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Intellectuels de tous bords, unissez-vous !

Numéro 6 — 2018 par Renaud Maes Christophe Mincke

octobre 2018

La Bel­gique n’est pas répu­tée pour la place qu’elle accorde à ses intel­lec­tuels. Elle est à cet égard bien loin de la France, où l’on peut faire pro­fes­sion de l’expression de ses opi­nions plus ou moins étayées. D’ailleurs, nos voi­sins ne manquent jamais de rap­pe­ler leur longue et pres­ti­gieuse tra­di­tion, de Zola à Camus, en pas­sant par Sartre, […]

Billet d’humeur

La Bel­gique n’est pas répu­tée pour la place qu’elle accorde à ses intel­lec­tuels. Elle est à cet égard bien loin de la France, où l’on peut faire pro­fes­sion de l’expression de ses opi­nions plus ou moins étayées. D’ailleurs, nos voi­sins ne manquent jamais de rap­pe­ler leur longue et pres­ti­gieuse tra­di­tion, de Zola à Camus, en pas­sant par Sartre, Dol­to (quoi de plus poli­tique que l’éducation et l’enfance?) ou Bour­dieu. Certes, la France a du plomb dans l’aile si l’on consi­dère les rado­teurs « omni­com­pé­tents », tou­jours dis­po­nibles et sou­vent colé­riques que sont des Zem­mour, Polo­ny, Angot, Onfray, Fin­kiel­kraut ou BHL, ce der­nier résu­mant à lui seul la déca­dence du genre de « l’intellectuel uni­ver­sel » à la française.

Rien de tel en Bel­gique où les actions et les posi­tion­ne­ments poli­tiques ne sont pas pas­sés au filtre sys­té­ma­tique du juge­ment des intel­lec­tuels et où per­sonne n’est l’invité per­ma­nent des pla­teaux de télé­vi­sion et des stu­dios de radio. Notons en par­ti­cu­lier que les médias belges invitent volon­tiers les uni­ver­si­taires au titre d’experts, c’est-à-dire pour don­ner un éclai­rage spé­ci­fique sur un sujet, à l’aune de leur tra­vail de recherche. Et lorsqu’un « grand entre­tien » est pré­vu par l’édition de fin de semaine d’un quo­ti­dien, il n’est pas rare que la rédac­tion choi­sisse d’importer les « sages » labé­li­sés Outre-Quiévrain.

Pour­tant, on assiste ces der­niers temps à une charge récur­rente contre les « intel­lec­tuels de gauche » qui auraient sup­po­sé­ment été pré­fé­rés par les médias à leurs sup­po­sés contra­dic­teurs, les « intel­lec­tuels de droite ». Voi­là qui est sur­pre­nant dans un contexte où l’on peine à iden­ti­fier clai­re­ment les uns et les autres. En effet, ceux que l’on pour­rait ima­gi­ner en « intel­lec­tuels de gauche » sont tout compte fait plu­tôt rare­ment pré­sents dans les médias, et y sont géné­ra­le­ment cir­cons­crits à des domaines de com­pé­tences rela­ti­ve­ment pré­cis. On songe, bien enten­du, à des gens comme Alexis Des­waef (ex-pré­sident de la Ligue des droits humains), à Ber­nard De Vos (délé­gué géné­ral aux droits de l’enfant de la Com­mu­nau­té fran­çaise) ou à Hafi­da Bachir (pré­si­dente de Vie Fémi­nine): rap­pe­lant les exi­gences des droits humains, de la Décla­ra­tion des droits de l’enfant ou de la cause des femmes, ils militent et cri­tiquent, mais dans un domaine où leur légi­ti­mi­té parait évi­dente. Du reste, on peut se deman­der s’ils ne sont pas iden­ti­fiés comme « de gauche » parce qu’une part impor­tante de la droite a aban­don­né les causes qu’eux-mêmes défendent.

