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Institutions for Future Generations, d’Iñigo Gonzáles-Ricoy et Axel Gosseries

Numéro 8 - 2017 par Evamaria Schäfferle

décembre 2017

L’argument déve­lop­pé défend l’idée selon laquelle don­ner des droits poli­tiques aux géné­ra­tions futures conduit à une remise en cause de la démo­cra­tie comme régime le plus adap­té à pro­mou­voir la jus­tice. En effet, en recon­nais­sant ces droits poli­tiques, nous nous trou­vons face à un dilemme. Soit les inté­rêts des géné­ra­tions futures ne sont pas repré­sen­tés, et seules les géné­ra­tions pré­sentes prennent les déci­sions. Dans ce cas, nos régimes ne seraient plus démo­cra­tiques, mais des oli­gar­chies contrô­lées par ceux qui sont vivants. Soit les géné­ra­tions futures ont leur mot à dire et, dans ce cas, dans la mesure où elles ne peuvent expri­mer elles-mêmes leurs pré­fé­rences, devront être repré­sen­tées par des indi­vi­dus vivants. Mais cette forme de repré­sen­ta­tion ne serait pas moins oli­gar­chique puisque le sort d’une mul­ti­tude (les géné­ra­tions à venir) serait déter­mi­né uni­la­té­ra­le­ment par un petit nombre d’individus (les repré­sen­tants de la pos­té­ri­té) dont le pou­voir n’est ni légi­ti­mé ni contrô­lé par les pre­miers. De plus, au lieu d’atteindre son objec­tif d’augmenter la jus­tice inter­gé­né­ra­tion­nelle, la repré­sen­ta­tion des géné­ra­tions futures met en dan­ger l’égalité démo­cra­tique par­mi les vivants, puisque le pou­voir qui découle du titre de repré­sen­tant de per­sonnes dont les inté­rêts sont incon­nus n’est pas sans rap­pe­ler celui des lea­deurs des régimes théocratiques.

Un livre

En deman­dant la repré­sen­ta­tion des géné­ra­tions futures dans le pro­ces­sus déci­sion­nel, les dif­fé­rentes contri­bu­tions recueillies dans Ins­ti­tu­tions for Future Gene­ra­tions pour­suivent un objec­tif com­mun, celui de contri­buer à réa­li­ser la grande pro­messe de la démo­cra­tie selon laquelle le groupe de ceux qui défi­nissent les lois est iden­tique au groupe de ceux qui y sont sou­mis. Cette pro­messe n’a jamais été entiè­re­ment rem­plie puisque de nou­veaux citoyens, soit par nais­sance, soit par natu­ra­li­sa­tion, intègrent nos socié­tés chaque jour et pro­voquent un per­pé­tuel renou­vè­le­ment de la popu­la­tion. Cepen­dant, ce qui a chan­gé au cours du der­nier siècle, c’est l’ampleur du déca­lage qui carac­té­rise cette équa­tion démo­cra­tique. À la suite du pro­grès tech­nique et à l’interdépendance glo­bale, l’impact de nos actions et de nos déci­sions contem­po­raines ne se limite plus au futur immé­diat, mais s’étend aux géné­ra­tions qui habi­te­ront la Terre des siècles ou même des mil­lé­naires plus tard. Ces géné­ra­tions futures, bien qu’affectées par nos choix, n’y sont pas repré­sen­tées et ain­si leurs inté­rêts ne seront pas pris en compte.

Afin de remé­dier à cette situa­tion anti­dé­mo­cra­tique, les dif­fé­rents auteurs de Ins­ti­tu­tions for Future Gene­ra­tions visent à modi­fier les pro­ces­sus publics de prise de déci­sion afin que les déci­sions démo­cra­tiques qui en émergent res­pectent les inté­rêts de la pos­té­ri­té et ren­forcent ain­si la jus­tice inter­gé­né­ra­tion­nelle. Mal­gré leur diver­si­té et, dans cer­tains cas, leur incom­pa­ti­bi­li­té, toutes les pro­po­si­tions de réforme éla­bo­rées à cet effet sont ain­si ins­pi­rées et orien­tées par deux valeurs fon­da­men­tales dont l’harmonisation a long­temps été consi­dé­rée comme la grande réus­site de l’État moderne : la jus­tice et la démocratie.

