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Iran : la guerre des symboles

Numéro 10 Octobre 2009 par Pierre Vanrie

octobre 2009

Dans un régime dont le fon­da­teur, l’ayatollah Kho­mei­ny, demeure le sym­bole, les réfé­rences à celui-ci ont désor­mais ten­dance à être mono­po­li­sées par l’opposition, celle incar­née par les deux can­di­dats mal­heu­reux à la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle de juin 2009, Mir Hos­sein Mous­sa­vi et Meh­di Karou­bi. Certes, la belle una­ni­mi­té régnant offi­ciel­le­ment autour de Kho­mei­ny n’est jamais par­ve­nue à cacher un […]

Dans un régime dont le fon­da­teur, l’ayatollah Kho­mei­ny, demeure le sym­bole, les réfé­rences à celui-ci ont désor­mais ten­dance à être mono­po­li­sées par l’opposition, celle incar­née par les deux can­di­dats mal­heu­reux à la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle de juin 2009, Mir Hos­sein Mous­sa­vi et Meh­di Karoubi.

Certes, la belle una­ni­mi­té régnant offi­ciel­le­ment autour de Kho­mei­ny n’est jamais par­ve­nue à cacher un débat et des dis­sen­sions autour de son pro­jet poli­tique et phi­lo­so­phique. Au début de la révo­lu­tion, il y avait déjà des aya­tol­lahs, majo­ri­taires d’ailleurs au sein du cler­gé chiite, reje­tant la doc­trine du velayat é faqih (qui consi­dère que l’autorité reli­gieuse la plus com­pé­tente doit exer­cer le pou­voir tem­po­rel et qui jus­ti­fie donc la théo­cra­tie) au nom de la sépa­ra­tion entre le cler­gé chiite et le pou­voir poli­tique. Dans l’ambiance révo­lu­tion­naire de l’époque, ils ont alors été mar­gi­na­li­sés voire « défro­qués », comme ce fut le cas de l’ayatollah Cha­riat Mada­ri. L’ayatollah Mon­ta­ze­ri, quant à lui, dau­phin déchu de Kho­mei­ny, qui a contri­bué à l’élaboration de cette doc­trine, estime qu’elle est mal appli­quée aujourd’hui, ce qui lui vaut d’être pla­cé en rési­dence sur­veillée à Qom. Mais, outre ces der­niers, il y a dans la mou­vance ultra-conser­va­trice par­ti­sane du velayat é faqih une remise en cause même du prin­cipe de « Répu­blique » isla­mique. Le chef de file de cette ten­dance est l’ayatollah Mes­bah Yaz­di qui consi­dère que « répu­blique » et « islam » sont incom­pa­tibles et que le vali ul faqih (le Guide suprême) est le repré­sen­tant de l’imam caché sur terre dont aucune déci­sion ne peut être contes­tée. Par cette inter­pré­ta­tion abso­lu­tiste, il remet en cause la doc­trine de Kho­mei­ny dont il a été l’élève et dont il estime que la phi­lo­so­phie a été mal inter­pré­tée. Mes­bah Yaz­di, bête noire du cou­rant réfor­ma­teur et qui aurait même publié des fat­was auto­ri­sant le meurtre d’opposants, est consi­dé­ré comme le guide spi­ri­tuel du pré­sident Ahmadinejad.

Khomeiny, symbole de la contestation

Ces débats n’empêchent pas que Kho­mei­ny incarne tou­jours une sorte de clef de voûte sym­bo­lique du régime. Pour autant, il est deve­nu tout au long de la cam­pagne élec­to­rale et après les élec­tions pré­si­den­tielles du 12 juin, une image uti­li­sée presque exclu­si­ve­ment par les can­di­dats réfor­ma­teurs Mir Hos­sein Mous­sa­vi et Meh­di Karou­bi, c’est-à-dire, dans le contexte actuel, le sym­bole de la contes­ta­tion de ce même régime. La ten­dance conser­va­trice qui détient le pou­voir a d’ailleurs per­çu le dan­ger de cette « récu­pé­ra­tion » au point de faire en sorte que les célé­bra­tions du sou­ve­nir de l’«imam » qui ont lieu chaque année depuis 1989 soient annu­lées. La crainte est en effet que ce genre de céré­mo­nie soit désor­mais ins­tru­men­ta­li­sée par une oppo­si­tion répri­mée, dont les demandes offi­cielles pour mani­fes­ter sont sys­té­ma­ti­que­ment reje­tées et qui pro­fite donc de la moindre occa­sion offi­cielle pour se faire entendre. Le petit-fils de Kho­mei­ny, Has­san Kho­mei­ny, que le régime a mis un temps en avant dans un désir de péren­ni­sa­tion sym­bo­lique du sys­tème, et qui est res­pon­sable du mau­so­lée où se trouve enter­ré son grand-père, a d’ailleurs pris ses dis­tances avec le régime en refu­sant d’assister à la céré­mo­nie d’investiture consa­crant la réélec­tion de Ahma­di­ne­jad. Et il s’affiche osten­si­ble­ment avec des per­son­na­li­tés proches de Mous­sa­vi et de l’ancien pré­sident réfor­ma­teur Kha­ta­mi. La grande prière de la fin du mois de jeûne du Rama­dan (aïd al fitr) qui devait se tenir dans un vaste lieu de prière de Téhé­ran pré­vu pour accueillir des cen­taines de mil­liers de per­sonnes s’est fina­le­ment tenue à l’université de Téhé­ran, lieu plus étroit per­met­tant un contrôle poli­cier plus effi­cace. Cette déci­sion cache mal la crainte des auto­ri­tés de voir ce type d’occasion trans­for­mée en mani­fes­ta­tion de contes­ta­tion. De grandes céré­mo­nies reli­gieuses pré­vues à l’occasion du mois du Rama­dan ont ain­si été annu­lées ou dépla­cées dans des endroits moins en vue sous des pré­textes divers cachant mal la crainte des auto­ri­tés de voir ces occa­sions trans­for­mées en autant de mani­fes­ta­tions de contestation.

