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Interculturalité et démocratie d’opinion : un ménage malheureux

Numéro 11 Novembre 2009 par Lechat Benoît

novembre 2009

Ce n’est certes pas la pre­mière fois que la ques­tion du voile agite nos médias, mais en ce début d’automne 2009, le débat sur la pré­sence de l’islam dans la socié­té belge a écla­té sur ce qui nous tient lieu d’espace public avec une force jusque-là inéga­lée, sans qu’on puisse à ce jour conclure à un quel­conque progrès […]

Ce n’est certes pas la pre­mière fois que la ques­tion du voile agite nos médias, mais en ce début d’automne 2009, le débat sur la pré­sence de l’islam dans la socié­té belge a écla­té sur ce qui nous tient lieu d’espace public avec une force jusque-là inéga­lée, sans qu’on puisse à ce jour conclure à un quel­conque pro­grès col­lec­tif. Entre sep­tembre et octobre 2009, il n’y a, en effet, qua­si­ment pas eu un seul jour sans que nous ne soyons abreu­vés d’un flot d’informations et de prises de posi­tion, mêlant les dimen­sions sociales, cultu­relles, reli­gieuses, les rac­cour­cis peu ou pas éclai­rés, les indi­gna­tions, les ten­ta­tives géné­ra­le­ment avor­tées de nuances au sujet d’un dos­sier dont nous ne com­men­çons seule­ment qu’à aper­ce­voir les tenants et les aboutissants…

Le détonateur flamand

Les his­to­riens ou les médio­logues en feront peut-être un jour l’inventaire exhaus­tif et ils mon­tre­ront com­ment l’enchaînement des sor­ties média­tiques a fina­le­ment « fait récit ». Mais pour l’heure, il faut bien essayer d’avancer et ten­ter de com­prendre pour­quoi il est aus­si dif­fi­cile en Bel­gique fran­co­phone de débattre serei­ne­ment des réajus­te­ments col­lec­tifs qu’amène ce qu’Albert Bas­te­nier a appe­lé la socié­té eth­nique, c’est-à-dire une socié­té qui « sur l’arrière-fond du cos­mo­po­li­tisme de masse résul­tant de la mon­dia­li­sa­tion, orga­nise la conflic­tua­li­té entre les dif­fé­rents sta­tuts cultu­rels ». Après avoir évi­té le débat tout au long de la cam­pagne pour les élec­tions régio­nales, les par­tis démo­cra­tiques fran­co­phones ont fina­le­ment été rat­tra­pés à la ren­trée de sep­tembre par la déci­sion du pou­voir orga­ni­sa­teur de l’enseignement offi­ciel fla­mand d’interdire le port du voile dans l’ensemble de ses écoles.

Les grands prêtres de la démocratie d’opinion

Le 20 sep­tembre, tant la RTBF que RTL-TVi consa­craient leurs émis­sions domi­ni­cales à cette ques­tion. À la RTBF, l’animateur s’érigeait en grand prêtre de la démo­cra­tie d’opinion en lan­çant aux télé­spec­ta­teurs : « N’hésitez pas, lâchez-vous, posez toutes vos ques­tions, cela arrive par paquets de dix, on essaye­ra de syn­thé­ti­ser tout ça. » Et après un repor­tage som­maire consa­cré au voile dans les écoles, mon­trant « les enjeux de ce débat brillam­ment résu­més » par sa col­lègue jour­na­liste, il som­mait la ministre de l’Enseignement de se pro­non­cer sur l’opportunité d’interdire le voile, en ne lui lais­sant guère l’occasion de s’exprimer de manière un tant soi peu nuan­cée, et notam­ment d’expliquer pour­quoi une mesure géné­rale d’interdiction pose­rait encore plus de pro­blèmes que la situa­tion actuelle qui en délègue la res­pon­sa­bi­li­té aux direc­tions… Sur la chaîne pri­vée, le « débat » ne volait pas plus haut, tour­nant à la confu­sion et à l’invective, sans que le télé­spec­ta­teur puisse se faire une opi­nion nuan­cée, par exemple sur les assises de l’interculturalité que ten­tait en vain d’expliquer la ministre de l’Emploi, Joëlle Milquet.

