Interroger la gouvernance des entreprises sociales
Tenter de définir la gouvernance dans les organisations de l’économie sociale et du non-marchand, c’est déjà ouvrir un champ de questions. À fortiori si l’on tente de cerner les discours normatifs à ce sujet et les marques qu’ils impriment à la réalité. Il en ressort que cette problématique de l’organisation du pouvoir dessine la ligne de partage entre l’économie « à profit social » et le reste de l’économie.
Pourquoi interroger la gouvernance ?
Les organisations de l’économie sociale, et parmi celles-ci les associations qui fournissent des services sociaux en particulier, font face à des évolutions majeures de leur environnement. Tout d’abord, la diffusion à grande échelle des principes du nouveau management public a transformé les modalités d’intervention publique (Merrien, 1999). Les subventions publiques ont diminué au profit de différentes formes de contractualisation (appels à projets, marchés publics, etc.). Ces formes ont pour effet de multiplier les sources de financement, de court terme, par projet et d’accroitre la concurrence entre les organisations. Ces changements s’accompagnent d’un développement de la culture de l’évaluation et de la performance, de la recherche de l’efficience et des impératifs gestionnaires. Si ces principes inspirés du secteur privé à but lucratif ont d’abord concerné l’administration publique, ils concernent aujourd’hui beaucoup d’organisations de l’économie sociale (OES), mettant en tension la poursuite de leur finalité sociale et leur performance économique.
Ces évolutions modifient également la nature des relations entre pouvoirs publics et OES. Marquées historiquement par des dynamiques de partenariat ou de coconstruction des politiques publiques, elles évoluent vers une relation de commanditaire à prestataire, cantonnant les OES dans un rôle de réponse, normalisée, à la commande publique. Ce mécanisme met en danger leur rôle d’innovation sociale afin de révéler et satisfaire des nouvelles demandes sociales (Petrella et Richez-Battesti, 2012).
Ensuite, les OES connaissent un regain d’intérêt pour répondre aux enjeux sociaux et sociétaux, engendrés par les évolutions sociodémographiques, telles que le vieillissement de la population et la prise en charge de la dépendance, le travail des femmes et les besoins d’accueil des jeunes enfants, les inégalités sociales et l’exclusion, les flux migratoires sans oublier le réchauffement climatique et la transition écologique… Les défis sont de taille et plusieurs acteurs, sociaux, politiques ou chercheurs, voient dans l’économie sociale des pistes innovantes et prometteuses pour accompagner ces transitions sociétales. On voit ainsi apparaitre, en Europe et dans le monde entier, de nouvelles formes d’entreprises qualifiées de « sociales » dont l’objectif est de concilier finalité sociale et rentabilité de l’entreprise, avec des grandes disparités de statuts juridiques et de modèles économiques qu’il convient d’analyser (Defourny et Nyssens, 2017, p. 2469 – 2497).
Ces différentes transformations rendent les frontières entre le secteur privé à but lucratif et celui de l’économie sociale de plus en plus poreuses. Par conséquent, elles fragilisent l’équilibre entre les logiques gestionnaire et économique, devenues centrales pour la plupart des organisations, et leur logique sociale, politique et militante.
