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Intervenir dans les quartiers

Numéro 2 Mars 2024 par Charlotte Maisin

mars 2024

Depuis près de trois décen­nies, la Bel­gique et d’autres États euro­péens fondent le déploie­ment des poli­tiques sociales sur base des ter­ri­toires et des quar­tiers. Dans les faits, ce sont moins les caté­go­ries clas­siques du social (san­té, loge­ment, édu­ca­tion, etc.) qui défi­nissent les péri­mètres de l’action mais bien des ter­ri­toires iden­ti­fiés comme étant « relé­gués », au nom d’un prin­cipe de proxi­mi­té qui per­met une meilleure adé­qua­tion entre les besoins des per­sonnes et les réponses qui y sont appor­tées. Ce mou­ve­ment de ter­ri­to­ria­li­sa­tion des poli­tiques sociales s’est vu assor­ti du déve­lop­pe­ment de nou­veaux dis­po­si­tifs locaux (mis­sions locales pour l’emploi, contrat de quar­tier, etc.) por­tés, pour la plu­part, par des asso­cia­tions para­pu­bliques. Il repose éga­le­ment sur la valo­ri­sa­tion d’une par­ti­ci­pa­tion active des citoyens des com­mu­nau­tés locales, ain­si que sur une dimen­sion plus trans­ver­sale de l’intervention sociale qui implique le décloi­son­ne­ment des sec­teurs (notam­ment entre le pri­vé et le public) et la valo­ri­sa­tion de par­te­na­riats locaux.

Dossier

Depuis près de trois décennies, la Bel­gique et d’autres États européens fondent le déploiement des poli­tiques sociales sur base des ter­ri­toires et des quar­tiers. Dans les faits, ce sont moins les catégories clas­siques du social (santé, loge­ment, éducation, etc.) qui définissent les périmètres de l’action mais bien des ter­ri­toires identifiés comme étant « relégués »1, au nom d’un prin­cipe de proxi­mité qui per­met une meilleure adéquation entre les besoins des per­sonnes et les réponses qui y sont apportées. Ce mou­ve­ment de ter­ri­to­ria­li­sa­tion des poli­tiques sociales s’est vu assor­ti du développement de nou­veaux dis­po­si­tifs locaux (mis­sions locales pour l’emploi, contrat de quar­tier, etc.) portés, pour la plu­part, par des asso­cia­tions para­pu­bliques. Il repose également sur la valo­ri­sa­tion d’une par­ti­ci­pa­tion active des citoyens des communautés locales, ain­si que sur une dimen­sion plus trans­ver­sale de l’intervention sociale qui implique le décloisonnement des sec­teurs (notam­ment entre le privé et le public) et la valo­ri­sa­tion de par­te­na­riats locaux.

Plu­sieurs ins­ti­tu­tions incarnent depuis long­temps cette approche de l’intervention sociale, comme les CPAS qui répondent à un prin­cipe de ter­ri­to­ria­lité. C’est aus­si le cas de ser­vices sociaux de proxi­mité ancrés dans des quar­tiers depuis par­fois plu­sieurs dizaines d’années, comme l’est par exemple l’Entr’aide des Marolles active dans le centre de Bruxelles depuis près d’un siècle. Aujourd’hui, la dis­tance – creusée par la crise sani­taire et sa ges­tion – entre les autorités publiques et cer­taines popu­la­tions précarisées a contri­bué à don­ner tou­jours plus de légitimité au développement de poli­tiques sociales centrées sur les besoins d’un ter­ri­toire. À Bruxelles, le Plan Social Santé Intégré (PSSI) se déploie pro­gres­si­ve­ment dans les sec­teurs concernés et les ter­ri­toires déficitaires en offre. En Wal­lo­nie, les prémisses du plan Proxi­santé voient le jour, il fait du maillage des ter­ri­toires par les ser­vices de première ligne et de la concer­ta­tion entre acteurs locaux ses hori­zons d’action.