À l’inverse, on peut se deman­der qui seraient les intel­lec­tuels « de droite ». S’ils sont des auto­ri­tés morales, telles Fran­çois De Smet (patron de Myria et membre du comi­té scien­ti­fique du Centre Jean Gol) aux posi­tions claires et libé­rales en matière de migra­tions ou Her­vé Has­quin (secré­taire per­pé­tuel de l’Académie royale de Bel­gique et ancien pré­sident du Centre pour l’égalité des chances, aujourd’hui Unia) dont les pro­tes­ta­tions véhé­mentes contre la mon­tée des idées d’extrême droite dans son propre par­ti furent fort remar­quées ; si, donc, ce sont eux les intel­lec­tuels de droite aux­quels il est fait réfé­rence, on voit mal en quoi ils dif­fèrent fon­da­men­ta­le­ment des pre­miers, du moins en tant qu’intellectuels, de même qu’on peut se deman­der en quoi ils auraient été évin­cés des médias.

On ne peut ima­gi­ner, bien enten­du, que les intel­lec­tuels soient les auteurs de cartes blanches et d’ouvrages conspi­ra­tion­nistes et cli­ma­tos­cep­tiques qui s’expriment à qui mieux mieux dans l’espace public depuis quelque temps. De droite ils sont, mais intel­lec­tuels… En effet, leur légi­ti­mi­té n’est nul­le­ment tirée de leur domaine d’expertise, ils n’avancent pas des faits, ils ne prennent pas le temps de l’analyse. Ils sont ce que Pierre Bour­dieu appe­lait des fast thin­kers : comme ils ne res­sassent qu’un nombre limi­té de thèses, ins­pi­rées d’un soi-disant « bon sens » et mâti­nées de quelques noms d’auteurs illustres pour don­ner le change, ils peuvent four­nir en tout temps et en tout lieu une opi­nion « prête-à-consom­mer ». Une opi­nion tou­jours tran­chée, tou­jours « dis­rup­tive », tou­jours « cla­shante » et donc tou­jours « buz­zante », ce qui ne manque pas d’exciter cer­tains res­pon­sables mar­ke­ting des grands médias.

On peut tou­te­fois s’interroger : et si l’intention, der­rière la charge contre les « intel­lec­tuels de gauche », était de dénon­cer les véri­tables intel­lec­tuels, de gauche ou de droite, assi­mi­lés pour l’occasion aux « bras armés du PS », et de récla­mer que les fast thin­kers sus­men­tion­nés soient pro­mus « intel­lec­tuels » et seuls consul­tés ? Il ne s’agirait alors pas de lut­ter contre la gauche et en faveur de la droite, mais avant tout contre les intel­lec­tuels, contre la démarche même qui consiste à se faire le vec­teur d’une ratio­na­li­sa­tion du rap­port aux pas­sions col­lec­tives et aux défis sociaux, en se fon­dant, tou­jours, sur une zone d’expertise for­cé­ment limi­tée et patiem­ment travaillée.

Ce dont il est ques­tion, c’est peut-être de trai­ter de bobo-Bisou­nours ou, pour reprendre une autre expres­sion récem­ment uti­li­sée, de « belle âme », celle ou celui qui dit que notre mode de vie est inte­nable, qui pointe l’impasse dans laquelle les poli­tiques sécu­ri­taires nous entrainent, qui ramène à leur juste pro­por­tion les phé­no­mènes migra­toires, qui rap­pelle les enga­ge­ments décou­lant du choix d’un régime démo­cra­tique, qui indique la com­plexi­té des ques­tions de mobi­li­té ou, encore, qui fait état de ce que la recherche nous enseigne sur les méthodes édu­ca­tives et d’enseignement. Est-ce donc être de gauche que de rap­pe­ler que nous ne sommes pas sub­mer­gés de migrants et que nous avons le devoir de trai­ter humai­ne­ment ceux qui nous arrivent ? Est-ce être un doux rêveur que de poin­ter que la pri­son ne résout rien, coute cher et han­di­cape notre socié­té ? Est-ce être socia­liste que de rap­pe­ler que le libé­ra­lisme poli­tique implique la conten­tion de l’État par les droits humains ? Est-ce vrai­ment être un com­mu­niste rageur que de rap­pe­ler que les stocks de mine­rais sont finis et notre socié­té du gas­pillage condamnée ?

