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Intellectuels de tous bords, unissez-vous !
La Belgique n’est pas réputée pour la place qu’elle accorde à ses intellectuels. Elle est à cet égard bien loin de la France, où l’on peut faire profession de l’expression de ses opinions plus ou moins étayées. D’ailleurs, nos voisins ne manquent jamais de rappeler leur longue et prestigieuse tradition, de Zola à Camus, en passant par Sartre, […]
La Belgique n’est pas réputée pour la place qu’elle accorde à ses intellectuels. Elle est à cet égard bien loin de la France, où l’on peut faire profession de l’expression de ses opinions plus ou moins étayées. D’ailleurs, nos voisins ne manquent jamais de rappeler leur longue et prestigieuse tradition, de Zola à Camus, en passant par Sartre, Dolto (quoi de plus politique que l’éducation et l’enfance?) ou Bourdieu. Certes, la France a du plomb dans l’aile si l’on considère les radoteurs « omnicompétents », toujours disponibles et souvent colériques que sont des Zemmour, Polony, Angot, Onfray, Finkielkraut ou BHL, ce dernier résumant à lui seul la décadence du genre de « l’intellectuel universel » à la française.
Rien de tel en Belgique où les actions et les positionnements politiques ne sont pas passés au filtre systématique du jugement des intellectuels et où personne n’est l’invité permanent des plateaux de télévision et des studios de radio. Notons en particulier que les médias belges invitent volontiers les universitaires au titre d’experts, c’est-à-dire pour donner un éclairage spécifique sur un sujet, à l’aune de leur travail de recherche. Et lorsqu’un « grand entretien » est prévu par l’édition de fin de semaine d’un quotidien, il n’est pas rare que la rédaction choisisse d’importer les « sages » labélisés Outre-Quiévrain.
Pourtant, on assiste ces derniers temps à une charge récurrente contre les « intellectuels de gauche » qui auraient supposément été préférés par les médias à leurs supposés contradicteurs, les « intellectuels de droite ». Voilà qui est surprenant dans un contexte où l’on peine à identifier clairement les uns et les autres. En effet, ceux que l’on pourrait imaginer en « intellectuels de gauche » sont tout compte fait plutôt rarement présents dans les médias, et y sont généralement circonscrits à des domaines de compétences relativement précis. On songe, bien entendu, à des gens comme Alexis Deswaef (ex-président de la Ligue des droits humains), à Bernard De Vos (délégué général aux droits de l’enfant de la Communauté française) ou à Hafida Bachir (présidente de Vie Féminine): rappelant les exigences des droits humains, de la Déclaration des droits de l’enfant ou de la cause des femmes, ils militent et critiquent, mais dans un domaine où leur légitimité parait évidente. Du reste, on peut se demander s’ils ne sont pas identifiés comme « de gauche » parce qu’une part importante de la droite a abandonné les causes qu’eux-mêmes défendent.
À l’inverse, on peut se demander qui seraient les intellectuels « de droite ». S’ils sont des autorités morales, telles François De Smet (patron de Myria et membre du comité scientifique du Centre Jean Gol) aux positions claires et libérales en matière de migrations ou Hervé Hasquin (secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique et ancien président du Centre pour l’égalité des chances, aujourd’hui Unia) dont les protestations véhémentes contre la montée des idées d’extrême droite dans son propre parti furent fort remarquées ; si, donc, ce sont eux les intellectuels de droite auxquels il est fait référence, on voit mal en quoi ils diffèrent fondamentalement des premiers, du moins en tant qu’intellectuels, de même qu’on peut se demander en quoi ils auraient été évincés des médias.
On ne peut imaginer, bien entendu, que les intellectuels soient les auteurs de cartes blanches et d’ouvrages conspirationnistes et climatosceptiques qui s’expriment à qui mieux mieux dans l’espace public depuis quelque temps. De droite ils sont, mais intellectuels… En effet, leur légitimité n’est nullement tirée de leur domaine d’expertise, ils n’avancent pas des faits, ils ne prennent pas le temps de l’analyse. Ils sont ce que Pierre Bourdieu appelait des fast thinkers : comme ils ne ressassent qu’un nombre limité de thèses, inspirées d’un soi-disant « bon sens » et mâtinées de quelques noms d’auteurs illustres pour donner le change, ils peuvent fournir en tout temps et en tout lieu une opinion « prête-à-consommer ». Une opinion toujours tranchée, toujours « disruptive », toujours « clashante » et donc toujours « buzzante », ce qui ne manque pas d’exciter certains responsables marketing des grands médias.
