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Inventer l’Autre, s’illusionner sur soi ? Le débat des études postcoloniales
Le dossier de La Revue nouvelle d’avril 2010 consacré à l’histoire politique et économique du Congo depuis cinquante ans soulignait les continuités, les discontinuités et les contradictions de cette période. Amertume et inquiétude émergeaient de la lecture donnée des présidentialismes, des identités instables et des néoimpérialismes économiques. Le présent dossier offre une image différente de l’Afrique […]
Le dossier de La Revue nouvelle d’avril 2010 consacré à l’histoire politique et économique du Congo depuis cinquante ans soulignait les continuités, les discontinuités et les contradictions de cette période. Amertume et inquiétude émergeaient de la lecture donnée des présidentialismes, des identités instables et des néoimpérialismes économiques. Le présent dossier offre une image différente de l’Afrique en quête d’elle-même, à travers la subtilité et l’humour de ses chercheurs et artistes, bédéistes en l’occurrence. La créativité de l’intelligence et de l’imagination de ces derniers en soutient l’idée-phare, laquelle vise à dépasser toute forme de colonialisme intellectuel. À cet effort participent les chercheurs belges (enquêtant sur le continent africain et collaborant avec des universités d’autres continents) qui signent les articles que l’on va lire.
D’abord, une brève esquisse de l’historique, du sens et des enjeux du postcolonial s’impose. Les « études postcoloniales » ou postcolonial studies viennent du monde anglo-saxon. Elles font partie de la mouvance critique instaurée dans les sciences sociales depuis plusieurs décennies. Pour de nombreux auteurs, les mentors intellectuels sont Foucault et Derrida, lesquels permettent de déconstruire les rapports de force à l’œuvre dans les représentations et les discours sur le fait colonial. La pensée de Marx a aussi souvent servi de cadre d’analyse de même que celle de Gramsci amenant à réfléchir sur la notion d’hégémonie.
Les études postcoloniales ne forment pas de corps théorique propre, ni d’ailleurs de discipline universitaire à part entière. Elles se définissent par leur hybridité, empruntant concepts et démarches aux auteurs susmentionnés de même qu’à divers courants issus de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire, de la littérature et de la linguistique. Les cultural studies (notamment avec les recherches entreprises par le Center for Contemporary Cultural Studies de Birmingham créé dans les années soixante et auquel le nom de Stuart Hall est associé), disséquant les rapports de pouvoir contenus dans la culture, leur ont servi d’horizon de pensée. Les subaltern studies racontant l’histoire de la colonisation du point de vue de l’Autre, le « subalterne », le paysan, la femme, l’opprimé, leur sont associées. Ces dernières ont été mises à l’honneur par des chercheurs indiens (ayant souvent étudié dans des universités anglaises ou américaines et y travaillant) tels que Guha, Spivak, Chatterjee, Appadurai et aussi Chakrabarty.
Comme le montre ce dossier, les penseurs africains ne sont pas en reste dans le débat sur la « postcolonie », terme emprunté au titre du livre de l’historien camerounais Achille Mbembe1. S’intéressant aux violences de l’assujettissement colonial, ce dernier interroge également la coexistence contradictoire des temps historiques qui structurent la subjectivité africaine. Quant au philosophe Valentin Mudimbe2, il met en évidence l’idée selon laquelle les processus à l’œuvre dans le phénomène de décolonisation opèrent non seulement sur le plan des réalités sociales, mais aussi dans l’ordre du symbolique et donc de l’imaginaire.
Le projet théorique instauré par les études postcoloniales possède deux versants, l’un de nature historique, l’autre de nature politique. Le premier versant dessine un double mouvement : réécrire l’histoire coloniale, non plus sous l’angle de l’histoire « première », celle de la modernité occidentale triomphante imposant au monde ses valeurs « universelles » issues des Lumières (État de droit, droits de l’homme…) et son mode d’organisation économique capitaliste, mais à partir des temporalités, des croyances et des vécus propres à l’histoire « seconde », celle des autochtones ou indigènes, pour reprendre à gros traits la distinction établie par Chakrabarty3.
Cette optique vise à « provincialiser » l’Europe, non pas en rejetant les acquis de la pensée européenne (qui orientent encore les schèmes de pensée et les cadres d’analyse des anciens colonisés), mais en montrant ses contradictions et en la relativisant, afin de laisser la place à des modes d’appréhension de la réalité historique, à des logiques de développement et à des voix, issus des mondes autres que l’Europe. Plaider en faveur d’une histoire d’un point de vue postcolonial amène donc à penser l’histoire et son écriture de manière plurielle.