L’offensive qui est à l’œuvre vise bien « l’intelligence » elle-même : cette volon­té de savoir, c’est-à-dire de rai­son­ner sur la base des don­nées les mieux objec­ti­vées et les plus com­plètes pos­sible. Bien sûr, l’intelligence menace les solu­tions de « bon sens », les emplâtres habi­tuels sur les jambes de bois de tou­jours, les pré­ju­gés, le refus de se remettre en ques­tion, le confort des idées reçues et les privilèges.

Il y a quelque temps, dans la revue Poli­tique, Laurent De Sut­ter appe­lait à oublier les intel­lec­tuels à la fran­çaise pour se tour­ner vers la recherche de nou­veaux pos­sibles et l’ouverture de nou­velles voies pour nos socié­tés1. Ce sont ces nou­velles solu­tions qui menacent le monde éta­bli, celui des conser­va­teurs et des réac­tion­naires, de ceux qui nous serinent qu’il ne faut rien chan­ger, ou alors, pour reve­nir à un pas­sé aus­si glo­rieux que mythique. Ce sont ces ouver­tures qui leur font peur et motivent leur anti-intellectualisme.

Se pré­ten­dant la voix d’un peuple dont l’opinion serait tou­jours déjà consti­tuée et n’aurait rien à gagner à l’élévation du débat, en para­doxaux apôtres de l’effort et de la réus­site, ils pré­fèrent la paresse des ornières au défi de la pen­sée. Car il ne faut pas s’y trom­per, il n’est pas ques­tion pour nous de don­ner la parole à des intel­lec­tuels en chambre, mais de fon­der l’action col­lec­tive sur la réflexion et la connais­sance du réel. La connais­sance dont il est ques­tion est donc avant tout une confron­ta­tion au monde, confron­ta­tion que l’anti-intellectualiste essaie d’éviter en se pré­ten­dant pragmatique.

Quoi de plus com­mode, pour ce faire, que de se reven­di­quer d’un peuple flou, aux contours chan­geants, qui englobe des caté­go­ries sociales fluc­tuantes en fonc­tion des besoins du moment. Cette concep­tion hors sol du peuple dévoile un mépris abso­lu des réflexions et actions col­lec­tives : le « vrai peuple » s’opposerait en effet silen­cieu­se­ment aux « citoyens orga­ni­sés » qui pré­parent spon­ta­né­ment des actions (héber­ge­ment de migrants, pota­gers col­lec­tifs ou écoles de devoirs) avec les­quelles les fast thin­kers sont en « total désac­cord ». Ces citoyens orga­ni­sés sont sans cesse ren­voyés à une mino­ri­té, une « élite », qui « oppri­me­rait » par son expres­sion et ses actions, le « vrai peuple ». Or, il se fait que nul mieux que le fast thin­ker ne sait ce que cette masse, silen­cieuse et inor­ga­ni­sée, vou­drait en son for inté­rieur. Il s’agit donc de ren­voyer le peuple à l’inaction, à un amas épars d’individus inca­pables de s’organiser col­lec­ti­ve­ment et dont la parole ne peut éma­ner que d’un lea­deur qui lit comme dans un livre ouvert dans l’âme des hordes muettes.

Qu’on ne s’y trompe donc pas, ce n’est pas là un com­bat de la droite contre la gauche auquel nous assis­tons, c’est une véri­table croi­sade contre l’intelligence. Une croi­sade dont les pen­seurs « de droite » risquent d’être les pre­mières vic­times. C’est pour­quoi il est urgent que l’ensemble de ceux qui cherchent à étayer des rai­son­ne­ments et à tra­cer des pistes de réflexion et des pro­po­si­tions d’actions prennent conscience de ce qui les unit et de ce à quoi ils font face : une nou­velle offen­sive de l’obscurantisme.

  1. Belak­bir H., « À quoi servent les intellectuel·le·s aujourd’hui ? », Poli­tique, 18 juin 2018.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.