En effet, conçu comme démo­cra­tie libé­rale, l’État moderne s’est don­né comme objec­tif de pro­mou­voir le bien col­lec­tif sans pour autant nuire à la liber­té indi­vi­duelle de ses citoyens. Deux sortes de garan­ties consti­tu­tion­nelles sont néces­saires pour atteindre ce double objec­tif : des garan­ties pro­cé­du­rales et des garan­ties sub­stan­tielles. Les pre­mières assurent le res­pect du prin­cipe d’égalité poli­tique et ain­si l’impartialité du pro­ces­sus déci­sion­nel. Elles accordent à chaque citoyen le droit de par­ti­ci­per à la défi­ni­tion des lois com­munes ce qui empêche qu’un groupe de citoyens puisse impo­ser sa volon­té aux autres et vio­ler de cette manière leur liber­té indi­vi­duelle. Cepen­dant, face au risque démo­cra­tique d’une tyran­nie de la majo­ri­té, de telles pro­tec­tions pro­cé­du­rales s’avèrent insuf­fi­santes et doivent être com­plé­tées par des garan­ties sub­stan­tielles qui restreignent le pro­ces­sus démo­cra­tique en accor­dant aux indi­vi­dus et aux mino­ri­tés des droits consti­tu­tion­nels intan­gibles pro­té­geant leur liber­té fon­da­men­tale contre toute limi­ta­tion ou influence externe.

Comme le montrent les dif­fé­rentes contri­bu­tions de l’ouvrage, cette syn­thèse entre démo­cra­tie et jus­tice n’est néan­moins valable qu’à l’intérieur de l’État moderne ou, plus pré­ci­sé­ment, des limites spa­tiales et tem­po­relles qui défi­nissent sa citoyen­ne­té. En effet, si l’on trans­gresse ces limites en pre­nant en consi­dé­ra­tion les per­sonnes étran­gères (trans­gres­sion spa­tiale) ou les géné­ra­tions futures (trans­gres­sion tem­po­relle), l’équilibre fra­gile entre démo­cra­tie et jus­tice peut être bri­sé et avoir des consé­quences fatales pour nos démo­cra­ties : les lois et les déci­sions prises de manière démo­cra­tique au sein de nos com­mu­nau­tés poli­tiques peuvent y perdre leur jus­tesse morale et donc, en der­nière ins­tance, la légi­ti­mi­té qui y est liée. C’est au moins la conclu­sion à laquelle on arrive en sui­vant le prin­cipe des inté­rêts affec­tés et sa défi­ni­tion de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique. Cette der­nière repose, comme l’indique le nom du prin­cipe, sur le cri­tère de « l’affection » qui donne droit à l’inclusion au pro­ces­sus déci­sion­nel. Afin d’être légi­time, une déci­sion publique doit ain­si prendre en compte les inté­rêts de tous ceux qui sont affec­tés direc­te­ment ou indi­rec­te­ment par ses consé­quences. Puisque la plu­part de nos déci­sions col­lec­tives affectent cepen­dant un grand nombre de per­sonnes qui ne sont pas (encore) citoyens de notre État et dont les inté­rêts ne sont par consé­quent pas pris en compte, un défi­cit de légi­ti­mi­té survient.

C’est tout d’abord le cas pour les deux groupes de per­sonnes men­tion­nés plus haut, à savoir les étran­gers et les géné­ra­tions à venir : même si nos lois et déci­sions ont sans doute des réper­cus­sions qui affectent leur mode de vie et restreignent ain­si leurs liber­tés, leurs inté­rêts ne sont pas repré­sen­tés et par consé­quent pas pris en compte au cours du pro­ces­sus décisionnel.

