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Vingt ans de crises
Pourquoi entamer une démarche interdisciplinaire sur un sujet aussi rebattu que la crise. Pour en finir avec elle ou au contraire pour lui révéler une substance inattendue ? Sans doute les deux. Car si quelque chose à comprendre s’ajoute, ce n’est pas seulement dans le produit de la démarche, mais dans la démarche elle-même. Tant il est […]
Pourquoi entamer une démarche interdisciplinaire sur un sujet aussi rebattu que la crise. Pour en finir avec elle ou au contraire pour lui révéler une substance inattendue ? Sans doute les deux. Car si quelque chose à comprendre s’ajoute, ce n’est pas seulement dans le produit de la démarche, mais dans la démarche elle-même. Tant il est vrai que la question du savoir et du dispositif social pour lequel il est construit est au cœur même de l’expérience de la crise telle que nous la construisons tous les jours.
Cela fait plus de vingt ans que le monde occidental subit une expérience curieuse sur laquelle une étiquette a été placée : la crise. Quelles ruptures, quelles croyances en deuils se sont-elles investies dans cette expression devenue banale ?
Le propre de la crise est que le changement n’est plus assumé. C’est en tout cas cette dimension qui a été privilégiée dans la construction de l’expérience de la crise. Au point de gommer d’autres traits du mot par lequel on l’a désignée. Le mot crise, quand on en use pour renvoyer à cette situation qui est la nôtre depuis le choc pétrolier, ne met plus aujourd’hui ce qui était jugé le plus pertinent dans le concept de crise : l’état intense mais momentané d’un processus évolutif, le côté hoquet ou le désarroi momentané qui en résulte. Ainsi, le terme de révolution a‑t-il changé de sens par le fait même qu’on l’ait appliqué à la hâte pour nommer l’expérience politique vécue au XVIIIe siècle, ignorant ainsi la conception cyclique de l’Histoire que suggérait l’expression, conception pourtant encore bien présente dans l’Encyclopédie (voir l’article « révolution »).
Par définition donc, les crises n’étaient pas faites pour durer et leur caractère improbable et atypique les plaçait naturellement en marge de toute entreprise de connaissance. C’est, partant, la distance que nous avons prise, dans l’expérience, avec le concept originel qui est sans doute la plus révélatrice de la compréhension que nous pouvons en avoir aujourd’hui. En effet, cette distance traduit elle-même deux dimensions essentielles de la crise que son insistance souligne : celle du désir et celle de la maitrise. Dans cette espèce de panne des représentations qui interdit momentanément de nommer et d’assumer positivement le changement se joue aussi le drame du savoir et de l’expérience. C’est, semble-t-il, l’ensemble du dispositif institutionnel du savoir et de sa diffusion qui se trouve brouillé avec la vie. La rigidité des compartiments disciplinaires, leurs articulations différenciées avec le pouvoir ou leur indifférence vis-à-vis de lui conditionnent une opacité dangereuse.
Certes, la division de l’effort de savoir en disciplines permet l’accumulation des connaissances. Les balises posées marquent des caps, autorisent des dépassements. Ainsi s’arrache-t-on au piétinement inlassable de la sagesse et de la résignation. Les questions essentielles sont démantibulées, les horizons se multiplient. La raison s’exerce dans un champ Circonscrit et trouve la résonance qui lui est propre.
Mais, outre qu’il, satisfont peu au plaisir esthétique de la connaissance, le savoir compartimenté et les appareils autoritaires qui les enrégimentent font courir un risque grave de désintégration sociale. Ils aboutissent à l’abstraction incontrôlée des termes sur lesquels ils portent, confondant la carte et le terrain, pour finalement ignorer ce ·dernier au profit de l’idéalisation ingénieuse que constitue la première et sur laquelle on se fondra désormais. L’abstraction incontrôlée des données est aussi ce qui permet de sauter allègrement de la qualité à la quantité, en gommant tout ce qui permet ce saut, à savoir la réduction à l’égalité, du même.
Au plan des sciences sociales et des sciences humaines en général, cette attitude révolte et particulièrement lorsqu’elle s’emmanche au pouvoir. Entendre le président d’un parti politique, au cours de la dernière campagne électorale, évoquer un « stock incompressible de chômage » signale une double dérive en cascade. Les termes mêmes empruntés naïvement à un raisonnement économique sont évidemment de nature à heurter les intéressés et à insensibiliser les autres. Mais au-delà, on voit bien que la question telle qu’elle est posée par cette expression et le raccourci de l’expérience qu’elle suggère renvoie à une défaite déjà acceptée en même temps qu’à une incapacité de renouveler son approche.
À cette première butée, le savoir disciplinaire borné en ajoute une seconde celle de l’incommunicabilité à laquelle elle se résigne. Incommunicabilité à l’égard des voies parallèles de la connaissance que sont les autres disciplines, incommunicabilité en direction des utilisateurs et de la société dans son ensemble dont il se coupe de l’expérience, comme si les termes sur lequel il raisonnait étaient en quelque sorte donnés d’avance pour l’éternité. Finalement, il s’agit donc de lutter pour que le sens de l’histoire cesse de nous échapper.