Ces plans qui mobi­lisent des prin­cipes fédérateurs, comme celui d’uni­ver­sa­lisme pro­por­tion­né (qui consiste à ren­for­cer la présence des ser­vices ambu­la­toires dans des quar­tiers plus précarisés ou désertés) et celui de res­pon­sa­bi­lité popu­la­tion­nelle (qui rend l’action publique rede­vable vis‑à-vis de la popu­la­tion d’une pro­po- sition adaptée de l’offre de ser­vices), sont tou­te­fois critiqués par l’intervention de première ligne, c’est‑à-dire par les professionnel·les qui sont direc­te­ment en contact avec les usager·ères. Leurs cri­tiques résident dans le fait que plutôt que de pro­gram­mer et ren­for­cer une offre, ces plans la réorganisent « par quar­tiers, grou­pe­ments de quar­tiers, bas­sins », y acco­lant une deuxième ligne pour­vue de nou­velles fonc­tions, y asso­ciant des métiers centrés sur des modes d’actions tels que l’outreach (l’aller-vers) et la for­ma­li­sa­tion des concer­ta­tions. C’est pour­tant une offre ambu­la­toire renforcée, incluant des ser­vices peu conditionnés acces­sibles à des per­sonnes for­te­ment marginalisées (et stigmatisées), que réclament les ser­vices de première ligne. C’était notam­ment le cri d’alarme récent lancé par des direc­tions de CPAS bruxel­lois (Schaer­beek et Saint-Gilles) requérant « plus de moyens pour leurs mis­sions de base » à la place des finan­ce­ments alloués, dans le cadre du PSSI, à des pro­jets de coor­di­na­tion locale des acteurs Social Santé (à la charge des CPAS via le dis­po­si­tif CLSS). Non seule­ment ils sont redon­dants par rap­port aux dyna­miques de réseau préexistantes dans les quar­tiers, mais en plus, ils ren­forcent des logiques concur­ren­tielles à l’échelle des ter­ri­toires, via la sou­mis­sion d’appels à pro­jet. Comme le résume François Perl, conseiller stratégique du Secrétariat Général de Soli­da­ris : « Il n’y a pas de pro­gram­ma­tion effec­tive de l’offre de soins ambu­la­toires à Bruxelles et en Wal­lo­nie. Et bien que les plans, en par­ti­cu­lier le PSSI, soient intéressants dans leurs prin­cipes, ils n’apportent pas de réponse à cette non-pro­gram­ma­tion ».

Plutôt que de s’intéresser à la littérature qui balise les plans de l’action publique, nous choi­sis­sons de nous arrêter sur le tra­vail « en train de se faire » dans les quar­tiers et les ter­ri­toires, sur ses atouts et ses limites, ses difficultés et ses succès. Com­ment les ser­vices, implantés dans les quar­tiers, s’approprient-ils cette notion de ter­ri­toire et de quar­tier ? La connais­sance et le qua­drillage des ter­ri­toires, une catégorie construite et jamais stabilisée (Bres­son et al., 2016), sont-ils l’objet d’un fan­tasme poli­tique ? Com­ment les ser­vices de première ligne construisent- ils, voire même bri­colent, des pra­tiques qui vont dans le sens d’une approche territorialisée de leurs actions ? Quelles sont leurs propres limites et logiques d’action ? Com­ment intégrer une diver­sité d’approches qui incluent la proxi­mité géographique mais qui sont loin de s’y limi­ter ? À tra­vers les expériences et les regards de ces professionnel·les et de ces ser­vices, se des­sinent une diver­sité d’appréhensions de cette notion de ter­ri­toire, construite par­fois hors des cadres définis par les autorités publiques. Rédigé par une équipe de chercheur·euses inscrit·es dans des orga­ni­sa­tions de deuxième ligne – la Fédération des Ser­vices Sociaux et la Ligue Bruxel­loise de Santé Men­tale – ce dos­sier a une portée inter­sec­to­rielle : il se préoccupe d’aide sociale, de santé men­tale, de santé phy­sique ; il se nour­rit de contri­bu­tions diversifiées, bruxel­loises et wal­lonnes ; il s’exprime à par­tir des ter­rains et de leurs praticien·nes.

Ce dos­sier s’ouvre sur un article de Joaquín de San­tos Bar­bo­sa (FdSS). Il s’intéresse au contexte français et à la manière dont la ques­tion des « quar­tiers sen­sibles » est deve­nue sous l’impulsion de poli­tiques publiques l’objet de la ter­ri­to­ria­li­sa­tion des enjeux de l’exclusion sociale. Il montre, par ailleurs, com­ment cette catégorie est vécue en retour par les habitant·es de ces quar­tiers-là, et com­ment l’identification aux « ban­lieues », si elle est source de stig­ma­ti­sa­tion, peut aus­si être un vec­teur de mobi­li­sa­tion et de poli­ti­sa­tion des enjeux sociaux par les classes populaires.