De cette façon, le « post » inclus dans le terme « postcolonial » doit être compris au sens logique, c’est-à-dire comme instaurant une pensée critique, plutôt qu’au sens purement chronologique. Les études postcoloniales se présentent, en effet, comme une discussion critique sur la colonisation et ses effets, notamment sur le plan symbolique et, en particulier, dans la perception de soi par les ex-colonisés. L’acception de postérité dans le temps, celle-là même sous laquelle elle apparait dans le très riche dossier consacré à la mémoire du Congo dans les imaginaires littéraires, historiques, médiatiques et politiques belges (« Le Congo, le miroir des Belges », La Revue nouvelle, janvier-février 2005) n’est ni la seule, ni la plus importante.
Le second versant des études postcoloniales est de nature politique. En effet, la contestation du système de domination occidental et la lecture critique de l’histoire ainsi engagée interrogent à nouveaux frais la question de la démocratie et de son universalisme dans des sociétés devenues multiculturelles, en particulier celles des anciens pays colonisateurs. Il s’agit, par là, d’attirer l’attention sur la présence et les droits des minorités, souvent négligées ou méprisées. Dans cette optique favorable à une démocratie multiculturelle, à la fois multiethnique et multireligieuse, les sociétés occidentales pourraient devenir un laboratoire d’inventions et d’expérimentations pratiques nouvelles. L’argument principal consiste à dire que les politiques de redistribution économique entre les diverses composantes de la société doivent être complétées par des politiques de reconnaissance. Ces dernières prennent en charge les injustices historiques commises à l’encontre de ces minorités, notamment en accordant des droits particuliers aux ressortissants des différentes communautés ethnoculturelles (telle la discrimination positive par des procédures de quotas). Les politiques de reconnaissance s’illustrent également à travers les lois dites « mémorielles », en particulier celle déposée par Christine Taubira, députée de Guyane, reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité (2001). Elles peuvent encore trouver des retombées dans une reformulation des programmes d’enseignement en histoire, en littérature, en éducation politique et en religion, adoptant un point de vue moins eurocentré, plus ouvert à la diversité des cultures qui composent les sociétés européennes actuelles.
Un tel lien entre la perspective plus politique du multiculturalisme et les études postcoloniales est établi par Francesco Fistetti dans Théories du multiculturalisme. Un parcours entre philosophie et sciences sociales4. Ce livre offre un double avantage : d’un côté, il propose une lecture balisage des principaux penseurs et concepts clés des courants de pensée postcoloniale auxquels il a été fait allusion ici ; de l’autre, il pose la question de leur traduction dans le champ politique par la reconnaissance de la multiculturalité en Occident. Cela dit, il offre une perspective parmi d’autres et n’épuise pas le champ de recherches évoqué dans cette introduction.
Les articles qui suivent proposent une mosaïque de thématiques — l’articulation entre la réflexion postcoloniale et l’immigration, la recherche en histoire coloniale de l’Afrique, le concept de « bibliothèque coloniale », la bande dessinée congolaise, les enjeux et la réception de la première visite du président Obama sur le continent africain — interrogées sur le mode « postcolonial », autrement dit dans une perspective déconstructiviste de mise en lumière des chevauchements, des croisements et des contradictions internes aux cas étudiés.
Un bref survol historique et théorique de la pensée des représentants marquants de la pensée postcoloniale (pour la plupart cités ci-avant) permet à Albert Bastenier de cautionner le « tournant culturel » qu’assument les études postcoloniales en sciences sociales. D’un côté, le décentrement épistémologique imposé par ces dernières invite à considérer la participation des cultures non européennes à la définition de la modernité, laquelle reste un projet en cours de réalisation. De l’autre, les études postcoloniales amènent à repenser l’intégration des immigrés dans les sociétés occidentales. Cela non pas tant comme assimilation de ces derniers à la culture sociétale dominante, que comme transformation de la société dans son ensemble en direction d’une plus grande complexité et d’une plus grande ouverture.
