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Iran : l’opposition à la recherche d’un leadeurschip

Numéro 1 Janvier 2010 - Iran par Pierre Vanrie

janvier 2010

Le décès de l’ayatollah Mon­ta­ze­ri le 19 décembre der­nier a per­mis à l’opposition ira­nienne de l’intérieur, le « mou­ve­ment vert », d’opérer une jonc­tion mon­trant sa grande diver­si­té face au pré­sident Ahma­di­ne­jad et à la ten­dance conser­va­trice qui domine tous les sec­teurs de l’appareil d’État et de l’économie. L’opposition qui mani­feste dès qu’elle peut dans les rues de Téhé­ran « recrute » […]

Le décès de l’ayatollah Mon­ta­ze­ri le 19 décembre der­nier a per­mis à l’opposition ira­nienne de l’intérieur, le « mou­ve­ment vert », d’opérer une jonc­tion mon­trant sa grande diver­si­té face au pré­sident Ahma­di­ne­jad et à la ten­dance conser­va­trice qui domine tous les sec­teurs de l’appareil d’État et de l’économie. L’opposition qui mani­feste dès qu’elle peut dans les rues de Téhé­ran « recrute » plu­tôt dans la classe moyenne, au sens large, de la capi­tale et par­mi les étu­diants. La par­ti­ci­pa­tion mas­sive lors des obsèques de l’ayatollah Mon­ta­ze­ri, dau­phin déchu de Kho­mei­ny deve­nu oppo­sant réso­lu à la direc­tion actuelle du régime ira­nien, et l’instrumentalisation par l’opposition des céré­mo­nies de l’Achoura1 ont donc mon­tré que celle-ci ne se limi­tait pas à « une jeu­nesse téhé­ra­naise dorée avide d’occidentalisation », mais qu’elle se com­po­sait aus­si d’une frange de croyants se mani­fes­tant bien au-delà de la capi­tale. Outre les obsèques de l’ayatollah Mon­ta­ze­ri qui ont eu lieu à Naja­fa­bad, non loin d’Ispahan, le deuil de celui qui était deve­nu une sorte de « guide spi­ri­tuel » de cette oppo­si­tion hété­ro­clite a été obser­vé un peu par­tout dans le pays.

Par ailleurs, bien loin d’affaiblir ce mou­ve­ment, la dis­pa­ri­tion de cet aya­tol­lah a démon­tré l’aspect plu­ri­di­men­sion­nel d’une oppo­si­tion que le régime ne pour­ra pas stop­per en frap­pant à sa tête dès lors qu’elle en a plu­sieurs. Avant son décès, il était per­mis de s’interroger sur la réelle popu­la­ri­té de l’ayatollah Mon­ta­ze­ri. Celui-ci n’avait pas hési­té à s’opposer à l’ayatollah Kho­mei­ny en per­sonne sur la ques­tion des exé­cu­tions mas­sives à la fin des années quatre-vingt. Cette oppo­si­tion lui avait d’ailleurs cou­té toute pers­pec­tive de rem­pla­cer le fon­da­teur de la Répu­blique isla­mique au titre de Guide suprême et de vivre reclus à Qom en rési­dence surveillée.

Mon­ta­ze­ri jouis­sait du sta­tut de « source d’imitation » (mar­ja taq­lid) qui confère au doc­teur de la loi reli­gieuse chiite un rôle de réfé­rence pour les croyants qui décident de suivre son ensei­gne­ment. Le cler­gé chiite se sin­gu­la­rise par une struc­ture hié­rar­chique rela­ti­ve­ment infor­melle. Dans ce contexte, le croyant peut déci­der libre­ment de pri­vi­lé­gier les ensei­gne­ments du mar­ja (source d’imitation) qu’il pré­fère. Il par­ti­cipe alors à un réseau qui, outre ses aspects spi­ri­tuels, se dis­tingue éga­le­ment par sa dimen­sion socio­économique grâce aux dona­tions des croyants. Mon­ta­ze­ri a ain­si pu s’appuyer sur ce type de fonc­tion­ne­ment tra­di­tion­nel. L’opposition cou­ra­geuse de Mon­ta­ze­ri aux exé­cu­tions som­maires a consi­dé­ra­ble­ment limi­té ses dépla­ce­ments phy­siques, qui n’ont pas pu empê­cher sa parole de cir­cu­ler, mal­gré les cam­pagnes de déni­gre­ment orches­trées contre lui par le régime. L’hommage ren­du par une par­tie non négli­geable de la popu­la­tion ira­nienne lors de sa dis­pa­ri­tion illustre la péren­ni­té de ces réseaux traditionnels.

