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Institutionnel : au-delà des partis et des clichés

Numéro 6 Juin 2013 par Jérémy Dodeigne Min Reuchamps Dave Sinardet

juin 2013

Entre­tien

La Revue nou­velle : Cette très inté­res­sante enquête, dont nous publions les résul­tats dans ce numé­ro, sou­lève quelques ques­tions. Tout d’abord, votre enquête a sus­ci­té un inté­rêt rela­tif puisque le taux de réponse est assez faible…

Min Reu­champs : Dans la mesure où nous avons déci­dé de pré­sen­ter les résul­tats bruts sans pon­dé­ra­tion sur la base du poids de chaque groupe, le taux de réponse de 50% n’est pas si mal. Com­pa­ré à des enquêtes par­le­men­taires simi­laires faites à l’étranger, le taux de réponse est même assez éle­vé (et plu­tôt bon com­pa­ra­ti­ve­ment par­lant). Au lec­teur d’en tenir compte et d’aller voir le détail des chiffres pour consta­ter que moins de SP.A ont répon­du que d’Écolo. Comme pour toute enquête, les consé­quences que l’on en tire doivent donc être nuancées.

RN : Qu’est-ce qui jus­ti­fie votre démarche d’aller inter­ro­ger des par­le­men­taires alors que l’on sait bien que sont opé­rantes des logiques de partis ?

MR : C’est un peu la même chose que de dire que l’opinion publique en tant que telle n’a pas beau­coup d’influence, mais il est tout de même inté­res­sant de savoir ce qu’elle pense. Ici, il s’agit quand même des repré­sen­tants poli­tiques que l’on a élus. Puisque ce sont les par­le­men­taires qui doivent voter la réforme de l’État, leur avis est impor­tant. Il est donc inté­res­sant de consta­ter que leurs avis divergent par­fois assez for­te­ment des textes qu’ils vont fina­le­ment voter et qui ont été négo­ciés par les diri­geants de leurs par­tis. Et aus­si de consta­ter que l’image constam­ment véhi­cu­lée dans toutes les ana­lyses de deux blocs homo­gènes qui s’opposent — Fla­mands et fran­co­phones — n’est pas cor­recte. Un bon nombre de par­le­men­taires fla­mands sont moins en faveur de plus d’autonomie régio­nale que cer­tains de leurs col­lègues fran­co­phones. Et la diver­si­té au sein des par­tis est aus­si assez sur­pre­nante en ce qui concerne la réforme de l’État. Il est donc clair que, dans le pro­ces­sus lui-même, on est en droit de s’interroger sur l’impact qu’ils ont concrè­te­ment. Pour avoir une vue com­plète, il fau­drait aus­si faire une ana­lyse plus qua­li­ta­tive de la pro­cé­dure de prise de déci­sion interne à chaque par­ti, mais aus­si de la dyna­mique de négociation.

Dave Sinar­det : L’image de blocs lin­guis­tiques homo­gènes est même trom­peuse dans les états-majors des par­tis aus­si. J’ai sui­vi le dérou­le­ment des négo­cia­tions sur la sixième réforme de l’État d’assez près, et là aus­si on constate que le cli­vage Nord-Sud est beau­coup plus nuan­cé que dans les repré­sen­ta­tions média­tiques. Dans les posi­tion­ne­ments concrets des négo­cia­tions, les dif­fé­rences entre par­tis sont assez impor­tantes, de même que les dif­fé­rences internes aux partis.

La négo­cia­tion sur le pos­sible recou­ple­ment des élec­tions régio­nales et fédé­rales est un bon exemple. Le com­pro­mis qui est fina­le­ment inter­ve­nu est très opaque et assez déli­rant : presque per­sonne ne le com­prend ou l’explique cor­rec­te­ment. On a essayé de marier l’eau et le feu. Et donc on dit : c’est encore un com­pro­mis typi­que­ment à la belge. Mais quand on regarde com­ment s’est pas­sée la négo­cia­tion, on voit que les deux par­tis les plus oppo­sés étaient d’un côté le CD&V qui était farou­che­ment contre un recou­ple­ment des élec­tions, et de l’autre côté le SP.A, fran­che­ment par­ti­san. Éco­lo était plus proche du SP.A, de même que Groen !, mais plus pru­dem­ment vu leurs déboires de 2003. Le PS était plu­tôt entre les deux posi­tions, vou­lant sur­tout un accord sur cette ques­tion et se dés­in­té­res­sant fina­le­ment du reste. Bref, tous les par­tis étaient sur un conti­nuum, qui n’était pas très clai­re­ment Nord-Sud et les par­tis les plus oppo­sés étaient le SP.A et le CD&V. Le « com­pro­mis à la belge » était donc sur­tout un com­pro­mis fla­mand entre ces deux partis.