Afin de remé­dier à cette ano­ma­lie démo­cra­tique, les adeptes du prin­cipe des inté­rêts affec­tés avancent géné­ra­le­ment deux solu­tions qui se dis­tinguent selon l’interprétation exacte du prin­cipe et des cri­tères de légi­ti­mi­té qu’il éta­blit. Cepen­dant, comme nous le mon­tre­rons dans la par­tie sui­vante, ces deux solu­tions, au lieu de res­tau­rer la démo­cra­tie à un niveau glo­bal et inter­gé­né­ra­tion­nel, mettent en dan­ger les pré­mices fon­da­men­tales de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique et finissent ain­si par mena­cer ce qu’elles pré­tendent protéger.

La pre­mière solu­tion, qui est sans doute la plus radi­cale, résulte d’une inter­pré­ta­tion forte du prin­cipe des inté­rêts affec­tés. Ses par­ti­sans assument que le res­pect des inté­rêts de tous ceux qui sont affec­tés par une déci­sion ne peut être garan­ti que si, et seule­ment si, ces der­niers obtiennent le droit de par­ti­ci­per au pro­ces­sus déci­sion­nel. Le fait d’être affec­té par une déci­sion publique fon­de­rait ain­si le droit de par­ti­ci­per dans la vie poli­tique de la com­mu­nau­té dans laquelle cette déci­sion a été adop­tée. Le méca­nisme d’ajustement qui est cen­sé res­tau­rer la démo­cra­tie au-delà de ses fron­tières actuelles se situe donc, selon cette pre­mière inter­pré­ta­tion du prin­cipe d’affection, dans les garan­ties pro­cé­du­rales mises en place par un sys­tème démo­cra­tique. Ces der­nières, et avant tout leur prin­cipe cen­tral d’égalité poli­tique, doivent être éten­dues à toute per­sonne affec­tée afin que ses inté­rêts puissent être pris en compte et les cri­tères de légi­ti­mi­té à nou­veau être satis­faits. Trans­for­mée en réa­li­té, une telle réforme aurait des consé­quences pour le moins dras­tiques en ce qui concerne les trans­gres­sions spa­tiales et en devien­drait inap­pli­cable lorsque les trans­gres­sions sont tem­po­relles, puisque les indi­vi­dus concer­nés se trouvent par leur nature dans l’impossibilité de faire usage de leurs nou­veaux droits politiques.

Face aux dif­fi­cul­tés ren­con­trées par cette pre­mière inter­pré­ta­tion, une deuxième inter­pré­ta­tion, plus modé­rée, s’est impo­sée dans les débats autour du prin­cipe des inté­rêts affec­tés. Même si le cri­tère d’affection reste, là aus­si, le prin­ci­pal cri­tère d’inclusion poli­tique, celle qu’il requiert change de nature. Au lieu de deman­der l’inclusion directe des per­sonnes affec­tées, c’est-à-dire leur par­ti­ci­pa­tion au pro­ces­sus déci­sion­nel, le fait d’être affec­té exige désor­mais leur inclu­sion indi­recte et donc le res­pect et la pro­tec­tion de leurs inté­rêts. L’ajustement des démo­cra­ties modernes aux nou­velles exi­gences glo­bales et inter­gé­né­ra­tion­nelles ne se fait donc plus au niveau pro­cé­du­ral, mais à l’échelle des garan­ties sub­stan­tielles. Leur fonc­tion de pro­tec­tion, qui se limite aujourd’hui prin­ci­pa­le­ment aux citoyens natio­naux et vivants, devrait ain­si être éten­due à tous les indi­vi­dus affec­tés pour que leurs inté­rêts et leurs besoins, et ain­si leur liber­té fon­da­men­tale, puissent être pro­té­gés contre la volon­té poten­tiel­le­ment liber­ti­cide d’une majo­ri­té natio­nale et vivante. Les avan­tages d’une telle inter­pré­ta­tion alter­na­tive du prin­cipe des inté­rêts affec­tés ne sont pas dif­fi­ciles à dis­cer­ner : les contours de l’électorat seront gar­dés et la légi­ti­mi­té du pro­ces­sus démo­cra­tique pré­ser­vée. Sa sen­si­bi­li­sa­tion aux inté­rêts et aux besoins jusqu’ici négli­gés le ren­drait cepen­dant plus com­pa­tible avec le cri­tère de l’affection et aug­men­te­rait de cette façon la légi­ti­mi­té des déci­sions qu’il produit.