Un trop long refoulement

Le pro­blème de la ques­tion des signes reli­gieux dans l’espace public et, sin­gu­liè­re­ment dans l’enseignement, est qu’elle cata­lyse un ensemble de ten­sions sociales que l’on ne pour­ra sur­mon­ter en se conten­tant de la régler par une mesure légale, quelle qu’elle soit. Sur le fond, il faut se deman­der si nous ne nous sommes pas plus ou moins consciem­ment orga­ni­sés depuis trop long­temps pour évi­ter des ques­tions qui ont trait à l’évolution récente de nos socié­tés sous le double coup de la copré­sence de popu­la­tions d’origines cultu­relles et reli­gieuses dif­fé­rentes et de la crois­sance ver­ti­gi­neuse des inéga­li­tés en tous genres. Cette dif­fi­cul­té a sans doute été d’autant plus grande que nous avons refu­sé de nous inter­ro­ger sur la conflic­tua­li­té spé­ci­fique pro­duite par la pre­mière au motif que nous avions sou­vent per­sis­té à vou­loir la réduire à la conflic­tua­li­té pro­duite par la seconde, sans voir que les deux en réa­li­té coexis­taient et se com­bi­naient. Nous n’avons en l’occurrence pas fini de payer les consé­quences de la domi­na­tion trop long­temps non ques­tion­née d’une lec­ture de l’immigration en termes de lutte des classes, rem­pla­cée trop rapi­de­ment par un cultu­ra­lisme sou­vent igno­rant des dimen­sions économiques.

Qui peut-on intégrer…

Mais sur­tout, en Bel­gique, le malaise iden­ti­taire fran­co­phone et l’extrême dif­fi­cul­té à nous défi­nir « natio­na­le­ment » nous ont trop inci­tés à repous­ser tout réel débat sur la ques­tion de l’intégration des per­sonnes d’origine immi­grée. La manière dont le pro­ces­sus des accom­mo­de­ments rai­son­nables a ain­si été per­çu dans notre pays est émi­nem­ment symp­to­ma­tique. Alors que dans leur terre d’origine, le Qué­bec, ils ne repré­sentent que le bout extrême d’une poli­tique d’intégration et de contrac­tua­li­sa­tion entre l’État et les arri­vants, dans le cadre d’une socié­té ache­vant sa décon­fes­sion­na­li­sa­tion, nous avons un peu ten­dance en Bel­gique à les réduire à une sorte de prag­ma­tisme un peu plat, où l’on finit « tou­jours par s’arranger », c’est-à-dire par rete­nir ce qui nous convient de nos tran­sac­tions, sans être jamais tout à fait sûr que cha­cun des contrac­tants ait bien com­pris la même chose.

…dans une société qui ne se connaît pas ?

Négli­geant de voir que les accom­mo­de­ments rai­son­nables sont l’aboutissement d’un pro­ces­sus d’intégration (par ailleurs réflexif, c’est-à-dire qui s’interroge sur le sens et l’opportunité de l’intégration) dans une socié­té libé­rale qui s’assume plei­ne­ment, nous avons en fait sur­tout mani­fes­té que nous n’avions pas encore sol­dé tous les comptes de nos anciennes que­relles autour de la pré­sence de la reli­gion catho­lique dans l’espace public. L’irruption d’un islam mul­tiple, ses demandes extrê­me­ment diver­si­fiées de recon­nais­sance, nous prennent en défaut de ne jamais avoir réglé nos dif­fé­rends autre­ment que sur le mode du « pour vivre en paix, vivons sépa­rés ». Dès lors, si nous vou­lons réel­le­ment « construire un monde com­mun » à tous les habi­tants de Bel­gique, il ne fau­dra pas néces­sai­re­ment reprendre à la racine le com­pro­mis fon­da­teur de 1830 entre la moder­ni­té et la socié­té reli­gieuse d’ancien régime. Mais il fau­dra peut-être com­men­cer par rafraî­chir nos mémoires au sujet de la manière spé­ci­fi­que­ment belge dont nous avons orga­ni­sé le rap­port entre les reli­gions et l’État.

Lechat Benoît


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