Je pour­rais don­ner d’autres exemples qui montrent que, fré­quem­ment, l’analyse dans les médias des fronts fla­mand et fran­co­phone qui s’opposent est un peu sim­pliste. Elle ne rend pas assez compte des inté­rêts spé­ci­fiques qui existent : inté­rêts de par­ti, par­fois aus­si inté­rêts de pilier. Ain­si, la scis­sion des soins de san­té a aus­si à voir avec le fait que, en Flandre, le pilier chré­tien a en main tout le sec­teur des soins de san­té et du bien-être, et que cette scis­sion le ren­for­ce­rait. Ce n’est pas une coïn­ci­dence si c’est sur­tout le CD&V qui a tou­jours insis­té sur ce dos­sier et pas vrai­ment le VLD par exemple. Mais il est vrai qu’il y a par­fois des négo­cia­tions, des réunions entre par­tis fla­mands pour ten­ter d’élaborer d’abord un com­pro­mis entre eux. Par exemple, le SP.A a accep­té de sou­te­nir le CD&V dans ses demandes sur les soins de san­té en échange d’un sou­tien sur le dos­sier du mar­ché de l’emploi, qui est plu­tôt le domaine du SP.A. Des deals comme cela sont éga­le­ment faits du côté francophone.

Jéré­my Dodeigne : J’ajouterai une pré­ci­sion sur l’intérêt d’interviewer les par­le­men­taires. Si l’on connait bien la posi­tion des par­tis — études, ana­lyse des pro­grammes —, on connait moins bien celles des par­le­men­taires. Cet éclai­rage est un des inté­rêts de notre étude sans négli­ger le fait qu’en Bel­gique la par­ti­cra­tie est très forte ; les par­le­men­taires font régu­liè­re­ment par­tie des bureaux poli­tiques, on ne peut donc pas dire que leur influence se réduit à rien.

RN : Fina­le­ment, il y a deux déca­lages à expli­quer par rap­port à ces visions un peu sim­plistes, trop peu nuan­cées du posi­tion­ne­ment de chaque par­ti inté­gré dans un groupe com­mu­nau­taire. Il y a l’image publique, le posi­tion­ne­ment du par­ti et le posi­tion­ne­ment indi­vi­duel de ses par­le­men­taires, mais éga­le­ment leur image par rap­port à leur propre par­ti, de sorte que par­fois on peut s’étonner de cer­tains de vos résul­tats. On a tou­jours eu, par exemple, l’image d’un PS plus reven­di­ca­tif. Je crois que c’est le seul par­ti dans lequel cer­tains se disent que l’on peut aller jusqu’à tota­le­ment vider les com­pé­tences de l’État fédé­ral en faveur des enti­tés fédé­rées. Je m’explique dif­fi­ci­le­ment ces deux déca­lages, si ce n’est à se dire que l’on est tout le temps coin­cé par des moda­li­tés de fonc­tion­ne­ment, des pro­ces­sus de déci­sion, des pro­ces­sus ins­ti­tu­tion­nels qui empêchent d’émerger le vrai débat qu’il y a entre les par­tis, à l’intérieur des par­tis et dans la socié­té. Com­ment les par­le­men­taires vivent-ils tout cela ? Ne seraient-ils pas deman­deurs de plus de débats à l’intérieur de leur propre arène ou ne fau­drait-il pas un « G1000 des par­le­men­taires » ? La for­mu­la­tion est pro­vo­cante, mais on a l’impression qu’ils n’arrivent pas à s’exprimer.