Néan­moins, contrai­re­ment à la plu­part des auteurs de Ins­ti­tu­tions for Future Gene­ra­tions qui s’appuient sur cette inter­pré­ta­tion modé­rée du prin­cipe d’affection, nous argu­men­tons qu’elle ne per­met pas de pré­ser­ver les inté­rêts des géné­ra­tions futures. Cette cri­tique trouve son ori­gine dans la notion de la repré­sen­ta­tion1. En effet, afin que des inté­rêts externes, dans ce cas-ci les inté­rêts des per­sonnes affec­tées, puissent être pris en compte dans les pro­ces­sus déci­sion­nels, des méca­nismes de repré­sen­ta­tion doivent per­mettre d’identifier et d’articuler ces inté­rêts. Ces deux condi­tions peuvent être rem­plies dans le cas des per­sonnes étran­gères qui sont capables d’exprimer leurs inté­rêts et de choi­sir sur cette base des repré­sen­tants char­gés de les faire valoir en cas d’affection. Il n’en va cepen­dant pas de même pour les géné­ra­tions futures dont les inté­rêts, faute de pou­voir être expri­més, échappent à toute pos­si­bi­li­té d’être repré­sen­tés. En effet, tan­dis que la repré­sen­ta­tion démo­cra­tique repose sur le pou­voir des repré­sen­tés de sélec­tion­ner et d’influencer leurs repré­sen­tants ain­si que de les des­ti­tuer en cas d’abus de confiance, les géné­ra­tions futures sont pri­vées de toutes ces com­pé­tences. Elles se trouvent par consé­quent désar­mées face à leurs repré­sen­tants qui sont exempts des exi­gences clas­siques de loyau­té, de trans­pa­rence et de res­pon­sa­bi­li­té. Une telle constel­la­tion qui auto­rise un groupe de per­sonnes à déter­mi­ner uni­la­té­ra­le­ment le sort d’un autre ne peut cepen­dant être qua­li­fiée de démo­cra­tique. Au contraire, un coup d’œil dans la typo­lo­gie clas­sique des formes de gou­ver­ne­ment révèle qu’elle pré­sente les carac­té­ris­tiques clas­siques d’une oli­gar­chie, à savoir une caté­go­ri­sa­tion qui est certes dif­fi­cile à conci­lier avec les inten­tions éman­ci­pa­trices qui ont moti­vé les dif­fé­rentes pro­po­si­tions de réforme en pre­mier lieu.