De même, la céré­mo­nie com­mé­mo­rant la mémoire de l’ayatollah Tale­gha­ni, autre grande figure révo­lu­tion­naire décé­dée en 1979, pré­vue dans un haut lieu de la pen­sée reli­gieuse réfor­ma­trice de Téhé­ran, n’a pas non plus été auto­ri­sée. Il faut dire que la céré­mo­nie d’hommage à Behe­sh­ti, l’un des archi­tectes de la révo­lu­tion, assas­si­né en 1981, qui a eu lieu dans une mos­quée du nord de Téhé­ran à la fin du mois de juin der­nier avait été l’occasion d’une mani­fes­ta­tion spon­ta­née d’opposants à la réélec­tion d’Ahmadinejad bien vite réprimée.

L’opposition s’est donc réap­pro­prié les armes sym­bo­liques d’un régime qui s’appuyait notam­ment sur ce genre de célé­bra­tion pour assu­rer sa péren­ni­té. La prière du ven­dre­di, véri­table ins­ti­tu­tion du régime et dont le pre­mier diri­geant fut pré­ci­sé­ment l’ayatollah Tale­gha­ni, a éga­le­ment été l’occasion d’une contes­ta­tion lorsque Hashe­mi Raf­sand­ja­ni, per­son­nage cen­tral de l’histoire et du fonc­tion­ne­ment de la Répu­blique isla­mique, en a été l’imam le 17 juillet dernier.

Pour la pre­mière fois dans l’histoire tren­te­naire de cette répu­blique, la prière du ven­dre­di à l’université de Téhé­ran a été répri­mée par les forces de l’ordre et l’un des can­di­dats réfor­ma­teurs qui s’y ren­dait, Meh­di Karou­bi, a été agres­sé. Même l’organisation de la « Jour­née de Jéru­sa­lem », qui a eu lieu le 18 sep­tembre der­nier, et qui est l’occasion pour les auto­ri­tés ira­niennes d’exprimer leur soli­da­ri­té avec les Pales­ti­niens sur un mode anti-israé­lien radi­cal et où les conser­va­teurs com­mu­nient entre eux, a sus­ci­té des craintes de la part des auto­ri­tés au point que le Guide suprême Ali Kha­me­nei a dû deman­der lors de la prière du ven­dre­di pré­cé­dent, que cette jour­née « ne se trans­forme pas en celle de la dés­union ». Comme pré­vu, ce ras­sem­ble­ment a été ins­tru­men­ta­li­sé par l’opposition dont les par­ti­sans s’y sont ren­dus en masse don­nant à cette mani­fes­ta­tion un dérou­le­ment tota­le­ment inédit. Aux cris de « mort à Israël » et « mort à l’Amérique » scan­dés par les orga­ni­sa­teurs, une par­tie de la foule répon­dait ain­si « mort à la Rus­sie » (per­çue comme un sou­tien du gou­ver­ne­ment d’Ahmadinejad) et « mort au dic­ta­teur » (allu­sion à Ahma­di­ne­jad). Par cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion, le régime se voit concur­ren­cé direc­te­ment dans un type d’événement sur lequel il s’appuyait jusque-là pour affir­mer son orien­ta­tion idéo­lo­gique et mon­trer à la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale l’adhésion de la popu­la­tion autour de ses mots d’ordre poli­tiques. La pré­sence remar­quée de l’opposition brouille ain­si le mes­sage que le régime vou­lait don­ner de lui-même à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran.

La ten­dance dure du régime, qui a pris le pou­voir à l’occasion de cette élec­tion dou­teuse, oscille ain­si entre la répres­sion (notam­ment en jugeant dans un simu­lacre de pro­cès cer­taines des per­son­na­li­tés qui fai­sait par­tie du sys­tème) de tout ce qui lui don­nait sa force sym­bo­lique jusque-là, et le doute quant à la méthode à employer pour jugu­ler une contes­ta­tion tou­jours bien pré­sente. Cette indé­ci­sion trans­pa­raît ain­si de plus en plus dans les prêches du Guide suprême qui souffle tan­tôt le chaud tan­tôt le froid dès lors qu’il ne peut pas négli­ger outre mesure, par la répres­sion, des sym­boles dans un régime où la charge idéo­lo­gique pèse inévi­ta­ble­ment de tout son poids.