DS : Tout cela repose effec­ti­ve­ment la ques­tion plus géné­rale du rôle du Par­le­ment en Bel­gique, ou plu­tôt de son manque de rôle. Notre vie par­le­men­taire, mar­quée par la par­ti­cra­tie, est assez sté­rile puisque les par­le­men­taires suivent la divi­sion majo­ri­té-oppo­si­tion. Quoique para­doxa­le­ment on n’ait jamais eu un Par­le­ment fédé­ral aus­si actif, aus­si libre en termes de nou­velle légis­la­tion que pen­dant la période sans gouvernement.

Mais si on regarde le Par­le­ment euro­péen, même s’il a plus de pou­voirs que dans le pas­sé, il peut être contour­né sur un nombre cru­cial de ques­tions. En Bel­gique le sys­tème est plus par­le­men­taire, le Par­le­ment est offi­ciel­le­ment plus fort, mais dans la pra­tique, on voit que c’est la direc­tion des par­tis qui domine. Bien sûr, on dit tou­jours que c’est néces­saire car sinon un pays conso­cia­tif comme la Bel­gique serait ingé­rable. C’est pro­ba­ble­ment vrai si l’on voit toutes les dif­fé­rences entre les par­le­men­taires, mais on pour­rait aus­si dire que s’ils avaient davan­tage de pou­voir, cela pour­rait démi­ner cer­tains conflits qui main­te­nant sont très sym­bo­liques, mais qui confortent l’impression de cli­vage Nord-Sud. Vu les nuances appor­tées à cer­tains points de vue qui semblent très rigides, cela pour­rait faci­li­ter la conclu­sion de com­pro­mis qui sont com­pli­qués par cette même rigidité.

RN : Encore faut-il que ces nuances qui sont expri­mées ano­ny­me­ment, indi­vi­duel­le­ment puissent s’exprimer même dans un débat, par­le­men­taire par exemple…

DS : S’ils étaient vrai­ment libres, je sup­pose qu’ils pour­raient dire dans les débats sur la réforme ce qu’ils disent dans notre questionnaire.

RN : Quelle a été votre plus grande sur­prise par rap­port à l’image que vous aviez du posi­tion­ne­ment des par­tis parlementaires ?

MR : Il y en a plu­sieurs cer­tai­ne­ment, même si l’on savait déjà grâce à un cer­tain nombre d’études que l’idée de deux groupes mono­li­thiques n’est pas tout à fait vraie. La situa­tion est tou­jours plus com­plexe. Lorsqu’on regarde le posi­tion­ne­ment des par­tis fla­mands sur la nature de la réforme avec l’échelle gra­duée de 0 à 10, on voit que nombre de par­le­men­taires vont à l’encontre de la ten­dance géné­rale en vou­lant un sta­tu­quo, voire une refé­dé­ra­li­sa­tion. Cette posi­tion est en oppo­si­tion avec le com­pro­mis fla­mand qui a été voté dans les réso­lu­tions du Par­le­ment fla­mand de 1999.

JD : Pour moi, ce n’était pas tel­le­ment une sur­prise, mais on a la chance de pou­voir regar­der les résul­tats à pos­té­rio­ri, après la réforme. Au moment où les par­le­men­taires ont répon­du, ils ne savaient pas encore vers où on allait, mais quand on regarde les résul­tats sachant qu’il y a eu une réforme, on com­prend qu’elle a pu concer­ner l’emploi, mais évi­dem­ment pas la défense natio­nale. On voit en fait que le consen­sus est dif­fi­cile par rap­port à la nature même de la réforme où l’on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une échelle de 1 à 10, ce qui est assez logique. On se rend compte que, y com­pris pour la N‑VA, il ne fal­lait pas défé­dé­ra­li­ser la défense, mais que, pour l’emploi, y com­pris pour le PS, on pou­vait lâcher du lest. Il est impos­sible de dis­cu­ter de cer­taines com­pé­tences alors que sur d’autres, on arrive à des com­pro­mis qui sont médians. Là, on se rend bien compte que l’on peut dis­cu­ter et négo­cier une réforme.

DS : Je n’étais pas extrê­me­ment sur­pris car comme je viens de l’expliquer, cela va aus­si dans le sens d’une vision plus nuan­cée que j’avais déjà sur la confron­ta­tion com­mu­nau­taire sur base de mes autres recherches et expé­riences, nuances que j’essaie d’introduire aus­si dans les ana­lyses que les médias me demandent. Ce qui n’est d’ailleurs pas tou­jours facile. Sur les pla­teaux télé­vi­sés fran­co­phones, on me demande par­fois « que veut la Flandre ?» ou pire l’on affirme « la Flandre veut ceci » et l’on me demande « pour­quoi ». J’ai par­fois ten­dance à répondre : si vous vou­lez une réponse à cette ques­tion, il fau­drait invi­ter La Flandre. Les médias contri­buent quand même for­te­ment à ren­for­cer ce cli­ché de Fla­mands et fran­co­phones que tout oppose. Même si je constate que para­doxa­le­ment la repré­sen­ta­tion d’une Flandre homo­gè­ne­ment sépa­ra­tiste a dimi­nué depuis le grand suc­cès de la N‑VA : on fait plus faci­le­ment la dif­fé­rence avec les autres par­tis flamands.

Néan­moins, j’étais quand même un peu sur­pris lorsque cer­tains par­le­men­taires répondent com­plè­te­ment dans le sens contraire de ce qui est consi­dé­ré comme le consen­sus dans leur Com­mu­nau­té. Certes, on peut se poser la ques­tion : « Pour­quoi ne le font-ils pas plus ouver­te­ment ?», ce qui nous ramène à la par­ti­cra­tie. C’est peut-être cet élé­ment-là qui est sur­pre­nant, que cela reste autant sous la surface.

RN : Com­ment ana­ly­sez-vous la posi­tion de par­tis fran­co­phones majo­ri­tai­re­ment, en tout cas les par­le­men­taires inter­ro­gés, par­ti­sans d’un centre de gra­vi­té qui soit plus du côté des enti­tés fédé­rées. Est-ce le fruit d’une évo­lu­tion, est-ce contraint et forcé ?

MR : C’est pro­ba­ble­ment le fruit d’une cer­taine évo­lu­tion ces der­nières années où cer­tains ont dû se dire que c’est une réa­li­té dont il faut tenir compte et que ce n’était pas une mau­vaise chose. C’est un vrai posi­tion­ne­ment dont ils sont convain­cus, mais ils se heurtent à une stra­té­gie com­mune qui a exis­té ces der­nières années, sur­tout pour des rai­sons financières.

RN : On voit que la cir­cons­crip­tion fédé­rale n’est pas l’antidote géné­ral. On voit qu’en dehors des par­tis éco­lo­gistes, éven­tuel­le­ment l’Open VLD et le SP.A, au PS et au CDH on est très prudent.

JD : Il faut d’abord dire que dans notre ques­tion­naire, la pro­po­si­tion de cir­cons­crip­tion fédé­rale fai­sait par­tie d’un choix mul­tiple avec dif­fé­rentes autres pistes de réformes par­le­men­taires et que les répon­dants ne pou­vaient choi­sir qu’une option. Cer­tains ont dès lors pré­fé­ré par­fois le recou­ple­ment des élec­tions régio­nales et fédé­rales à la cir­cons­crip­tion fédé­rale. Néan­moins, il y a une atti­tude presque schi­zo­phré­nique dans les réponses de cer­tains dépu­tés puisqu’il y a vrai­ment un consen­sus de la plu­part des répon­dants pour dire qu’effectivement cette divi­sion en deux arènes élec­to­rales bien sépa­rées — à part à BHV et jus­te­ment c’est le point de dis­corde —, est pro­blé­ma­tique et qu’elle pousse à la sur­en­chère. En même temps, la cir­cons­crip­tion fédé­rale n’est pas très sou­vent rete­nue comme option pré­fé­rée : on voit clai­re­ment les ten­dances qui se dégagent dans plu­sieurs par­tis ; ce n’est pas inno­cent, les inté­rêts élec­to­raux réap­pa­raissent ici pour empê­cher ce type de solu­tion élec­to­rale. À côté de la cir­cons­crip­tion fédé­rale, on les avait éga­le­ment son­dés sur les listes bilingues, sur toute une série de choses qui peuvent cas­ser cette dyna­mique de sépa­ra­tion élec­to­rale. Tout le monde est conscient du pro­blème, tout le monde accepte même de le signa­ler comme un des pro­blèmes majeurs de la crise, mais mal­gré tout, aucune solu­tion n’émerge.

DS : On peut aus­si être pour la simul­ta­néi­té des scru­tins et pour une cir­cons­crip­tion fédé­rale. Le SP.A est favo­rable à la simul­ta­néi­té des scru­tins, mais pas en faveur d’une cir­cons­crip­tion fédé­rale alors qu’à l’Open VLD, il y a en a autant qui choi­sissent la cir­cons­crip­tion fédé­rale plu­tôt que l’autre solu­tion qui est aus­si offi­ciel­le­ment la solu­tion du par­ti. Si l’on se base sur ces chiffres-ci, à contre­sens de ce que l’on pour­rait attendre, il y a plus de Groen ! qui sont d’accord que d’Écolo même si n’est que 6% ; MR et Open VLD, c’est presque la même chose, et il y a 20% de plus de SP.A que de PS. Là aus­si on voit que le cli­vage qui est par­fois pré­sen­té comme Nord-Sud, — ce sont les fran­co­phones qui veulent ça et les Fla­mands qui n’en veulent pas, les fran­co­phones étant les bons Belges et les Fla­mands les mau­vais —, n’est pas correct.

RN : Quelle struc­ture pour l’État basée sur des Régions ou des Com­mu­nau­tés…, ques­tion mise à l’agenda par Johan Vande Lanotte ? Est-ce que le débat récur­rent sur ces ques­tions ne consti­tue pas un des élé­ments de blo­cage parce que l’on ne sait pas vers où on peut aller, il faut réor­ga­ni­ser, rebattre les cartes, réor­ga­ni­ser l’État…

JD : On avait posé une ques­tion sur la pré­fé­rence des par­le­men­taires par rap­port à l’architecture du fédé­ra­lisme belge, et il y avait deux grandes pos­si­bi­li­tés. La pre­mière était de gar­der l’architecture actuelle basée sur deux types d’entités fédé­rées, trois Régions et trois Com­mu­nau­tés, la deuxième était d’avoir quatre Régions, les trois que nous connais­sons actuel­le­ment, avec la dis­pa­ri­tion des Com­mu­nau­tés, et la Com­mu­nau­té ger­ma­no­phone qui aurait alors un sta­tut de région. Et un des élé­ments que l’on peut rapi­de­ment reti­rer est que, à nou­veau, l’on ne peut pas dire qu’il y a une posi­tion fla­mande et une posi­tion fran­co­phone sur la ques­tion. Au sein de chaque groupe, on voit qu’il y a des dif­fé­rences très fortes. Tou­te­fois, en ce qui concerne les par­tis fla­mands, Groen ! et le SP.A se dégagent de manière dif­fé­rente, où on voit très majo­ri­tai­re­ment un choix pour quatre Régions avec 80% ; le CD&V, la N‑VA, l’Open VLD et le Vlaams Belang conser­ve­raient un sché­ma actuel avec trois Régions et trois Com­mu­nau­tés, avec pour l’Open VLD et le CD&V entre 60 et 65%, 53% pour le VB (le par­ti est un peu plus divisé).

Du côté fran­co­phone, de la même manière, divi­sion sans sur­prise des par­tis. Le FDF choi­sit un sché­ma avec trois Régions et trois Com­mu­nau­tés, ce qui est assez logique pour conser­ver le lien entre fran­co­phones. Le CDH opte éga­le­ment pour ce sché­ma. Au PS, le résul­tat est inté­res­sant et montre éga­le­ment le cli­vage entre régio­na­listes et com­mu­nau­ta­ristes sur la ques­tion ; 53% sont favo­rables à trois Régions et trois Com­mu­nau­tés. Du côté du MR et d’Écolo, on voit plus clai­re­ment un choix de quatre Régions avec 65% pour le MR et un peu plus de 75% pour Écolo.

RN : Si l’on se base sur ce que vous avez dit, les choses sur cette ques­tion sont tel­le­ment diver­si­fiées et inter­pé­né­trées qu’il n’y a pas de cli­vages Nord-Sud, à tel point que cela serait impos­sible d’en discuter.

MR : Impos­sible non, on pour­rait dis­cu­ter de tout.

RN : Ici, on a une diver­si­té de par­tis, mais si les son­dages devaient se confir­mer au nord du pays, le posi­tion­ne­ment des par­le­men­taires N‑VA qui est à chaque fois plus mar­qué que les autres, — hor­mis le VB, lais­sons-le en dehors du jeu pour l’instant —, va deve­nir ultra-domi­nant. Sur ces ques­tions, la N‑VA défend un sché­ma com­mu­nau­taire y com­pris à Bruxelles. Est-ce qu’à l’avenir cette diver­si­té que vous met­tez en évi­dence ici ne risque-t-elle pas de se réduire fortement ?

MR : Oui, d’ailleurs une des rai­sons pour les­quelles il y a un accord, c’est que la N‑VA ne l’a pas signé. Les chiffres le montrent, quand on retire la N‑VA et le FDF qui est le par­ti fran­co­phone le plus dif­fé­rent, il y a moyen de dis­cu­ter et d’avoir un accord.

DS : Il fal­lait choi­sir l’un des deux sché­mas, soit l’actuel, soit quatre Régions, et 64% des membres de la N‑VA choi­sissent un sché­ma trois Régions, trois Com­mu­nau­tés. La ques­tion n’était pas de choi­sir entre Com­mu­nau­tés et Régions. Il y a quand même 36% des par­le­men­taires N‑VA, ce qui n’est pas mal, qui veulent quatre Régions, cela nuance un peu la ques­tion. Et ce qui est clair, et là on entre plus dans l’analyse du posi­tion­ne­ment des diri­geants des par­tis, c’est qu’il y a une évo­lu­tion dans le mou­ve­ment fla­mand en géné­ral, et dans la N‑VA en par­ti­cu­lier, sur le lien entre Bruxelles et la Flandre.

RN : Pou­vez-vous détailler ?

DS : Il y a trois posi­tions. La pre­mière, qui reste la posi­tion clas­sique du mou­ve­ment fla­mand : « La Flandre ne lâche pas Bruxelles », sa capi­tale. Dans le sché­ma belge, Bruxelles est alors gérée lar­ge­ment par les Com­mu­nau­tés qui doivent être les enti­tés fédé­rées les plus impor­tantes. Dans le scé­na­rio d’une scis­sion ou d’une Bel­gique « confé­dé­rale », Bruxelles serait alors gou­ver­née par les deux autres grandes enti­tés. La deuxième option semble être deve­nue plus popu­laire ces der­nières années, notam­ment chez ceux qui ont pris part aux négo­cia­tions comme Bart De Wever et qui com­prennent aus­si quelles sont les pos­si­bi­li­tés et les évo­lu­tions poli­tiques. Ceux-là se disent que si l’on veut aller vers l’indépendance ou vers une auto­no­mie extrê­me­ment pous­sée, il fau­dra, la mort dans l’âme, lâcher Bruxelles. On sait bien que le mou­ve­ment fla­mand n’a jamais été très prag­ma­tique, mais même là il réa­lise que la Flandre indé­pen­dante avec Bruxelles n’est pas très réa­liste. La ten­dance sem­blait aller dans cette direc­tion, mais cer­tains ténors s’y opposent et aujourd’hui cela ne semble plus du tout aus­si évident. Et puis il y aurait une troi­sième caté­go­rie plus mar­gi­nale qui semble dire que, même si c’est pos­sible de créer une Flandre indé­pen­dante avec Bruxelles, c’est une mau­vaise idée car on a « per­du » Bruxelles depuis long­temps : ce n’est mal­heu­reu­se­ment plus une ville fla­mande. Si elle devient la capi­tale d’une Flandre indé­pen­dante, cette Flandre devien­dra la Bel­gique. Il fau­dra don­ner des droits aux fran­co­phones. Sans comp­ter tous les pro­blèmes bruxel­lois et le grand nombre d’allochtones. Et les seuls Fla­mands qui res­tent à Bruxelles ne forment pas vrai­ment le public pri­vi­lé­gié des natio­na­listes fla­mands non plus. Pour le dire de manière cari­ca­tu­rale, ce sont tous des homo­sexuels cos­mo­po­lites de la rue Dan­saert qui votent à gauche.

RN : Ce sont ces deux der­nières posi­tions qui ali­men­te­raient le sché­ma quatre Régions ?

DS : À quatre ou… c’est encore une autre ques­tion, si on va vers une indé­pen­dance, Bruxelles ne pour­rait pas vrai­ment sur­vivre seule. Si l’on va vers des options confédéralistes…

RN : Même fédé­ra­listes, fédé­ra­lisme à quatre Régions…

DS : Pour quelqu’un comme Bart De Wever, le prix à payer pour lâcher Bruxelles, sera d’aller vrai­ment vers beau­coup plus d’autonomie et au moins vers ce qu’il appelle le confé­dé­ra­lisme. Mais j’ai un pro­blème avec l’utilisation du mot confé­dé­ra­tion. Il y a une défi­ni­tion juri­dique claire, accep­tée inter­na­tio­na­le­ment : ce sont des États indé­pen­dants qui signent un trai­té pour exer­cer cer­taines com­pé­tences limi­tées ensemble. Mais ce n’est pas la défi­ni­tion du mot dans la pra­tique poli­tique Belge. Là, cela devient très flou et c’est uti­li­sé pour des rai­sons lar­ge­ment stra­té­giques. D’un côté, il y a la N‑VA, qui sur la base de l’article pre­mier de ses sta­tuts et de cer­taines décla­ra­tions de ses lea­deurs, reste quand même sépa­ra­tiste, mais qui sait aus­si que cette option n’est pas sou­te­nue par une grande majo­ri­té de l’opinion publique fla­mande et qu’elle peut effrayer l’électeur poten­tiel. Donc on uti­lise le concept plus « mou », moins révo­lu­tion­naire du confé­dé­ra­lisme. Et de l’autre côté, il y avait des par­tis comme le CD&V qui sont pour un fédé­ra­lisme, mais avec beau­coup plus d’autonomie, qui uti­lisent le confé­dé­ra­lisme pour la rai­son inverse, parce que cela sonne jus­te­ment plus révo­lu­tion­naire, plus « mus­clé », cer­tai­ne­ment à un moment où ils devaient ren­for­cer leur image dans l’opposition. Le pro­blème est que si l’on veut mener un vrai débat sur le futur du pays, il faut uti­li­ser des concepts avec des défi­ni­tions claires et géné­ra­le­ment accep­tées. Si je com­mence à me réfé­rer à la table en uti­li­sant le mot chaise, vous n’allez plus me com­prendre, c’est la même chose si l’on veut le fédé­ra­lisme ou le sépa­ra­tisme et qu’on uti­lise confé­dé­ra­lisme. On ne peut pas mener un débat clair et sérieux.

Récem­ment un repré­sen­tant du réseau d’entreprises fla­mand, le Voka, se disait pour le confé­dé­ra­lisme. Mais quand on demande s’il est alors pour la scis­sion de la sécu­ri­té sociale, il dit non. Tan­dis que dans les faits, cela semble quand même au moins reve­nir à cela, ce fameux confédéralisme.

RN : Quand on regarde cette négo­cia­tion ins­ti­tu­tion­nelle depuis quinze ans, quand on voit les réso­lu­tions du Par­le­ment fla­mand de 1999, il faut com­mu­nau­ta­ri­ser les soins de san­té. Or on voit bien qu’il y a un prin­cipe de réa­li­té qui s’impose aux par­tis fla­mands qui fait que les trans­ferts inter­per­son­nels de la sécu­ri­té sociale ne sont pas remis en ques­tion, à part les allo­ca­tions fami­liales les seules où c’est appli­cable. Il est pra­ti­que­ment impos­sible de scin­der la sécu­ri­té sociale, cela serait même contre­pro­duc­tif pour la Flandre. Est-ce que ce débat se mani­feste dans le posi­tion­ne­ment des par­le­men­taires fla­mands ou pas ?