Enfin, en interne, les OES connaissent également des modifications majeures. Si la tendance à la professionnalisation des OES n’est pas nouvelle, le renforcement de la mise en concurrence et des exigences gestionnaires accélère la professionnalisation de leur gestion. Celle-ci se traduit souvent par une rationalisation des tâches et par l’introduction d’outils de gestion, certains étant empruntés au secteur privé à but lucratif. Ce « tournant gestionnaire » (Grevin, 2012, p. 469 – 490) n’est pas sans conséquences sur la gouvernance des OES, dans la mesure où les outils de gestion introduits au sein des OES comportent une dimension sociale, au sens où tout outil est « conditionné par des facteurs socioéconomiques, culturels et politiques qui en orientent le développement » (Chiapello et Gilbert, 2013, p. 27). Dans un tel contexte, ce « tournant gestionnaire » comporte un risque non négligeable de normalisation et de banalisation des OES, poussant certaines d’entre elles à réfléchir à leur identité, à leurs spécificités et, dès lors, à interroger leur gouvernance. C’est en effet sur le plan de la gouvernance que le projet social et politique est défini et porté, que les décisions stratégiques sont prises, que le caractère démocratique est préservé ou pas et que les tensions entre finalité sociale et rationalité gestionnaire peuvent émerger…
La gouvernance, une notion polysémique et controversée
La notion de gouvernance, loin d’être récente, est aujourd’hui au cœur de nombreux débats et controverses. Elle a d’abord fait son apparition dans le champ des entreprises privées, afin de définir les conditions d’une bonne gouvernance d’entreprise (« corporate governance »). La gouvernance est définie comme « l’ensemble des mécanismes organisationnels qui ont pour effet de délimiter les pouvoirs et d’influencer les décisions des dirigeants, autrement dit, qui gouvernent leur conduite et définissent leur espace discrétionnaire » (Charreaux, 1997, p. 421 – 469). Cette définition repose essentiellement sur une logique disciplinaire et de contrôle des dirigeants par les actionnaires puisqu’une bonne gouvernance d’entreprise doit s’assurer que les dirigeants agissent dans l’intérêt des actionnaires.
La question de la gouvernance a ensuite été élargie aux États (Le Galès, 1998). Elle a été utilisée au sein des organisations internationales telles que la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international dans le cadre des politiques d’ajustement structurel imposées aux pays du Sud, véhiculant une approche normative de ce qu’était la « bonne gouvernance » d’un pays. Mais la notion de gouvernance, dans les pays du Nord, désigne aussi, non sans tensions, les interactions entre une diversité d’acteurs publics et privés dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques (Le Galès, 1998). Elle ouvre le champ à différentes formes de participation d’acteurs institutionnels et non institutionnels dans l’action publique. Elle introduit ainsi des nouvelles modalités de gestion publique (Merrien, 1999), entérinant le passage du terme de gouvernement à celui de gouvernance de l’action publique, qui représente bien plus qu’un glissement sémantique (Eynaud, 2015, p. 9).
Néanmoins, au-delà de son caractère polysémique et controversé, la question de la gouvernance s’avère cruciale pour les OES face aux mutations profondes qu’elles traversent (Petrella, 2017, p. 325 – 361). Elle pose la question du collectif qui constitue l’OES et du projet sociopolitique qu’elle porte. Quel est ce collectif, quelles sont les parties prenantes qui le constituent ? Comment concilier la pluralité des intérêts qui le composent ? Comment le faire vivre ? Comment poursuivre le projet social tout en répondant aux exigences économiques et gestionnaires ?
Les spécificités de la gouvernance des OES
Parler de gouvernance revient tout d’abord à poser la question du statut juridique de l’OES pour ensuite se pencher sur la répartition du pouvoir dans l’organisation, sur les processus de décisions et sur les règles de répartition des profits éventuels.
L’économie sociale regroupe une diversité de formes de propriété qui ont en commun d’avoir comme finalité première le service aux membres ou à la collectivité, de mettre en place un processus de décision démocratique (une personne, une voix) et d’imposer des limites à la réappropriation individuelle du surplus éventuel. Ces principes sont partagés par une diversité de statuts juridiques : associations, coopératives, mutuelles et fondations. D’autres statuts, plus ou moins récents, s’y sont ajoutés comme celui de société à finalité sociale en Belgique ou des entreprises commerciales en France qui adoptent des principes de gestion de l’économie sociale et solidaire (voir la loi du 31 juillet 2014).
Se pose alors la question des parties prenantes qui se partagent la propriété de l’organisation, c’est-à-dire qui contrôlent l’organisation et qui décident de l’allocation du surplus financier net. Des bénévoles, des habitants d’un quartier, des citoyens, des usagers, des travailleurs, des investisseurs, des pouvoirs publics, des entreprises privées à but lucratif…? Aujourd’hui, des formes de propriété à parties prenantes multiples se développent, renforçant le caractère hybride de la propriété. Comment se répartit le pouvoir entre ces multiples parties prenantes ? Ensuite, il est important de se demander quelles sont les règles de partage de la valeur créée. Des différences importantes existent, même si elles sont en partie déterminées par le statut juridique. Ainsi, le statut associatif ne permet pas d’appropriation individuelle des profits alors que les coopératives prévoient une rémunération du capital et une distribution des bénéfices limitées, une partie allant notamment dans des réserves obligatoires. Qu’en est-il des entreprises sociales qui adoptent des statuts d’entreprise commerciale ? Enfin, est-ce que le principe démocratique, constitutif de l’économie sociale, est respecté par toutes ces organisations, à l’heure où les frontières entre l’économie sociale et les entreprises privées à but lucratif deviennent floues ? Il y a là un réel enjeu de responsabilité et de représentativité des intérêts des diverses parties prenantes qui composent l’organisation.
