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Vingt ans de crises

Numéro 6/7 juin-juillet 1995 par La Revue nouvelle

juillet 2018

Pour­quoi enta­mer une démarche inter­dis­ci­pli­naire sur un sujet aus­si rebat­tu que la crise. Pour en finir avec elle ou au contraire pour lui révé­ler une sub­stance inat­ten­due ? Sans doute les deux. Car si quelque chose à com­prendre s’a­joute, ce n’est pas seule­ment dans le pro­duit de la démarche, mais dans la démarche elle-même. Tant il est […]

Pour­quoi enta­mer une démarche inter­dis­ci­pli­naire sur un sujet aus­si rebat­tu que la crise. Pour en finir avec elle ou au contraire pour lui révé­ler une sub­stance inat­ten­due ? Sans doute les deux. Car si quelque chose à com­prendre s’a­joute, ce n’est pas seule­ment dans le pro­duit de la démarche, mais dans la démarche elle-même. Tant il est vrai que la ques­tion du savoir et du dis­po­si­tif social pour lequel il est construit est au cœur même de l’ex­pé­rience de la crise telle que nous la construi­sons tous les jours.

Cela fait plus de vingt ans que le monde occi­den­tal subit une expé­rience curieuse sur laquelle une éti­quette a été pla­cée : la crise. Quelles rup­tures, quelles croyances en deuils se sont-elles inves­ties dans cette expres­sion deve­nue banale ?

Le propre de la crise est que le chan­ge­ment n’est plus assu­mé. C’est en tout cas cette dimen­sion qui a été pri­vi­lé­giée dans la construc­tion de l’ex­pé­rience de la crise. Au point de gom­mer d’autres traits du mot par lequel on l’a dési­gnée. Le mot crise, quand on en use pour ren­voyer à cette situa­tion qui est la nôtre depuis le choc pétro­lier, ne met plus aujourd’­hui ce qui était jugé le plus per­ti­nent dans le concept de crise : l’é­tat intense mais momen­ta­né d’un pro­ces­sus évo­lu­tif, le côté hoquet ou le désar­roi momen­ta­né qui en résulte. Ain­si, le terme de révo­lu­tion a‑t-il chan­gé de sens par le fait même qu’on l’ait appli­qué à la hâte pour nom­mer l’ex­pé­rience poli­tique vécue au XVIIIe siècle, igno­rant ain­si la concep­tion cyclique de l’His­toire que sug­gé­rait l’ex­pres­sion, concep­tion pour­tant encore bien pré­sente dans l’En­cy­clo­pé­die (voir l’ar­ticle « révolution »).

Par défi­ni­tion donc, les crises n’é­taient pas faites pour durer et leur carac­tère impro­bable et aty­pique les pla­çait natu­rel­le­ment en marge de toute entre­prise de connais­sance. C’est, par­tant, la dis­tance que nous avons prise, dans l’ex­pé­rience, avec le concept ori­gi­nel qui est sans doute la plus révé­la­trice de la com­pré­hen­sion que nous pou­vons en avoir aujourd’­hui. En effet, cette dis­tance tra­duit elle-même deux dimen­sions essen­tielles de la crise que son insis­tance sou­ligne : celle du désir et celle de la mai­trise. Dans cette espèce de panne des repré­sen­ta­tions qui inter­dit momen­ta­né­ment de nom­mer et d’as­su­mer posi­ti­ve­ment le chan­ge­ment se joue aus­si le drame du savoir et de l’ex­pé­rience. C’est, semble-t-il, l’en­semble du dis­po­si­tif ins­ti­tu­tion­nel du savoir et de sa dif­fu­sion qui se trouve brouillé avec la vie. La rigi­di­té des com­par­ti­ments dis­ci­pli­naires, leurs arti­cu­la­tions dif­fé­ren­ciées avec le pou­voir ou leur indif­fé­rence vis-à-vis de lui condi­tionnent une opa­ci­té dangereuse.

Certes, la divi­sion de l’ef­fort de savoir en dis­ci­plines per­met l’ac­cu­mu­la­tion des connais­sances. Les balises posées marquent des caps, auto­risent des dépas­se­ments. Ain­si s’ar­rache-t-on au pié­ti­ne­ment inlas­sable de la sagesse et de la rési­gna­tion. Les ques­tions essen­tielles sont déman­ti­bu­lées, les hori­zons se mul­ti­plient. La rai­son s’exerce dans un champ Cir­cons­crit et trouve la réso­nance qui lui est propre.

Mais, outre qu’il, satis­font peu au plai­sir esthé­tique de la connais­sance, le savoir com­par­ti­men­té et les appa­reils auto­ri­taires qui les enré­gi­mentent font cou­rir un risque grave de dés­in­té­gra­tion sociale. Ils abou­tissent à l’abs­trac­tion incon­trô­lée des termes sur les­quels ils portent, confon­dant la carte et le ter­rain, pour fina­le­ment igno­rer ce ·der­nier au pro­fit de l’i­déa­li­sa­tion ingé­nieuse que consti­tue la pre­mière et sur laquelle on se fon­dra désor­mais. L’abs­trac­tion incon­trô­lée des don­nées est aus­si ce qui per­met de sau­ter allè­gre­ment de la qua­li­té à la quan­ti­té, en gom­mant tout ce qui per­met ce saut, à savoir la réduc­tion à l’é­ga­li­té, du même.

Au plan des sciences sociales et des sciences humaines en géné­ral, cette atti­tude révolte et par­ti­cu­liè­re­ment lors­qu’elle s’emmanche au pou­voir. Entendre le pré­sident d’un par­ti poli­tique, au cours de la der­nière cam­pagne élec­to­rale, évo­quer un « stock incom­pres­sible de chô­mage » signale une double dérive en cas­cade. Les termes mêmes emprun­tés naï­ve­ment à un rai­son­ne­ment éco­no­mique sont évi­dem­ment de nature à heur­ter les inté­res­sés et à insen­si­bi­li­ser les autres. Mais au-delà, on voit bien que la ques­tion telle qu’elle est posée par cette expres­sion et le rac­cour­ci de l’ex­pé­rience qu’elle sug­gère ren­voie à une défaite déjà accep­tée en même temps qu’à une inca­pa­ci­té de renou­ve­ler son approche.

À cette pre­mière butée, le savoir dis­ci­pli­naire bor­né en ajoute une seconde celle de l’in­com­mu­ni­ca­bi­li­té à laquelle elle se résigne. Incom­mu­ni­ca­bi­li­té à l’é­gard des voies paral­lèles de la connais­sance que sont les autres dis­ci­plines, incom­mu­ni­ca­bi­li­té en direc­tion des uti­li­sa­teurs et de la socié­té dans son ensemble dont il se coupe de l’ex­pé­rience, comme si les termes sur lequel il rai­son­nait étaient en quelque sorte don­nés d’a­vance pour l’é­ter­ni­té. Fina­le­ment, il s’a­git donc de lut­ter pour que le sens de l’his­toire cesse de nous échapper.

La Revue nouvelle


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