Dans un entre­tien mené avec Alain Cau­friez et François Bau­fay, res­pec­ti­ve­ment coor­di­na­teur du centre bruxel­lois d’action sociale glo­bale et direc­teur de l’Entr’aide des Marolles, Lotte Dam­huis (FdSS) pro­pose de s’intéresser à cette orga­ni­sa­tion offrant une diver­sité de ser­vices, active depuis près de 100 ans dans le quar­tier popu­laire des Marolles. Ses logiques d’action reposent sur les notions d’acces­si­bi­lité et de proxi­mité, qui se déclinent à une diver­sité de niveaux, tant géographique, sym­bo­lique que pratique.

Robin Suss­wein, Marie Jenet et Mat­thieu Bou­lan­ger, cher­cheurs et cher­cheuse à la Ligue bruxel­loise de la santé men­tale (LBSM), sou­lignent les différences entre la logique d’action de l’homo proxi­mus pos­tulé par le PSSI, et les logiques d’actions mobilisées par les bénéficiaires qui portent une demande d’accompagnement vers un Ser­vice de Santé Men­tale (SSM). Confiance rela­tion­nelle, acces­si­bi­lité économique et sur­tout dis­po­ni­bi­lité de l’offre appa­raissent pri­mer sur la logique de proxi­mité géographique dans un contexte marqué par une forte satu­ra­tion de ces services.

Dans une quatrième contri­bu­tion, Jus­tine Vle­min­ckx (FdSS) décrit et ana­lyse un dis­po­si­tif d’intervention sociale mis en place dans près de 30 quar­tiers précari- sés à Bruxelles depuis jan­vier 2022 dans le contexte de sor­tie de crise sani­taire. Il s’agit du BRI-Co (Bureau de Recherche et d’Investigation sur les Com­muns), un outil d’intervention com­mu­nau­taire, pre­nant la forme d’une can­tine et d’un ate­lier de quar­tier éphémère, porté par des acteur·ices tiers – extérieur·es au ter­ri­toire considéré – et limité à un ter­ri­toire de maxi­mum 5000 habitant·es.

Enfin, l’article de Char­lotte Mai­sin (FdSS) aborde les ques­tions de l’offre ambu­la­toire en milieu rural et isolé, en par­ti­cu­lier dans le sec­teur de la périna- talité en dif­fi­culté. Il étudie l’articulation entre des inter­ven­tions bas-seuil et d’autres plus normées auprès des mères et des familles (très) précarisées. Il inter­roge la ques­tion du « maillage » des ter­ri­toires ruraux et des défis de l’approche intégrée quand elle s’applique à des situa­tions de grande fragilité.

Ce dos­sier s’intéresse à l’existant, aux savoirs pro­fes­sion­nels, aux nuances et à la com­plexité des situa­tions de vie. Il n’a pas voca­tion à (re)dessiner l’action publique mais il porte l’attention sur l’accompagnement et le soin porté à des situa­tions de précarité et de mar­gi­na­lité dans les quar­tiers qui ne répondent pas à un critère de représentativité. Il pense les ter­ri­toires à par­tir de leurs exclu­sions et montre, par force d’exemples de ter­rain, com­ment elles sont construites et façonnées par les mécanismes de rejet et l’instauration de frontières – géographiques, pra­tiques, sym­bo­liques – pro­duits à par­tir « du centre » et de ce qui, jus­te­ment, s’estime inclus.

  1. Sur le voca­bu­laire uti­lisé pour désigner les quar­tiers relégués, Koko­reff écrivait, en 2007, que « l’abondance des catégorisations pour qua­li­fier les quar­tiers pauvres est signi­fi­ca­tive de l’ambivalence qui les caractérise (…) Les catégories du dis­cours social (des élus, des jour­na­listes, des pro­fes­sion­nels…) tantôt en disent trop, tantôt n’en disent pas assez. On est au mieux dans l’ambivalence, l’oscillation, le balan­ce­ment entre catas­tro­phisme et dénégation, désenchantement et ré-enchantement. » voir : Koko­reff, M. (2007), « Du stig­mate au ghet­to. De la dif­fi­culté à nom­mer les quar­tiers », Infor­ma­tions sociales, 5, N° 141, p. 86 – 95.

Charlotte Maisin


Auteur

Charlotte Maisin est membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux