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Iran. La révolution ou l’impasse ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 - Proche et Moyen-orient par Pierre Vanrie

juillet 2009

À l’heure où ces lignes sont écrites, la situa­tion est encore incer­taine à Téhé­ran. Le vaste mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion contre ce qui res­semble furieu­se­ment à une tri­che­rie élec­to­rale semble ne pas fai­blir, d’au­tant moins qu’un des sym­boles de cette contes­ta­tion, le can­di­dat mal­heu­reux Mir Hos­sein Mous­sa­vi, a annon­cé qu’il irait jus­qu’au bout dans sa remise en cause des […]

À l’heure où ces lignes sont écrites, la situa­tion est encore incer­taine à Téhé­ran. Le vaste mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion contre ce qui res­semble furieu­se­ment à une tri­che­rie élec­to­rale semble ne pas fai­blir, d’au­tant moins qu’un des sym­boles de cette contes­ta­tion, le can­di­dat mal­heu­reux Mir Hos­sein Mous­sa­vi, a annon­cé qu’il irait jus­qu’au bout dans sa remise en cause des résul­tats. Dans ces condi­tions, l’an­cien Pre­mier ministre (1980 – 1988) et l’autre can­di­dat réfor­ma­teur Meh­di Karou­bi ont pla­cé la barre très haut et ne peuvent donc plus faire machine arrière à moins de se dis­cré­di­ter défi­ni­ti­ve­ment sur le plan poli­tique. L’obs­ti­na­tion de la par­tie adverse qui, elle aus­si, entend ne rien céder, annonce une épreuve de force qui, si elle doit se régler dans la rue, pour­rait s’a­vé­rer très vio­lente. Son issue est d’au­tant plus incer­taine que, si le mou­ve­ment de contes­ta­tion pos­sède en Mous­sa­vi son per­son­nage sym­bo­lique, celui-ci ne contrôle pas un mou­ve­ment socio­lo­gi­que­ment très hété­ro­gène qui n’a, en outre, ni pro­gramme ni idéologie.

Le doute quant à la réelle popu­la­ri­té élec­to­rale des quatre can­di­dats en lice domi­nait dans les pre­mières heures qui ont sui­vi la vic­toire sur­prise du pré­sident sor­tant. Et d’au­cuns de rap­pe­ler alors que l’on avait peut-être oublié qu’un Ahma­di­ne­jad pou­vait aus­si être popu­laire. Pour autant la divi­sion socio­lo­gique de l’é­lec­to­rat entre, d’une part, les « déshé­ri­tés » et les cam­pagnes votant pour Ahma­di­ne­jad et, d’autre part, les quar­tiers nord de Téhé­ran et la classe moyenne votant pour Mous­sa­vi, ne résiste pas vrai­ment à l’a­na­lyse. Tout d’a­bord parce que des indices de plus en plus pré­cis révé­lés par les réfor­ma­teurs qui dis­posent de nom­breux relais dans l’ap­pa­reil d’É­tat, et notam­ment au sein du minis­tère de l’In­té­rieur res­pon­sable de l’or­ga­ni­sa­tion de ces élec­tions, attestent d’une fraude élec­to­rale à grande échelle mon­trant les limites de cette vision par trop sché­ma­tique. En annon­çant pré­ma­tu­ré­ment sa vic­toire le soir même de l’é­lec­tion, Mous­sa­vi vou­lait d’ailleurs prendre de vitesse ceux qui étaient en train de fal­si­fier des résul­tats qui, selon ses sources, le don­naient lar­ge­ment vain­queur devant Karou­bi et Ahma­di­ne­jad, ce der­nier arri­vant seule­ment en troi­sième position.

La rapi­di­té avec laquelle les résul­tats offi­ciels étaient donc annon­cés sus­ci­taient le doute dès lors que cela tran­chait avec la façon dont ce scru­tin s’é­tait dérou­lé lors des neufs édi­tions pré­cé­dentes. C’est ain­si que, contrai­re­ment à l’u­sage, le jour du scru­tin, les résul­tats étaient annon­cés par « blocs » de cinq mil­lions de voix sans aucun détail sur leur répar­ti­tion en fonc­tion des pro­vinces. Or, la dimen­sion régio­nale est essen­tielle pour pou­voir juger de la pro­bi­té de cette élec­tion. Quelques exemples s’a­vèrent ain­si par­ti­cu­liè­re­ment révé­la­teurs : Meh­di Karou­bi est arri­vé qua­trième avec un score dont la fai­blesse est en soi déjà très dou­teuse dès lors que ce per­son­nage proche de Kho­mei­ny, pré­sident du Maj­lis (Par­le­ment) à deux reprises, a failli pas­ser le pre­mier tour de l’é­lec­tion pré­si­den­tielle de 2005 (il avait alors déjà dénon­cé la fraude) en recou­rant notam­ment à des pro­po­si­tions popu­listes et déma­go­giques de redis­tri­bu­tion de la rente pétro­lière (à l’ins­tar d’Ah­ma­di­ne­jad). Il n’au­rait donc recueilli que 0,85% des voix dans un scru­tin où la par­ti­ci­pa­tion a été mas­sive (85%)… Ce per­son­nage qui, à l’in­verse de Mous­sa­vi, est entré en cam­pagne très tôt, dis­po­sait d’un quo­ti­dien d’ex­cel­lente qua­li­té (Ete­mad é Mel­li) et avait su obte­nir le par­rai­nage d’in­tel­lec­tuels popu­laires et de renom (le théo­lo­gien Abdol­ka­rim Soroush, l’an­cien ministre de la Culture Ataol­lah Moha­je­ra­ni, le jou­na­liste Moham­mad Qou­cha­ni arrê­té dès le début de la contes­ta­tion…). Il a réa­li­sé lors de ces der­nières élec­tions pré­si­den­tielles un score incroya­ble­ment bas dans sa région d’o­ri­gine (le Lores­tan, à l’ouest de l’I­ran) où il est pour­tant très popu­laire. Sur la pres­sion des pro­tes­ta­taires, le minis­tère de l’In­té­rieur a fina­le­ment don­né quelques détails sur la répar­ti­tion régio­nale du vote et il s’a­vère que Meh­di Karou­bi fait qua­torze fois moins de voix qu’Ah­ma­di­ne­jad au Lores­tan et six fois moins qu’en 2005… Idem pour Mir Hos­sein Mous­sa­vi, Turc d’A­zer­baïd­jan qui, dans sa région d’o­ri­gine, est éga­le­ment bat­tu par le pré­sident sor­tant. Le Kur­dis­tan (nord-ouest) sun­nite et le Gui­lan (ouest de la mer Cas­pienne), habi­tuel­le­ment abs­ten­tion­niste et méfiant vis-à-vis du chiisme d’É­tat pour l’un, très pro-réfor­ma­teur pour l’autre, auraient éga­le­ment plé­bis­ci­té Mah­moud Ahma­di­ne­jad, ren­for­çant ain­si les inter­ro­ga­tions et le doute.

Certes, le manque de pré­cau­tions d’ordre tech­nique per­met­tant d’a­voir un scru­tin « propre » font que chaque élec­tion est sujette à cau­tion en Iran. Mais si la fraude a été plus impor­tante par rap­port aux élec­tions pré­cé­dentes, c’est en réa­li­té dû en grande par­tie à la fin de la « coha­bi­ta­tion » entre réfor­ma­teurs et conser­va­teurs. En effet, si le minis­tère de l’In­té­rieur est char­gé de l’or­ga­ni­sa­tion des élec­tions, le fameux « Conseil des Gar­diens » (Sho­rayé Negah­ban) en assure éga­le­ment la « super­vi­sion », après en avoir fil­tré les can­di­dats. En cas de coha­bi­ta­tion, c’est à dire si le minis­tère de l’In­té­rieur dépend d’un gou­ver­ne­ment pro-réfor­ma­teur, ce qui était le cas jus­qu’en 2005, l’é­qui­libre entre le très pro-conser­va­teur Conseil des Gar­diens, organe non élec­tif dont les membres sont nom­més par le Guide suprême, et le minis­tère de l’In­té­rieur char­gé de l’exé­cu­tion du scru­tin, per­met­tait jusque-là d’é­vi­ter une fraude massive.