La plupart des travaux sur les associations se sont dès lors concentrés sur le rôle et le fonctionnement de l’assemblée générale et plus spécifiquement du conseil d’administration, garant de la finalité sociale de l’organisation et du fonctionnement démocratique. Mais la gouvernance peut être vue d’une façon plus large. Ainsi, dans le cas des associations, Hoarau et Laville (2008) définissent la gouvernance comme « l’ensemble des mécanismes permettant la mise en cohérence du fonctionnement de l’organisation avec le projet social qui l’anime » (p. 258). Cette définition englobe non seulement la composition et le fonctionnement des organes tels que l’assemblée générale ou le conseil d’administration, mais aussi les multiples mécanismes de participation aux décisions, de contrôle, de suivi, d’évaluation adoptés par l’organisation. Comment faire vivre la démocratie au quotidien ? Faut-il impliquer les salariés ou les usagers dans l’organisation et si oui, à quel niveau de décision ? Quels dispositifs d’évaluation mettre en place au sein de l’organisation ? Comment ont-ils été élaborés ? Ces différents mécanismes font partie du système de gouvernance dans la mesure où ils influencent les relations entre les multiples parties prenantes qui composent l’organisation.
L’entreprise sociale, des modèles de gouvernance hybrides et complexes
Partout en Europe, des statuts hybrides émergent, permettant d’allier une diversité d’acteurs publics et privés dans la propriété. Le cas de la France est intéressant de ce point de vue. Prenons par exemple le statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) qui permet l’intégration d’un multisociétariat dans la propriété, qui fera l’objet d’un développement plus loin dans ce numéro (voir l’article de Quentin Mortier dans ce dossier). Mais nous voyons aussi émerger des groupes sous statut de société anonyme (SA) ou de société par actions simplifiée (SAS) dont la propriété est en réalité hybride et complexe. Dans le champ de l’insertion par l’activité économique, le groupe La Varappe, par exemple, est aujourd’hui sous statut de SAS, mais l’association fondatrice détient une minorité de blocage. Citons également les Villages Clubs du Soleil, une entreprise sociale dans le secteur du tourisme social devenue une société anonyme, dont l’association fondatrice détient 99% des parts. Le Groupe SOS, quant à lui, dans le secteur médicosocial demeure sous statut associatif tout en étant composé de structures associatives et d’entreprises privées classiques. Un mouvement similaire se développe au sein du monde coopératif. Certaines coopératives modifient leurs statuts, se rapprochant du modèle d’entreprise capitaliste classique, ou elles créent des holdings, alors que d’autres continuent à garantir le principe de contrôle démocratique par les membres. Au sein de ces montages hybrides, des formes nouvelles ou renouvelées de gouvernance sont adoptées. La gouvernance apparait, en effet, comme la pierre angulaire de ces processus, tant en termes de redéfinition du projet ou de répartition du pouvoir entre les différentes structures qui composent le groupe que du point de vue du fonctionnement démocratique.
Les défis de la gouvernance : tensions sur la démocratie et risque de normalisation
Ces évolutions vers plus de diversité, de complexité et d’hybridation engendrent des risques importants pour les OES.
