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Intervention sociale et solidarités

Numéro 8 - 2017 par Renaud Maes

décembre 2017

Depuis l’avènement de ce que l’on nomme habituellement « État social actif », l’intervention sociale se transforme radicalement en Belgique. La fonction de contrôle est renforcée, les procédures se bureaucratisent et le domaine d’action des institutions constituant la « main gauche de l’État » est réduit à des territoires sans cesse plus morcelés. Ce phénomène n’est évidemment pas propre à la […]

Dossier

Depuis l’avènement de ce que l’on nomme habituellement « État social actif », l’intervention sociale se transforme radicalement en Belgique. La fonction de contrôle est renforcée, les procédures se bureaucratisent et le domaine d’action des institutions constituant la « main gauche de l’État » est réduit à des territoires sans cesse plus morcelés. Ce phénomène n’est évidemment pas propre à la Belgique : il s’agit d’une évolution globale, observable à l’échelle européenne, voire de l’ensemble des pays occidentaux.

À contrario, dans le cadre d’une forme d’euphémisation de la fonction de contrôle, les travailleurs sociaux sont incités à développer une posture « d’accompagnement » qui fait la part belle à « l’autonomie des usagers », au développement de leur « pouvoir d’agir ». La question des solidarités prend un sens tout particulier dans ce cadre : en effet, celles-ci vont finalement dans un sens absolument opposé à l’individualisation et à la territorialisation des politiques sociales, mais elles font pleinement sens dans le développement de l’autonomie et du « pouvoir d’agir » (tant des usagers que des travailleurs sociaux). On observe de la sorte que les solidarités, qui étaient conçues comme un élément problématique par certains auteurs se réclamant de Rawls, se réintroduisent « par la bande » dans les pratiques des travailleurs sociaux et des usagers, notamment au travers de dynamiques collectives autour de « projets de réinsertion ».

Ce dossier vise à questionner cette évolution : peut-on y voir un phénomène durable, de nature à annoncer une modification progressive du travail social ? Est-il possible pour un travailleur social de prendre pleinement en compte les nouvelles solidarités et le cas échéant, de quelle manière ? Comment les institutions elles-mêmes peuvent-elles évoluer par rapport à ces dynamiques spécifiques ? Et quelle devrait être l’échelle de cette évolution ?

Diana Diovisalvi entame la réflexion en proposant au travers d’un rappel historique sur l’évolution de la fonction d’assistance, une taxonomie des sujets de l’intervention sociale. Elle suggère que les logiques et les modes d’intervention résultent de l’hybridation de la figure du citoyen, du consommateur et du client.

Mais ces figures ne sont pas forcément cohérentes : Nikola Gerin considère la situation particulière des directeurs généraux des centres publics d’action sociale (CPAS) wallons. Décodant les « contrats d’objectifs » auxquels ils sont désormais astreints, il montre qu’existe un point de tension entre idéologie gestionnaire et prise en compte des solidarités.

Valérie Desomer généralise la réflexion, en pointant un ensemble de contraintes pesant sur les CPAS qui corsètent le travail social. Dans ce contexte, une piste est peut-être de travailler « hors cadre » sur base de projets faisant le pari du « développement du pouvoir d’agir et des capabilités » individuelles. L’enjeu est de remettre les personnes au cœur de l’action des centres, en refusant les injonctions paradoxales (comme l’injonction « sois autonome et responsable » formulée par un travailleur social à un bénéficiaire de CPAS) propres aux reconfigurations de l’intervention sociale inspirées par les politiques néolibérales.

Cette approche ouvre cependant des perspectives hors du seul cadre du CPAS. Hugo Lantair propose une première étude de cas en considérant la prise en charge des ruptures « adolescentaires » par une AMO. Il détaille les pistes concrètes de travail permettant de développer de nouvelles solidarités entre professionnels mais aussi avec les familles. Il pointe en particulier que l’action individuelle ne se suffit pas à elle-même : un contexte organisationnel favorisant un travail « communautaire » lui semble indispensable pour répondre à une série d’enjeux plus structurels.

Myriam Leleu et Olivier Masson proposent une seconde étude de cas, orientée vers les ainés. La question du développement d’une citoyenneté active des ainés est, pour eux, la condition sine qua non d’un ajustement de nos modèles démocratiques permettant des formes innovantes de solidarité. Il s’agit finalement de permettre aux citoyens, même les plus âgés, de se réapproprier « leurs villes, villages et territoires ».