Mais au-delà des détails sur cette fraude, l’é­vo­lu­tion de la situa­tion et l’am­pleur de la contes­ta­tion font que cette ques­tion est peut-être deve­nue secon­daire dans la mesure où l’on assiste désor­mais à une crise de régime dont le manque d’i­déo­lo­gie des mani­fes­tants a pu jusque-là mas­quer la pro­fon­deur. La cam­pagne élec­to­rale avait déjà été riche en débats et en polé­miques où le sys­tème avait été remis en cause au moins indi­rec­te­ment par les can­di­dats, y com­pris d’ailleurs par Ahma­di­ne­jad. L’aya­tol­lah Kho­mei­ny, fon­da­teur du régime, a ain­si été, vingt ans après sa mort, par­ti­cu­liè­re­ment pré­sent au cours de cette cam­pagne notam­ment chez les deux can­di­dats réfor­ma­teurs qui n’ont ces­sé de reven­di­quer leur héri­tage révo­lu­tion­naire et de rap­pe­ler leur proxi­mi­té avec lui.

Par contre, Ahma­di­ne­jad, qui ne l’a certes pas fré­quen­té, n’a pas ren­ché­ri dans cet atta­che­ment et n’a pas hési­té, notam­ment dans son face-à-face télé­vi­sé avec Mous­sa­vi, à atta­quer vio­lem­ment, au mépris des règles non écrites gérant l’é­qui­libre sub­til des pou­voirs concur­rents au sein de la Répu­blique isla­mique, cer­tains sym­boles de ce régime, en l’oc­cur­rence Hashe­mi Raf­sand­ja­ni accu­sé de cor­rup­tion. Ce der­nier à la tête du Conseil des experts (Maj­lis é Kho­bre­gan), qui, en théo­rie, peut des­ti­tuer le Guide suprême, et du Conseil des inté­rêts du régime (Sho­ra yé mas­la­hat é nezam), a réagi très vive­ment en envoyant une lettre au Guide suprême qu’il a ren­due publique et dans laquelle, uti­li­sant un ton très dur fai­sant fi des usages habi­tuels lorsque l’on s’a­dresse au Guide, il a enjoint celui-ci de réagir contre des accu­sa­tions met­tant selon lui en cause l’es­prit même de la révo­lu­tion. Par cette mis­sive, Raf­sand­ja­ni for­çait Kha­me­nei à sor­tir de sa réserve d’au­tant plus qu’il est appa­ru de plus en plus clai­re­ment par la suite que le Guide suprême pre­nait fait et cause pour Ahma­di­ne­jad. Avant de tenir un dis­cours assez dur lors de son ser­mon de la prière du ven­dre­di qui a sui­vi les élec­tions, Kha­me­nei avait fait en début de semaine une allo­cu­tion télé­vi­sée tenant des pro­pos inha­bi­tuel­le­ment modé­rés dans un style pater­na­liste bien­veillant qui tra­his­sait un cer­tain désar­roi face à la tour­nure des évé­ne­ments. Même si le ser­mon du ven­dre­di à l’u­ni­ver­si­té de Téhé­ran a mar­qué le retour d’une logor­rhée plus auto­ri­taire, le Guide suprême a pris le risque d’af­fai­blir sa fonc­tion en affi­chant un sou­tien trop mani­feste à l’é­gard d’Ahmadinejad.

Tout le sys­tème poli­tique de la Répu­blique isla­mique repo­sant sur la pré­émi­nence de cette fonc­tion, la perte de neu­tra­li­té aus­si fla­grante de celle-ci dans un pays où la dyna­mique sociale est si forte peut créer les condi­tions d’une véri­table crise de régime. Les réfor­ma­teurs regrou­pés autour de Mous­sa­vi s’ap­puyant sur cette large contes­ta­tion pour­raient éven­tuel­le­ment en béné­fi­cier. Mais, les Pas­da­rans, corps d’ar­mée d’é­lite dont le poids dans l’ap­pa­reil d’É­tat et l’é­co­no­mie s’est ren­for­cé pen­dant la pré­si­dence d’Ah­ma­di­ne­jad, pour­raient tout autant pro­fi­ter de l’oc­ca­sion pour par­ache­ver ce que cer­tains qua­li­fient déjà de « coup d’État ».

(23 juin 2009)

Pierre Vanrie


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