DS : Je crois que pour les vrais natio­na­listes, la scis­sion de la sécu­ri­té sociale est impor­tante puisqu’il s’agit là du cercle de soli­da­ri­té que l’on défi­nit. On voit cela aus­si chez d’autres mou­ve­ments et par­tis natio­na­listes dans d’autres pays fédé­raux. Puisque la sécu­ri­té sociale, la poli­tique sociale, est sym­bo­li­que­ment impor­tante, les natio­na­listes ne vont pas chan­ger d’avis sur cette question.

Aujourd’hui, dans l’accord actuel sur la sixième réforme de l’État, l’on voit déjà les pre­miers pas vers une défé­dé­ra­li­sa­tion de la sécu­ri­té sociale avec la scis­sion des allo­ca­tions fami­liales, même si le finan­ce­ment reste lar­ge­ment fédé­ral. Ce qui est inté­res­sant aus­si, c’est qu’on voit offi­ciel­le­ment une com­mu­nau­ta­ri­sa­tion de cette matière, mais qui est dans les faits une régio­na­li­sa­tion, puisqu’à Bruxelles, la com­pé­tence va à la Com­mis­sion com­mu­nau­taire com­mune et qu’il y aura donc un sys­tème d’allocations fami­liales à Bruxelles. Là, notam­ment le CD&V s’est retrou­vé face à un grand pro­blème, parce que c’était sur­tout lui qui vou­lait his­to­ri­que­ment scin­der les allo­ca­tions fami­liales, alors que ce n’était pas vrai­ment une prio­ri­té pour l’Open VLD par exemple. Mais le CD&V était dans les négo­cia­tions aus­si le par­ti qui vou­lait le plus for­te­ment gar­der le lien entre Flandre et Bruxelles, et donc une scis­sion des allo­ca­tions fami­liales basée sur les Com­mu­nau­tés qui seraient actives à Bruxelles avec leur propre sys­tème. Mais ces deux posi­tions n’étaient pas poli­ti­que­ment conci­liables, la plu­part des autres par­tis sou­te­nant une scis­sion sur la base régio­nale. Ce qui fina­le­ment a fait que le CD&V pré­fé­rait lais­ser les allo­ca­tions fami­liales au fédé­ral. L’ironie est que c’est le SP.A et le VLD qui ont insis­té pour régio­na­li­ser. Notam­ment Alexan­der De Croo, qui n’était ini­tia­le­ment pas pour cette scis­sion, qui fina­le­ment a convain­cu Wou­ter Beke de le faire car les allo­ca­tions fami­liales repré­sentent quand même 5 mil­liards d’euros. Alexan­der De Croo vou­lait pou­voir dire au petit matin devant les camé­ras après la conclu­sion de l’accord que c’était la plus grande réforme de l’État du monde, car il avait peur que Bart De Wever puisse dire « quand j’étais là, c’était encore 16milliards et main­te­nant vous voyez ce qu’ils ont fait…». Ce qui est un mau­vais cal­cul, car que l’on scinde ou pas les allo­ca­tions fami­liales, cela ne va pas faire une voix de plus ou de moins pour la N‑VA, et Bart De Wever trou­ve­ra bien un autre argu­ment, il dira que ce n’est pas une vraie scis­sion, que l’on ne peut rien faire avec la com­pé­tence… C’est donc en par­tie pour de mau­vaises ana­lyses stra­té­giques que l’on va orga­ni­ser cette scis­sion dont la plus-value n’est pas claire. En plus, cela va être une opé­ra­tion extrê­me­ment longue et com­pli­quée. La com­mis­sion com­mu­nau­taire com­mune n’est d’ailleurs pas du tout adap­tée à cela. Ce sera inté­res­sant d’observer com­ment se déve­lop­pe­ra l’autonomie bruxel­loise sur cette ques­tion les pro­chaines années.

Entre­tien réa­li­sé par Donat Car­lier et Benoît Lechat

Jérémy Dodeigne


Auteur

Min Reuchamps


Auteur

Dave Sinardet


Auteur