Si l’élargissement du prin­cipe d’affection aux géné­ra­tions futures ne per­met pas de garan­tir la pro­tec­tion de leurs inté­rêts, il risque en revanche de dégra­der les prin­cipes démo­cra­tiques au sein même de la com­mu­nau­té des vivants. Ce risque est par­ti­cu­liè­re­ment éle­vé pour toutes les pro­po­si­tions qui cherchent à modi­fier la pro­cé­dure démo­cra­tique, que ce soit en réfor­mant les règles pro­cé­du­rales sur les­quelles elle repose ou en cor­ri­geant après coup les résul­tats qu’elle pro­duit. En effet, puisque ces pro­po­si­tions sont basées sur l’idée cen­trale d’une repré­sen­ta­tion des inté­rêts futurs dans le pro­ces­sus démo­cra­tique du pré­sent, la ques­tion du choix des repré­sen­tants se pose. Et dans la mesure où ce choix ne peut pas être pris par les géné­ra­tions futures elles-mêmes, leurs délé­gués doivent être sélec­tion­nés par et par­mi les per­sonnes vivant aujourd’hui. Afin de dési­gner des per­sonnes appro­priées pour repré­sen­ter les inté­rêts des futures géné­ra­tions, deux méca­nismes de sélec­tion sont envi­sa­geables : soit la nomi­na­tion directe des experts ou des per­sonnes dévouées à la jus­tice inter­gé­né­ra­tion­nelle, soit leur élec­tion par un comi­té de sélec­tion mis en place à cet effet. Cepen­dant, tan­dis que la pre­mière solu­tion qui trans­fère du pou­voir poli­tique aux organes non élus va clai­re­ment à l’encontre des idéaux démo­cra­tiques, la deuxième ne s’en sort pas néces­sai­re­ment mieux. Elle accor­de­rait une voix sup­plé­men­taire à tous ceux qui ne choi­sissent pas seule­ment leurs propres repré­sen­tants, mais aus­si ceux de la pos­té­ri­té et enfrein­drait de ce fait ouver­te­ment le prin­cipe de l’égalité poli­tique. Et même si ce choix s’exerçait par tous, cela ne per­met­trait pas de res­tau­rer le prin­cipe d’égalité poli­tique. Le repré­sen­tant ain­si choi­si aurait une marge de manœuvre trop impor­tante puisqu’aucun méca­nisme ne per­met­trait à ses élec­teurs d’avoir la légi­ti­mi­té suf­fi­sante pour contes­ter la façon dont il défend les inté­rêts de la pos­té­ri­té. En effet, en basant ses déci­sions sur les inté­rêts des géné­ra­tions futures et ain­si sur des inté­rêts qui ne peuvent être que sup­po­sés, le repré­sen­tant de la pos­té­ri­té échappe à toute cri­tique ou contrôle et pos­sède par consé­quent un pou­voir qui n’est pas sans rap­pe­ler celui des diri­geants des régimes théo­cra­tiques qui pro­clament de défendre la volon­té de Dieu. Dans ces régimes, et contrai­re­ment aux élec­tions démo­cra­tiques, le repré­sen­tant de Dieu n’est pas choi­si par ceux qu’il est cen­sé repré­sen­ter. Dès lors l’électeur n’est plus le mieux pla­cé pour juger la jus­tesse des choix du repré­sen­tant et ne pour­ra pas contes­ter son action sur cette base.

Même s’il rejette l’idée de repré­sen­ter les géné­ra­tions futures dans le pro­ces­sus démo­cra­tique du pré­sent, cet article ne veut cepen­dant en aucun cas nier l’importance de com­battre le court-ter­misme de nos régimes contem­po­rains et de les rendre plus com­pa­tibles avec les demandes de la jus­tice inter­gé­né­ra­tion­nelle. Mais cette tâche, si impor­tante qu’elle soit, ne peut être accom­plie en modi­fiant la pro­cé­dure démo­cra­tique et, par­tant, les limites du peuple sur les­quelles elle repose. Tan­dis que les fron­tières spa­tiales du peuple peuvent être consi­dé­rées comme per­méables, les fron­tières tem­po­relles ne le peuvent pas. La démo­cra­tie n’est pra­ti­cable qu’au sein d’un groupe de per­sonnes capables de défi­nir et d’exprimer leurs inté­rêts, une condi­tion qui la confine au monde pré­sent et à la géné­ra­tion actuelle qui l’habite. Le sou­ci pour l’avenir et pour les condi­tions sociales, poli­tiques et natu­relles qui y pré­vau­dront ne peut ain­si ali­men­ter notre pro­ces­sus déci­sion­nel que s’il n’est plus consi­dé­ré uni­que­ment comme inté­rêt de la pos­té­ri­té, mais devient au contraire une pré­oc­cu­pa­tion réelle de notre géné­ra­tion actuelle. En effet, une fois que les inté­rêts de nos des­cen­dants deviennent nos propres inté­rêts, ils influent sur nos déci­sions de manière natu­relle, c’est-à-dire sans poser les pro­blèmes de repré­sen­ta­ti­vi­té et de légi­ti­mi­té abor­dés plus haut.

