­tés éco­no­miques croissantes
 ?

Autant de ques­tions qui se posent alors que les réfor­ma­teurs, sur lesquels
de nom­breux espoirs se sont fon­dés, ont tout de même depuis
plu­sieurs années inves­ti des ins­ti­tu­tions élec­tives (pré­si­dence,
Par­le­ment, minis­tères, conseils muni­ci­paux et admi­nis­tra­tions qui
en dépendent) et se sont donc inévi­ta­ble­ment dis­cré­di­tés par des querelles
d’am­bi­tion et par un recours inévi­table à la corruption.

Comme le décrit bien Serge Michel dans son por­trait de l’intellectuel
anti­con­for­miste Hatam Gha­de­ri, il existe aus­si chez les réfor­ma­teurs, y com­pris par­mi les intel­lec­tuels qui s’ins­crivent dans leur
mou­vance, des indi­vi­dus obsé­dés par leur ego et qui ne demandent
qu’à deve­nir des Ber­nard-Hen­ri Lévy ira­niens, dis­cré­di­tant ain­si la
nou­velle vague intel­lec­tuelle ira­nienne, pour­tant incontestablement
prolixe.

En 1979, avec sa Révo­lu­tion isla­mique, l’I­ran deve­nait un modèle
pour ceux qui dans le monde musul­man sou­hai­taient alors renverser
des régimes jugés impies et injustes. La poli­tique étran­gère de cet
Iran radi­cal était alors tour­née vers l’ex­por­ta­tion de ses idéaux islamo-
révo­lu­tion­naires. L’é­chec de cette poli­tique — sauf peut-être au
Liban avec la créa­tion du Hez­bol­lah, qui a néan­moins acquis sa
propre auto­no­mie — n’a pas empê­ché la Répu­blique isla­mique d’incarner
mal­gré tout, de façon sym­bo­lique, une avant-garde d’un islamisme
révo­lu­tion­naire, mal­gré une spé­ci­fi­ci­té chiite et per­sane limitant
son pou­voir d’at­trac­tion. Vingt-trois ans plus tard, l’I­ran donne
des signes de vou­loir « sor­tir de sa révo­lu­tion reli­gieuse » — pour
para­phra­ser le titre d’un livre de Farhad Khos­ro­kha­var et d’Olivier
Roy consa­cré à ce sujet (voir notre bibliographie).

Dès lors, au moment où la Tur­quie semble être en train de réconcilier
les concepts de démo­cra­tie, de laï­ci­té et d’is­lam, l’I­ran est-t-il à
nou­veau, à son tour, en mesure de deve­nir une avant-garde et un
modèle plus que sym­bo­lique pour le monde musulman ?

Le dos­sier pré­pa­ré par La Revue nou­velle tente, de façon non exhaustive,
de four­nir, concer­nant ces nom­breuses inter­ro­ga­tions, des
pistes de réflexion.
(29 novembre 2002)

Pierre Vanrie


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