On peut toutefois s’interroger : et si l’intention, derrière la charge contre les « intellectuels de gauche », était de dénoncer les véritables intellectuels, de gauche ou de droite, assimilés pour l’occasion aux « bras armés du PS », et de réclamer que les fast thinkers susmentionnés soient promus « intellectuels » et seuls consultés ? Il ne s’agirait alors pas de lutter contre la gauche et en faveur de la droite, mais avant tout contre les intellectuels, contre la démarche même qui consiste à se faire le vecteur d’une rationalisation du rapport aux passions collectives et aux défis sociaux, en se fondant, toujours, sur une zone d’expertise forcément limitée et patiemment travaillée.
Ce dont il est question, c’est peut-être de traiter de bobo-Bisounours ou, pour reprendre une autre expression récemment utilisée, de « belle âme », celle ou celui qui dit que notre mode de vie est intenable, qui pointe l’impasse dans laquelle les politiques sécuritaires nous entrainent, qui ramène à leur juste proportion les phénomènes migratoires, qui rappelle les engagements découlant du choix d’un régime démocratique, qui indique la complexité des questions de mobilité ou, encore, qui fait état de ce que la recherche nous enseigne sur les méthodes éducatives et d’enseignement. Est-ce donc être de gauche que de rappeler que nous ne sommes pas submergés de migrants et que nous avons le devoir de traiter humainement ceux qui nous arrivent ? Est-ce être un doux rêveur que de pointer que la prison ne résout rien, coute cher et handicape notre société ? Est-ce être socialiste que de rappeler que le libéralisme politique implique la contention de l’État par les droits humains ? Est-ce vraiment être un communiste rageur que de rappeler que les stocks de minerais sont finis et notre société du gaspillage condamnée ?
L’offensive qui est à l’œuvre vise bien « l’intelligence » elle-même : cette volonté de savoir, c’est-à-dire de raisonner sur la base des données les mieux objectivées et les plus complètes possible. Bien sûr, l’intelligence menace les solutions de « bon sens », les emplâtres habituels sur les jambes de bois de toujours, les préjugés, le refus de se remettre en question, le confort des idées reçues et les privilèges.
Il y a quelque temps, dans la revue Politique, Laurent De Sutter appelait à oublier les intellectuels à la française pour se tourner vers la recherche de nouveaux possibles et l’ouverture de nouvelles voies pour nos sociétés1. Ce sont ces nouvelles solutions qui menacent le monde établi, celui des conservateurs et des réactionnaires, de ceux qui nous serinent qu’il ne faut rien changer, ou alors, pour revenir à un passé aussi glorieux que mythique. Ce sont ces ouvertures qui leur font peur et motivent leur anti-intellectualisme.
Se prétendant la voix d’un peuple dont l’opinion serait toujours déjà constituée et n’aurait rien à gagner à l’élévation du débat, en paradoxaux apôtres de l’effort et de la réussite, ils préfèrent la paresse des ornières au défi de la pensée. Car il ne faut pas s’y tromper, il n’est pas question pour nous de donner la parole à des intellectuels en chambre, mais de fonder l’action collective sur la réflexion et la connaissance du réel. La connaissance dont il est question est donc avant tout une confrontation au monde, confrontation que l’anti-intellectualiste essaie d’éviter en se prétendant pragmatique.
Quoi de plus commode, pour ce faire, que de se revendiquer d’un peuple flou, aux contours changeants, qui englobe des catégories sociales fluctuantes en fonction des besoins du moment. Cette conception hors sol du peuple dévoile un mépris absolu des réflexions et actions collectives : le « vrai peuple » s’opposerait en effet silencieusement aux « citoyens organisés » qui préparent spontanément des actions (hébergement de migrants, potagers collectifs ou écoles de devoirs) avec lesquelles les fast thinkers sont en « total désaccord ». Ces citoyens organisés sont sans cesse renvoyés à une minorité, une « élite », qui « opprimerait » par son expression et ses actions, le « vrai peuple ». Or, il se fait que nul mieux que le fast thinker ne sait ce que cette masse, silencieuse et inorganisée, voudrait en son for intérieur. Il s’agit donc de renvoyer le peuple à l’inaction, à un amas épars d’individus incapables de s’organiser collectivement et dont la parole ne peut émaner que d’un leadeur qui lit comme dans un livre ouvert dans l’âme des hordes muettes.
Qu’on ne s’y trompe donc pas, ce n’est pas là un combat de la droite contre la gauche auquel nous assistons, c’est une véritable croisade contre l’intelligence. Une croisade dont les penseurs « de droite » risquent d’être les premières victimes. C’est pourquoi il est urgent que l’ensemble de ceux qui cherchent à étayer des raisonnements et à tracer des pistes de réflexion et des propositions d’actions prennent conscience de ce qui les unit et de ce à quoi ils font face : une nouvelle offensive de l’obscurantisme.
- Belakbir H., « À quoi servent les intellectuel·le·s aujourd’hui ? », Politique, 18 juin 2018.