L’argument déve­lop­pé au cours de cet article s’adresse ain­si tout d’abord à ces pro­po­si­tions de réforme qui visent à don­ner un droit poli­tique aux géné­ra­tions futures et, ce fai­sant, finissent par vio­ler les fon­de­ments de nos démo­cra­ties contem­po­raines. C’est cer­tai­ne­ment le cas pour la pro­po­si­tion de Thomp­son qui envi­sage de réser­ver des sièges par­le­men­taires aux repré­sen­tants de la pos­té­ri­té et de les doter du pou­voir d’annuler des déci­sions majo­ri­taires si celles-ci menacent les inté­rêts de la pos­té­ri­té2. Ce même sou­ci pour le res­pect du prin­cipe d’égalité poli­tique nous amène à reje­ter l’idée d’Ekeli3. En effet, l’introduction des règles accor­dant à des mino­ri­tés par­le­men­taires des droits de véto aux déci­sions qu’elles jugent incom­pa­tibles avec les inté­rêts futurs viole clai­re­ment les condi­tions de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique. Et même si la pro­tec­tion consti­tu­tion­nelle des inté­rêts futurs pro­po­sée par Gonzá­lez-Ricoy laisse le pro­ces­sus démo­cra­tique intact, elle res­treint la sou­ve­rai­ne­té des vivants sans pro­mou­voir celle des géné­ra­tions à venir puisque les inté­rêts à pro­té­ger ne peuvent être que pré­su­més et le pro­blème d’oligarchie ain­si ne pas être évi­té4.

Cepen­dant, comme le montrent entre autres les contri­bu­tions de Beckman/Uggla, Caney et Niemeyer/Jennstål, ces pro­blèmes de légi­ti­mi­té peuvent être contour­nés en met­tant en place des méca­nismes qui influent la pro­cé­dure démo­cra­tique seule­ment de manière indi­recte. L’ombudsman de la pos­té­ri­té pro­po­sé par Beckman/Uggla en est un exemple emblé­ma­tique. Étant de nature plu­tôt sym­bo­lique, celui-ci n’aurait pas le pou­voir de par­ti­ci­per au pro­ces­sus démo­cra­tique, mais pour­rait influen­cer les déci­sions qui en res­sortent en sen­si­bi­li­sant la popu­la­tion et ses élus aux pro­blèmes futurs5. Ce même effet peut être atteint par la réforme de Caney qui pro­pose de mettre en place des ins­ti­tu­tions, telle qu’une com­mis­sion par­le­men­taire, qui éva­luent constam­ment les poli­tiques publiques afin d’indiquer leurs impacts sur les géné­ra­tions futures6. Tout comme les forums de déli­bé­ra­tion conçus par Nie­meyer et Jennstål7, de telles ins­ti­tu­tions non contrai­gnantes per­mettent d’attirer l’attention du public sur les inté­rêts futurs et d’inciter par consé­quent les élus à les prendre en compte dans leurs décisions.

Cepen­dant, même si les réformes de ce deuxième type sont pré­fé­rables d’un point de vue démo­cra­tique, elles risquent d’être moins effi­caces que les mani­pu­la­tions directes du pro­ces­sus déci­sion­nel dis­cu­tées aupa­ra­vant. En effet, la sen­si­bi­li­sa­tion du public aux inté­rêts futurs ne garan­tit en elle-même pas que cette nou­velle conscience publique se tra­dui­ra par des déci­sions plus res­pec­tueuses des géné­ra­tions futures.