Opposition et religion

Le régime semble d’ailleurs l’avoir bien com­pris puisqu’il s’en prend désor­mais aux quelques autres aya­tol­lahs qui n’ont jamais caché leurs sym­pa­thies réfor­ma­trices et qui ont expri­mé leur cri­tique envers le guide suprême Kha­me­nei, nom­mé aya­tol­lah à la « va-vite » et qu’ils ne consi­dèrent pas comme une « source d’imitation ». Une orga­ni­sa­tion reli­gieuse conser­va­trice, l’«Association des ensei­gnants du sémi­naire isla­mique de Qom », inféo­dée au Guide suprême Kha­me­nei, vient pour­tant de dénier à l’ayatollah Sanei la qua­li­té de « source d’imitation » dès lors que celui-ci passe pour une sorte de suc­ces­seur de Mon­ta­ze­ri au titre de cau­tion reli­gieuse du mou­ve­ment d’opposition. Sanei, connu pour son inter­pré­ta­tion plu­tôt libé­rale des textes reli­gieux rela­tifs aux femmes, avait clai­re­ment sou­te­nu les can­di­dats réfor­ma­teurs contre Ahmadinejad.

Il n’est pas le seul à faire l’objet d’une répres­sion de la part d’un régime théo­cra­tique qui opprime ceux qui ont tenu à gar­der leurs dis­tances par rap­port à un État qui, en fonc­tion­na­ri­sant le cler­gé chiite, l’a para­doxa­le­ment affai­bli, lui qui tire notam­ment sa force de sa tra­di­tion d’indépendance. Le cha­risme de ces per­son­na­li­tés joue néan­moins un rôle non négli­geable dans ce bras de fer. En effet, si au début de la révo­lu­tion, Kho­mei­ny avait réus­si à mar­gi­na­li­ser l’ayatollah Cha­riat Mada­ri — qui avait pour­tant une grande légi­ti­mi­té sur le plan reli­gieux — qui s’opposait à sa doc­trine émi­nem­ment poli­tique du Velayat é Faqih (théo­rie affir­mant la pri­mau­té du reli­gieux sur le poli­tique)2, à l’élaboration de laquelle Mon­ta­ze­ri col­la­bo­ra d’ailleurs, il le dut à un contexte révo­lu­tion­naire qui lui était favorable.

Aujourd’hui, par contre, Kha­me­nei, qui n’a qu’une faible légi­ti­mi­té reli­gieuse et qui le sait, ne peut pas se per­mettre d’affronter direc­te­ment sur le ter­rain des idées ces aya­tol­lahs bien plus pres­ti­gieux que lui du point de vue reli­gieux. Il recourt donc à la force, avec pour résul­tat para­doxal que la Répu­blique isla­mique est le régime ira­nien qui aura le plus oppri­mé et dis­cré­di­té l’institution infor­melle que consti­tue le « cler­gé » chiite. C’est pour cette rai­son que les plus grands aya­tol­lahs du chiisme, y com­pris Mon­ta­ze­ri, ont reje­té ou pris leurs dis­tances avec la théo­rie du Velayat é Faqih qui, sur le long terme, s’avère très nui­sible à la tra­di­tion d’indépendance des clercs chiites.

Revendications

Par ailleurs, dans la fou­lée du plan de réso­lu­tion de la crise en cinq points pré­sen­té au début jan­vier 2010 par Mir Hos­sein Mou­sa­vi dans le sou­ci de démon­trer sa sta­ture d’homme d’État, cinq per­son­na­li­tés du cou­rant réfor­ma­teur ren­trant plus ou moins dans la caté­go­rie des « intel­lec­tuels reli­gieux », actuel­le­ment en exil, ont pré­sen­té un cahier de reven­di­ca­tions en dix points pro­lon­geant et ren­for­çant ceux avan­cés quelques jours plus tôt par Mous­sa­vi. Ils réclament ain­si la libé­ra­tion des pri­son­niers poli­tiques, l’organisation de nou­velles élec­tions pré­si­den­tielles, le juge­ment des res­pon­sables des crimes et mau­vais trai­te­ments com­mis ces der­niers mois, la dépo­li­ti­sa­tion des ins­ti­tu­tions reli­gieuses chiites, etc. Ces cinq intel­lec­tuels se reven­diquent tous d’une appar­te­nance reli­gieuse, mais dans un sens réso­lu­ment réformiste.

Abdol­ka­rim Soroush qui a par­ti­ci­pé aux purges de l’université ira­nienne au len­de­main de la révo­lu­tion de 1979 a évo­lué vers une remise en ques­tion de son enga­ge­ment radi­cal ini­tial pour déve­lop­per une vision de l’islam plus « libé­rale » en phase avec le concept de démo­cra­tie. Les autres signa­taires — Ataol­lah Moha­je­ra­ni, ancien ministre de la Culture de Kha­ta­mi, Abdo­la­li Bazar­gan, exé­gète du Coran et fils du pre­mier Pre­mier ministre isla­mo-libé­ral de la Répu­blique isla­mique Meh­di Bazar­gan, Akbar Gan­ji, ancien gar­dien de la révo­lu­tion, jour­na­liste, oppo­sant célèbre et auteur d’un « mani­feste répu­bli­cain » prô­nant la sépa­ra­tion de la reli­gion et de l’État et Moh­sen Kadi­var, reli­gieux chiite réfor­ma­teur — ont connu un par­cours plus ou moins iden­tique3. Certes, ces intel­lec­tuels influents très pré­sents dans les médias inter­net et audio­vi­suels de la dia­spo­ra, et très sui­vis en Iran, ne sont pas sur place, mais ils sont le sym­bole d’une ini­tia­tive visant à struc­tu­rer plus concrè­te­ment les reven­di­ca­tions d’une oppo­si­tion très hétérogène.

On constate donc que ces reven­di­ca­tions, qu’elles émanent de Mous­sa­vi ou de ces cinq intel­lec­tuels, sont réso­lu­ment réfor­mistes dans le sens où aucune ne prône une remise en cause de la Répu­blique isla­mique. D’une cer­taine façon, ce nou­veau lea­deur­ship qui se des­sine n’est pas anti­re­li­gieux4. Une com­po­sante, dif­fi­ci­le­ment esti­mable, de ce « mou­ve­ment vert » sou­haite cer­tai­ne­ment aller plus loin dans la remise en cause du carac­tère isla­mique, fût-il réfor­mé, de cette Répu­blique, mais (par pru­dence ou pour des rai­sons tac­tiques?), elle n’exprime pas de reven­di­ca­tion allant dans ce sens. Ain­si, la figure de Kho­mei­ny, pour­tant contro­ver­sée — Mon­ta­ze­ri lui-même s’y était oppo­sé — n’a jamais jusqu’à main­te­nant fait l’objet d’une remise en cause par les mani­fes­tants mal­gré les ten­ta­tives du régime de prou­ver le contraire5.

La ques­tion du lea­deur­ship de cette oppo­si­tion dont l’importance aug­mente autant que sa plu­ra­li­té est donc posée. Outre les lea­deurs de l’intérieur — Mous­sa­vi, Karou­bi et dans une moindre mesure Kha­ta­mi et Raf­sand­ja­ni, ce der­nier étant très silen­cieux ces der­niers temps — et ceux de la dia­spo­ra, il y a toute une nou­velle géné­ra­tion de lea­deurs locaux peu connus qui font leurs armes dans la rue par­mi les­quels on trouve notam­ment des femmes. L’avocate et mili­tante des droits de l’homme Sha­di Sadr6, arrê­tée deux semaines au mois de juillet 2009, dresse le pro­fil des nou­velles mili­tantes qu’elle a décou­vertes en pri­son : issues de milieux modestes éco­no­mi­que­ment et cultu­rel­le­ment, dis­po­sant de peu de culture poli­tique, elles se sont réa­li­sées en orga­ni­sant des groupes de mani­fes­tants le plus sou­vent com­po­sés d’une majo­ri­té d’hommes lors des mobi­li­sa­tions contes­tant la réélec­tion de Mah­moud Ahma­di­ne­jad. On est donc loin de l’image d’étudiants hyper-poli­ti­sés domi­nant ces mobilisations.

Par ailleurs, dans un pays comme l’Iran où l’accès à l’université a été lar­ge­ment géné­ra­li­sé (on parle d’environ vingt mil­lions d’étudiants à l’université sur près de sep­tante mil­lions d’habitants), y com­pris dans les coins les plus recu­lés du pays comme le Balou­chis­tan, l’image de l’étudiant ne se réduit de toute façon pas au « fils de bonne famille des quar­tiers nord de Téhé­ran ». Le repré­sen­tant du Guide suprême auprès des uni­ver­si­tés, sorte de « com­mis­saire » de Kha­me­nei, a d’ailleurs recon­nu publi­que­ment que « 70 % des étu­diants des uni­ver­si­tés ira­niennes n’avaient pas voté pour Ahma­di­ne­jad lors de la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle »7.

La force de cette oppo­si­tion réside dans son hété­ro­gé­néi­té, ce qui fait qu’on peut dif­fi­ci­le­ment la déca­pi­ter. Pour autant, la ques­tion de son lea­deur­ship et donc de sa capa­ci­té à se poser en véri­table inter­lo­cu­teur et à ne pas se frag­men­ter reste posée.

8 jan­vier 2010

  1. L’Achoura est pour les chiites la céré­mo­nie qui chaque dixième jour du mois musul­man de Mohar­ram com­mé­more le mar­tyre de l’Imam Hus­sein, mas­sa­cré avec sa famille à Ker­be­la en 680 de notre ère par les Ommeyades.
  2. Ce concept de théo­cra­tie chiite déve­loppe l’idée selon laquelle le doc­teur reli­gieux le plus com­pé­tent, c’est-à-dire un grand aya­tol­lah, détient l’autorité suprême en matière de repré­sen­ta­tion du pro­phète ou de l’imam caché qui pour les chiites revien­dra tel un mes­sie le jour du Juge­ment der­nier. Il s’agit donc d’une théo­rie affir­mant la pri­mau­té du reli­gieux sur le poli­tique et qui consti­tue la clef de voute du régime ira­nien actuel.
  3. Akbar Gan­ji a tou­te­fois déve­lop­pé des réflexions plus cri­tiques sur la reli­gion et le texte cora­nique lui-même sus­ci­tant un débat phi­lo­so­phi­co-reli­gieux contra­dic­toire et très pro­lixe avec notam­ment Ataol­lah Mohajerani.
  4. Les « cinq points » avan­cés par Mous­sa­vi s’inscrivent dans une approche plus mini­ma­liste et léga­liste tan­dis que les « dix points » des cinq intel­lec­tuels se dis­tinguent par leur empreinte répu­bli­caine. Ces der­niers, conscients d’être à l’extérieur de l’Iran, entendent accom­pa­gner les reven­di­ca­tions de Moussavi.
  5. La télé­vi­sion d’État ira­nienne a dif­fu­sé en décembre 2009 des images, consi­dé­rées par beau­coup comme un mon­tage gros­sier, mon­trant des mani­fes­tants déchi­rer des pho­tos de Kho­mei­ny dans le but de dis­cré­di­ter l’opposition et de lui alié­ner les Ira­niens éprou­vant du res­pect pour le fon­da­teur de la Répu­blique islamique.
  6. Libé­rée à la suite d’importantes pres­sions inter­na­tio­nales, Sha­di Sadr, lau­réate de plu­sieurs prix inter­na­tio­naux récom­pen­sant son enga­ge­ment, était de pas­sage à Bruxelles au début décembre 2009.
  7. Mar­dom­sa­la­ri, (quo­ti­dien ira­nien), Téhé­ran, 13 décembre 2009.

Pierre Vanrie


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