Sciences humaines

L’«idéologie occi­den­tale » est d’ailleurs pré­sen­tée sans sur­prise comme la res­pon­sable de la per­ver­sion de la jeu­nesse ira­nienne qui a par­ti­ci­pé en masse aux mani­fes­ta­tions de pro­tes­ta­tion consé­cu­tives à l’élection pré­si­den­tielle du 12 juin. Néan­moins, une étape a été fran­chie cette fois dans la logor­rhée antioc­ci­den­tale clas­sique du régime ira­nien avec une attaque en règle des « sciences humaines » qui seraient à l’origine de l’«égarement » des jeunes Ira­niens dès lors qu’elles trans­mettent des valeurs sociales et poli­tiques occi­den­tales. Deux tiers des étu­diants ins­crits dans les uni­ver­si­tés ira­niennes aujourd’hui le sont dans des facul­tés de sciences humaines. Les auto­ri­tés viennent donc d’annoncer des mesures visant à réduire ce nombre paral­lè­le­ment à un contrôle ren­for­cé du milieu estu­dian­tin par l’intermédiaire d’organisations d’étudiants bas­sid­jis (mili­ciens char­gés de la répres­sion inté­rieure) qui rem­plissent désor­mais le vide lais­sé par la répres­sion qui a frap­pé les prin­ci­pales orga­ni­sa­tions étu­diantes dont la plus impor­tante, le Def­ter é Tah­kim é Vah­dat (Bureau du ren­for­ce­ment de l’unité) qui avait publi­que­ment appor­té son sou­tien à la can­di­da­ture de Meh­di Karoubi.

Les pro­cès de Téhé­ran du mois d’août 2009 ont ain­si été l’occasion d’une condam­na­tion par contu­mace sur la base de la théo­rie du com­plot des phi­lo­sophes et socio­logues occi­den­taux les plus emblé­ma­tiques. Le phi­lo­sophe alle­mand Jür­gen Haber­mas, le poli­to­logue anglais John Keane, fon­da­teur du Centre d’études de la démo­cra­tie à l’université de West­mins­ter, et le phi­lo­sophe amé­ri­cain Richard McKay Ror­ty, aujourd’hui décé­dé, ont ain­si été dénon­cés pour leurs « idées sub­ver­sives » dans une paro­die de pro­cès où Said Haj­ja­rian, arrê­té au len­de­main de l’élection et consi­dé­ré comme le « cer­veau » du mou­ve­ment réfor­ma­teur, a fait lire des aveux vrai­sem­bla­ble­ment extor­qués sous la tor­ture dans les­quels il recon­nais­sait avoir ren­con­tré ces « agents des ser­vices secrets bri­tan­niques et amé­ri­cains ». Les auto­ri­tés ira­niennes pensent donc que la réduc­tion des filières en sciences humaines per­met­tra de dimi­nuer la capa­ci­té de contes­ta­tion du mou­ve­ment étu­diant. Pour­tant, bon nombre de vic­times étu­diantes de la répres­sion qui a sui­vi les mani­fes­ta­tions contre la fraude élec­to­rale sont issues de facul­tés de sciences exactes. De même, à l’époque du shah, les grandes figures du mou­ve­ment étu­diant contes­ta­taire qui ont à cette époque décou­vert les ver­tus de l’islam révo­lu­tion­naire et qui ont ensuite inves­ti l’appareil d’État de la Répu­blique isla­mique n’étaient pas non plus des étu­diants en sciences humaines.

Le choix de Kame­ran Dane­shd­jou — ancien haut fonc­tion­naire du minis­tère de l’Intérieur, res­pon­sable de l’organisation des der­nières élec­tions pré­si­den­tielles — en tant que nou­veau ministre des Sciences, en charge des uni­ver­si­tés, ne laisse en tout cas pla­ner aucun doute quant à la volon­té du régime d’opérer un contrôle accru sur les universités.

Par cette « reprise en main » opé­rée à la suite de l’élection pré­si­den­tielle, le régime a consi­dé­ra­ble­ment réduit la base sur laquelle il s’appuyait pour se main­te­nir. Même les grands digni­taires reli­gieux chiites viennent de remettre en cause la légi­ti­mi­té reli­gieuse du Guide suprême Ali Kha­me­nei en ne s’accordant pas avec lui sur la date de fin du mois de Rama­dan. Dans ces condi­tions, le régime se fra­gi­lise dès lors que ses adver­saires réfor­ma­teurs qui jusque-là pre­naient grand soin de ne pas dépas­ser cer­taines lignes rouges et don­naient ain­si une sorte de cau­tion plu­ra­liste au régime, pour­raient radi­ca­li­ser leurs posi­tions à mesure que la répres­sion qui les touche s’accentue. Un régime qui voit sa base rétré­cir et qui est contes­té jusque dans ses réfé­rences sym­bo­liques risque alors de recou­rir à encore davan­tage de répres­sion dans un cercle vicieux mena­çant à terme son maintien.

20 sep­tembre 2009

Pierre Vanrie


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