Une autre piste non explo­rée dans le livre consis­te­rait à jouer sur les règles démo­cra­tiques pour créer un biais en faveur des géné­ra­tions futures. Un exemple peut être don­né concer­nant l’impact des élec­teurs selon leur âge. Dans sa contri­bu­tion, Julia­na Bida­da­nure pose la ques­tion de savoir si les pré­fé­rences des jeunes peuvent être plus ou moins favo­rables aux géné­ra­tions futures, notam­ment par rap­port aux per­sonnes âgées8. Nous ne pren­drons pas de posi­tion sur cette ques­tion. Mais si les pré­fé­rences des jeunes offrent plus de long-ter­misme, nous savons qu’introduire le vote sur inter­net, comme pra­ti­qué en Esto­nie, favo­rise la par­ti­ci­pa­tion des jeunes par rap­port aux per­sonnes âgées. À l’inverse, exi­ger l’inscription sur les listes élec­to­rales, comme en France ou aux États-Unis, favo­rise le vote des per­sonnes âgées. Dès lors, dans la mesure où chaque règle élec­to­rale favo­rise cer­tains groupes sans pour autant enfreindre l’égalité démo­cra­tique, il serait pos­sible de choi­sir par­mi les règles com­pa­tibles avec la démo­cra­tie celle qui favo­rise indi­rec­te­ment le plus les géné­ra­tions futures. Certes, un tel choix ne peut être pris avant d’avoir iden­ti­fié quel groupe est natu­rel­le­ment plus enclin à les favo­ri­ser. Mais si ce débat pou­vait être tran­ché, cette solu­tion pré­ser­ve­rait la légi­ti­mi­té du pro­ces­sus démo­cra­tique tout en aug­men­tant les chances que celui-ci pro­duise des poli­tiques res­pec­tueuses de la postérité.

  1. Cet argu­ment est déve­lop­pé dans plu­sieurs articles du recueil, et plus par­ti­cu­liè­re­ment dans Anja Kar­nein, 2016, « Can we Represent Future Gene­ra­tions ? », dans Iñi­go Gonzá­lez-Ricoy and Axel Gos­se­ries (eds), Ins­ti­tu­tions for Future Gene­ra­tions, p. 83 – 97, Oxford, Oxford Uni­ver­si­ty Press.
  2. Thomp­son D. F., « Demo­cra­tic Trus­tee­ship : Ins­ti­tu­tions to Pro­tect the Future of the Demo­cra­tic Pro­cess », ibi­dem, p. 184 – 196.
  3. Eke­li Kr. S.„ « Elec­to­ral Desi­gn, Sub-Majo­ri­ty Rules, and Repre­sen­ta­tion for Future Gene­ra­tions », ibi­dem, p. 214 – 227.
  4. Gonzá­lez-Ricoy I., « Consti­tu­tio­na­li­zing Inter­ge­ne­ra­tio­nal Pro­vi­sions », ibi­dem, p. 170 – 183.
  5. Beck­man L. et Fre­drik U., « An Ombuds­man for Future Gene­ra­tions : Legi­ti­mate and Effec­tive ? », ibi­dem, p. 117 – 134.
  6. |Caney S., « Poli­ti­cal Ins­ti­tu­tions for the Future : A Five­fold Package », ibi­dem, p. 135 – 155.
  7. Nie­meyer S. et Jennstål J., « The Deli­be­ra­tive Demo­cra­tic Inclu­sion of Future Gene­ra­tions », ibi­dem, p. 247 – 265.
  8. Bida­da­nure J., « Youth Quo­tas, Diver­si­ty, and Long-Ter­mism Can Young People Act as Proxies for Future Gene­ra­tions ? », ibi­dem, p. 265 – 281.

Evamaria Schäfferle


Auteur

doctorante en sciences politiques, université de Grenoble- Alpes, Sciences Po (Pacte)