Basilio Napoli consacre sa réflexion au rôle d’un service public de l’emploi. Partant du constat de transformations profondes du « marché de l’emploi » et d’une mutation structurelle de l’économie, il s’interroge : comment un tel service public peut-il encore incarner les solidarités ? Une piste de réponse est, pour lui aussi, de repartir des « capabilités », en réinstituant une pratique qui tienne compte des singularités des parcours tout en permettant des « formes effectives de solidarité » au travers de la mobilisation de ressources et d’instruments adaptés. Cela implique de décloisonner l’action institutionnelle, de favoriser l’émergence de « savoirs réflexifs créatifs » et de substituer la « dignité citoyenne » à la « mise à l’emploi » comme finalité d’un SPE.

La question des reconfigurations institutionnelles est également au cœur de l’analyse d’Elsa Montenegro, de Maria Cidália Queiroz et de Marielle Christine Gros, qui décrivent les limites de l’intervention sociale auprès des bénéficiaires du « RSI » au Portugal. Elles notent en particulier que l’enjeu de l’accès au travail perd son sens dès lors que le travail n’est pas correctement rémunéré : pour prendre pleinement sens, les mécanismes de solidarité ne peuvent être limités à « un dispositif pauvre pour les pauvres ».

Dans son étude internationale de cas basée sur des associations de Montréal, Bruxelles et Grenoble accompagnant les femmes migrantes, Manon Chamberland questionne les possibilités d’une intervention sociale « propice à la recomposition des solidarités ». Elle montre qu’une approche fondée sur l’expérience des personnes pour ces femmes migrantes constitue un levier efficace pour leur permettre à la fois de se réapproprier leur situation mais aussi pour tisser des liens notamment par le partage de leurs connaissances.

Bernard Van Asbrouck et Arthur Gélinas concluent le dossier avec une réflexion sur les nouvelles formes de solidarité. Pour eux, les crises actuelles sont concomitantes à l’émergence d’une forme de solidarité ayant pour enjeu premier la dignité humaine individuelle et collective. Faite « d’échanges » libérés de la « valeur monétaire des marchés », cette solidarité prendrait corps dans les circuits courts, les monnaies alternatives, les réseaux d’échange de savoirs, etc. À les lire, les institutions ont intérêt à s’adapter car la solidarité nouvelle est déjà « en marche », ce qui implique également de considérer un nouvel ensemble de référents éthiques dans l’intervention sociale.

Invitation aux lectrices et lecteurs

Ce dossier fait suite à la participation de La Revue nouvelle au 7e congrès de l’Association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention sociale (Aifris) qui a eu lieu à Montréal du 4 au 7 juillet 2017. La Revue nouvelle tient à remercier le centre de formation de la Fédération des CPAS wallons, partenaire de ce dossier.

Pour prolonger la réflexion, nous invitons nos lectrices et lecteurs au colloque organisé par le Centre de psychologie des organisations et des institutions (CeRePOI) de l’université libre de Bruxelles et La Revue nouvelle, « déviance et travail social ».
Comme en témoignent à l’envi les articles présentés dans ce dossier, les écarts entre le travail prescrit et le travail réel sont particulièrement importants dans les métiers de l’action sociale. Ils semblent s’accentuer avec l’évolution des politiques de l’action sociale de ces dernières décennies. Lorsque la procédure empêche de réaliser l’objectif de la fonction, lorsque le malêtre et la perte de sens se font ressentir par rapport à l’exécution de la procédure, dévier d’une quelconque manière apparait comme une issue. Mais jusqu’à quel point ? Selon quelle dynamique ? Au total, sommes-nous toutes et tous déviants ?

Le colloque a pour but de réfléchir à ces tensions inhérentes à la réalité du travail social. Si, en tant qu’étudiant, bénévole, militant associatif, professionnel ou gestionnaire dans la sphère du travail social, vous êtes confrontés dans vos réalités à cet enjeu, venez témoigner de votre expérience, poserz vos questions aux orateurs et partageons ainsi nos connaissances lors de cette matinée de réflexion qui aura lieu le vendredi 2 mars 2018 dès 8h30 à la salle Somville (bâtiment S, niveau 2), sur le campus du Solbosch de l’ULB à Bruxelles.

Parmi les orateurs seront notamment présents Davy Castel (université de Picardie Jules Verne), Daniel Hanquet (CPAS de Rixensart), Philippon Toussaint (cabinet du ministre Madrane) ainsi que Basilio Napoli et Bernard Van Asbrouck (Forem/CeRePOI), qui ont tous deux contribué à ce dossier.

Les inscriptions (obligatoires) se font via le site internet www.deviance.be.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).