Un premier risque émerge face au tournant gestionnaire décrit ci-dessus. Il se traduit notamment par la professionnalisation de la gestion qui passe par différents mécanismes comme l’engagement de dirigeants qualifiés en gestion ou l’introduction d’outils de gestion, inspirés du secteur privé à but lucratif. Un tel processus de professionnalisation porte en lui le risque d’une autonomisation de la gestion par rapport au travail (de Gaulejac, 2005) et d’une perte de sens et d’engagement démocratique au profit de la seule performance gestionnaire (Rousseau, 2004). Se définiraient ainsi différents « territoires » de compétences, politiques, stratégiques et techniques, en particulier au sein des OES, qui pourraient rentrer en tension (Hoarau et Laville, 2008, p. 228). Le risque de séparation entre logique politique et militante, d’une part, et logique gestionnaire, d’autre part, peut conduire à une dissociation au sein de l’organisation et entrainer une crise de sens et de valeurs. Ce risque se pose particulièrement au moment du renouvèlement de la gouvernance d’une OES, lorsqu’il s’agit de préserver l’équilibre entre bénévoles militants et « experts » (bénévoles ou dirigeants) qui possèdent des compétences techniques. Quelle place reste-t-il pour des savoirs « profanes », pour la participation des publics ou des usagers ? La transmission du projet politique est en jeu de même que l’expression de la citoyenneté et de la démocratie au sein de l’organisation.
Un deuxième risque découle du changement d’échelle, de la recherche d’un « effet de taille », stratégie que l’on observe de plus en plus couramment. Augmenter leur taille permet en effet aux organisations de minimiser leurs couts à travers des économies d’échelle, la mutualisation de certains services ou le renforcement de synergies. Si une telle logique peut s’expliquer par un processus d’adaptation, voire de survie, elle peut aussi s’expliquer par la volonté de pérenniser des initiatives locales de petite taille et dispersées sur les territoires et de faire reconnaitre leur contribution à l’intérêt collectif. Augmenter leur taille permet ainsi aux OES d’accroitre leur visibilité et de devenir des interlocuteurs inévitables des pouvoirs publics dans la définition des politiques publiques. La recherche d’un effet de taille n’est toutefois pas sans risque (Petrella et Richez-Battesti, 2012). Les organisations de grande taille, en raison même de leur taille et de l’adoption de stratégies plus globales, risquent de perdre leur lien au territoire et leur capacité d’adaptation aux besoins locaux. De plus, au sein d’un environnement concurrentiel, elles peuvent être soumises à des pressions isomorphes accrues et adopter des pratiques importées d’autres secteurs (privé à but lucratif ou public), perdant ainsi leur spécificité. Enfin, se pose la question du maintien de leur forme de gouvernance initiale, fondée sur le projet démocratique. Comment garantir un processus démocratique et une implication des différentes parties prenantes dans la coconstruction d’un projet collectif lorsque l’organisation compte des milliers de sociétaires (comme dans le cas des banques coopératives) ou des milliers d’adhérents (comme dans le cas des mutuelles ou à la suite des regroupements et fusions d’associations)? Les mécanismes de démocratie interne et les processus de décision collective sont à renouveler, à réinventer pour tenir compte de ces évolutions au risque d’entrainer une normalisation des pratiques et une perte de sens au sein des OES.
Pour conclure, s’intéresser à la gouvernance des OES permet d’analyser les mutations à l’œuvre au sein des OES, leurs potentialités et leurs risques. C’est en effet au niveau de la gouvernance que se joue la mise en cohérence entre les multiples objectifs poursuivis et entre les logiques institutionnelles, parfois contradictoires avec lesquelles les OES doivent composer. De plus en plus hybrides, ces organisations doivent en effet concilier différentes logiques, marchandes et non marchandes, mais aussi militantes et professionnelles, créant des tensions importantes dans l’organisation. Permettre le dialogue entre différentes parties prenantes aux intérêts hétérogènes et trouver un équilibre entre ces différents pouvoirs constitutifs de l’organisation représente un défi majeur. La gouvernance ne se limite donc pas à la mise en place d’instances formelles, c’est un processus, une démarche, une dynamique. La gouvernance n’est pas figée, elle est contingente, façonnée par l’environnement institutionnel et concurrentiel mais aussi par les parties prenantes qui composent l’organisation. Elle doit être vécue, nourrie, animée et dès lors questionnée régulièrement. Ainsi, à l’ère de la « révolution numérique » et de l’émergence de nouvelles formes de collectifs, plus horizontales et moins formalisées, de nouveaux défis en termes de gouvernance s’adressent aux OES.