Pedro Monaville propose une analyse théorique de la signification accordée à l’africanisme et à l’histoire africaine dans les études postcoloniales. À partir du livre fondateur de Mudimbe, The invention of Africa, il insiste sur le défi qui consiste à ne pas figer dans une identité stable le sujet africain, dégagé du carcan de sa définition par les sciences sociales teintées d’ethnocentrisme européen. Un cas concret permet à Monaville de décrire les mécanismes d’une telle démarche visant à retrouver la « gnose » africaine ou l’ensemble des savoirs africains, au-delà et à travers les discours coloniaux, et à les aborder comme des « espaces mouvants de débats ».
Quant à Marc Poncelet, il retrace l’itinéraire qui l’a amené à étudier les sciences coloniales belges et à rédiger une monographie à ce sujet. L’étude de la production des savoirs coloniaux, coloniaux tardifs et postcoloniaux doit, selon lui, s’articuler à celle des savoirs populaires, privilégiée par les études subalternes et postcoloniales. En outre, elle se prête particulièrement à la mise en place d’une démarche euro-africaine, laquelle encourage le croisement des perspectives sur l’objet d’étude.
Dans sa contribution sur la « bibliothèque coloniale », qui désigne le savoir livresque relatif au passé colonial, Quentin de Becker interroge, de manière critique, les sources permettant d’analyser le fait colonial. Plus particulièrement, il examine le mode de traitement du Fonds reine Élizabeth pour l’assistance médicale aux indigènes (Foreami) par des historiens et autres scientifiques belges. Ce faisant, il critique la vision dualiste dans une perspective historique évolutive, donnée par la synthèse en la matière : Médecine et hygiène en Afrique centrale de 1885 à nos jours (1992), vision qui persiste encore dans les sources de cette histoire accessible notamment sur Internet.
L’analyse du discours d’Obama lors de sa visite au Ghana, proposée par Mathieu Hilgers, montre, pour l’essentiel, comment ce dernier use de son identité « raciale ». La lecture critique et minutieuse du discours en révèle les enjeux concrets et immédiats d’ordre économique, politique, social et symbolique. La mise en lumière de ces différents éléments souligne l’asymétrie dans les relations entre les États-Unis et le Ghana. La réception de ce discours révèle le même contraste, oscillant entre enthousiasme et fatalisme au Ghana, et dénotant par son caractère marginal aux États-Unis. Par conséquent, la générosité des intentions et la « race » du président américain ne suffisent pas à déjouer les rapports de force persistants entre les ex-dominants et les ex-dominés.
Véronique Bragard et Christophe Dony offrent un parcours de l’exposition Congostrip. Ils abordent le postcolonial à l’aune des transformations successives de la bande dessinée congolaise. Du pastiche colonial, imprégné de scoutisme et d’esprit missionnaire à la critique sociale et à la mise sous tutelle par le régime de Mobutu, les thèmes varient et montrent leur dépendance contextuelle. La refondation de la République du Congo a suscité une diversification de la création bédéiste et l’intégration de thèmes postcoloniaux. Le genre comique y prédomine, même quand il est question de critique sociale.
En contrepoint et à titre documentaire, un texte de Hegel décrit l’Afrique noire telle qu’elle est apparue dans l’imaginaire philosophique occidental. Loin d’être anodin, ce passage représente une forme de matrice de toutes les distinctions du discours colonial : nature versus culture ; économie de subsistance versus économie d’échange ; l’homme africain associé au monde de l’enfance et opposé à l’homme européen incarnant l’âge adulte.
Cette mosaïque de textes reflète les deux traits saillants des études postcoloniales : d’un côté, l’hybridité dans ses sources et approches et, de l’autre, la déconstruction de toute posture coloniale, même inconsciente. Quant à la première, les textes sont respectivement de nature philosophique, historique, sociologique-anthropologique ou littéraire, tout en ne se limitant pas de manière stricte à une discipline. Quant à la seconde, leur démarche vise toujours à ramener à la surface les non-dits, à faire ressortir les rapports de force et les asymétries. Comme démarche intellectuelle, le postcolonial traque ces relents de subordination et de soumission là où ils sont encore présents et les évacue sur le mode de la critique reconstructive.
- Mbembe Achille, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, 2000.
- Mudimbe Valentin, The Invention of Africa, Indiana University Press, 1988.
- Chakrabarty Dipesh, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, trad. fr., éditions Amsterdam, 2009.
- Francesco Fistetti, La Découverte, 2009.